26 mai 2021

La danse de l’Esprit 50.5.2


« Tenter de penser Dieu dans l’horizon de la liberté ne veut pas dire spéculer abstraitement sur Dieu, mais écouter concrètement dans le monde si et où se trouvent les traces de la révélation libre de Dieu et comprendre dans la lumière de ces traces la réalité de façon nouvelle comme espace de liberté, comme histoire » (1)


Je retombe sur cette citation de Kasper mise en exergue en première page de l’un de mes livres (2).


Alors que nous sombrons souvent dans le pessimisme et la peur de voir ce à quoi nous tenons s’effondrer, il faut garder en soi cette « petite espérance » (3) farouche qui sait discerner où travaille l’Esprit. 


« L’Église ne peut signifier à l’extérieur que ce qu’elle vit à l’intérieur. (...). L’Église sera plus modeste et humble (...)  On risque le prosélytisme quand l’annonce de l’Évangile se fait sans respect de l’autre, avec le seul souci de recruter comme cela s’est passé parfois avec certaines communautés nouvelles. C’est l’amitié qui évangélise. La rencontre a du sens en elle-même : ce n’est pas une tactique missionnaire. Je voudrais que les personnes en contact avec l’Église soient bien accueillies, respectées, écoutées, sans jugement. N’oublions pas qu’il y a ce que je peux faire et ce que Dieu fait : je peux témoigner, rencontrer, être ce que je suis, mais je ne peux pas donner la foi à un autre. C’est le Seigneur. L’Esprit Saint est à l’œuvre et Il ne dépend pas de l’expansion de l’Église. » (3)


Ce petit témoignage d’un grand homme paru récemment mérite un détour. Contemplation qui jaillit d’une phrase et nous fait aimer ce grand corps malade où l’Esprit continue d’agir à sa manière en suscitant parfois de beaux fruits.


Nous contemplons aujourd’hui le cœur de Notre Seigneur. Il n’en coule pas toujours l’eau vive et pure que nous attendions, ce fameux rêve d’Ézéchiel 47 que nous contemplons le soir de Pâques, mais un geyser de sang et d’eau mêlée, de souffrance et de joie, de peines et de bonheur. Sachons retrouver l’espérance.


« Tout discours sur Dieu ne peut être, à mon sens, qu’une contemplation. 

Une affirmation serait réduction. 

Une contemplation peut être comprise comme la mise en résonance de ces traces de l’indicible qui nous parviennent d’ailleurs et dont nous devenons passeurs par nos écrits, nos actes, et nos paroles… »(5)


(1) “Walter Kasper, in Le Dieu des chrétiens, p. 155

(2) L’amphore et le fleuve, une contemplation des dons de Dieu, sur une idée première de saint Bonaventure

(3) Charles Péguy, le porche de la troisième vertu

(4) Card. Joseph de Kesel, La Croix du 28/5, une belle affirmation qui rentre en écho avec ma Pastorale du Seuil et ce beau texte de Rondet souvent cité ici…

(5) L’amphore et le fleuve p.2

https://kobo.com/fr-FR/ebook/l-amphore-et-le-fleuve

24 mai 2021

Trinité et danse 50.4.2

 Trinité et danse 50.4.2

Comme annoncé voici une longue suite au billet précédent qui ne faisait qu’effleurer le sujet….

Danse tragique 

« Si l’on prend en compte l’humanité pleine et entière du Fils, il semble que l’on ne peut effacer la douleur, au risque de faire de l’expérience de la Croix un simulacre, loin de notre propre expérience de la souffrance. Dans le ballet tragique qui se joue ici, Jésus n’est pas, comme le souligne Hans Urs von Balthasar dans sa Dramatique divine, un acteur d’une scène de théâtre. Il vit, souffre et meurt, comme l’ont fait et le feront tant d’hommes. Ce qui se joue sur la Croix est donc au cœur de notre humanité, de notre économie(2). La danse tragique d’un Dieu qui vient habiter notre chair va jusqu’à éprouver à nos côtés le tourment, jusqu’au sentiment d’abandon qui lui est caractéristique(3). Dans la danse, le Fils n’a « pas oublié une passe », il a été flagellé sous les ordres de Pilate, crucifié. Il a souffert la Passion.

Et pourtant – c’est l’espérance de notre foi – nous croyons qu’au-delà de cette humanité blessée et compatissante du Fils qui meurt sur la Croix pour accompagner l’homme jusqu’au bout de ses souffrances, le Fils de l’homme n’était pas seul, même s’il a pu être privé, comme le seront tant d’hommes, de ce secours d’un Dieu compatissant.

La danse tragique du Père, son rôle pré-décidé pourrait être, comme le pensent certains, de ne rien dire tout en ressentant dans sa tendresse de Père le gouffre de cette souffrance de l’être aimé. D’une certaine manière, on peut affirmer, à leurs côtés, que si Dieu n’était pas atteint par la mort du Fils, alors il ne pourrait être ce Dieu d’amour, il ne pourrait être Père [et Mère]. Un Père peut-il voir son enfant mourir sans être pris aux entrailles ? Le terme n’est d’ailleurs pas nouveau. On trouve souvent cette compassion de Dieu dans des textes plus anciens. Jusqu’à y mêler la notion de paternité et de maternité.

Ils ont déjà conduit Dieu à entrer dans la danse, comme en Exode 3, où Dieu se révèle dans le buisson ardent pour exprimer la tendresse d’un Père qui souffre de voir ses fils réduits à l’esclavage (4)

Entre le Fils et le Père, apparaît aussi, plus que jamais, la force de l’Esprit. Elle se manifeste dans ce soutien du Fils, dans cette force qui lui permet d’avancer et de dire « Me voici ». Comment un homme aurait-il pu faire le pas, entrer dans la danse, sans cette force d’amour qui inondait le Fils et lui faisait prendre conscience de la musique du Père ? Comment qualifier l’Esprit ? Musique intérieure, force de vie quand la mort emplit l’homme de son ombre ? C’est le mystère de Dieu. Mais nous le sentons bien, là où Pierre, comme tout homme, aurait reculé, le Christ est habité d’autre chose, de ce lien qui fait de lui un homme et aussi plus qu’un homme, un homme de Dieu, un Fils.


Arrêtons-nous un peu. Prenons de la distance sur ce qui se joue dans cet instant sublime. Ne voit-on pas, ici, plus qu’ailleurs, les pas d’une danse tragique, dont la musique était conçue dans le sein du Père de toute éternité, mais qui attendait l’Heure, ce temps sublime, où les danseurs étaient prêts à exécuter leurs mouvements, en toute liberté, pour révéler au monde la danse d’un Dieu amour en trois personnes ?


Le danger, porté par une vision platonicienne d’un Dieu qui est loin des hommes est de croire que la Trinité des personnes divines est un vase clos, fermé sur lui-même. Ce n’est pas la révélation du Dieu biblique. Bien au contraire, ce qui nous est révélé est un Dieu qui intervient humblement dans l’histoire. Au-delà de la fidélité immuable de Dieu, le mouvement des personnes divines va ainsi jusqu’à être source d’un débordement, d’un jaillissement. Au sein même du ballet tragique qui se joue, au cœur même de la danse trinitaire, Dieu se donne et s’étend, ne se limite pas… Il tend vers plus… Alors du cœur transpercé jaillit ce qui reposait caché au sein même du Fils, un jet de sang et d’eau, de vie partagée et redonnée, un fleuve immense qui invite à la danse…


Croix et résurrection – une clé de lecture


Sur ce sujet, le théologien Joseph Moingt (5) nous invite à percevoir en quoi ce sommet de la révélation n’est que la phase visible d’un long processus complexe qui ne se réduit pas la seule préexistence de l’homme Jésus, mais s’étend dans ce que je qualifierais, à l’écoute de ses mots, comme une danse plus vaste, la danse préliminaire du Dieu trinitaire, c’est-à-dire un jeu sublime où Dieu n’a cessé de danser vers la Croix et la Résurrection. Il nous faut, pour cela, faire marche arrière, remonter dans le temps, pour percevoir ces traces multiples du Verbe, c’est-à-dire tous ces lieux où les mouvements de Dieu ne se réduisent pas à un Dieu lointain, un Dieu bien connu, mais plutôt aux pas de Dieu vers l’homme.

Comme les apôtres qui depuis le tombeau vide sont face au grand saut de la foi, nous sommes invités à creuser ce qui dans notre histoire est « trace » de la danse de Dieu. 

Cela passe, pour les premiers disciples de Jésus, à l’image des compagnons d’Emmaüs, par un long travail de compréhension des écritures, sous l’éclairage de ce prisme nouveau. La clé de la lecture de l’action de Dieu dans le monde, comme dans nos vies, est dévoilée dans la croix et la résurrection. C’est forts de cette découverte que nous devons revenir sur nos pas, comprendre le passé à la lumière de ce dévoilement fragile donné dans la Passion.

« Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? " Et commençant par Moïse et (continuant) par tous les prophètes, il leur expliqua, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. » Luc 24, 26-27

C’est ce travail de « retour arrière » que je vous invite à parcourir avec, comme clé, cette vision des mouvements de Dieu, cette danse où le Père s’efface pour laisser le Fils être lui-même mourant, afin que l’Esprit agisse…


La danse préliminaire

La première vision rétrospective est celle des mouvements du Fils vers l’homme. Il nous a fallu contempler dans un lent ralenti arrière ce que nous avons tendance à lire chronologiquement. La dernière image donnée sur la croix, nous l’avons noté(6), est le « j’ai soif », qui exprime, ces multiples facettes, cette danse inouïe de Dieu vers l’homme. On peut y voir le cri du supplicié, mais nous avons souligné aussi, entre-les-lignes, le « j’ai soif de toi » qui transparaît, quand nous reculons dans le temps et contemplons le Fils à genoux devant Pierre et Judas (Jn 13), alors même que l’un et l’autre vont renier leur amour. Ici s’éclaire la danse fragile de celui qui aime et qui invite, par le comble d’une faiblesse, et d’un agenouillement, l’homme à danser les pas de Dieu.

Cette danse n’est pas moins tragique que celle de la Croix. Elle est celle d’un fils qui sait combien ceux qu’il aime refuseront de danser, mais qui n’en effectue pas moins les pas, parce que si l’homme ne danse pas, Dieu ne cesse de danser. La musique de l’amour n’a de cesse de résonner aux oreilles du Fils. En cela, il danse avec le Père qui « ne veu[t] pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (cf. Ez 18, 21). Il rejette tout jugement pour n’être qu’amour et compassion.

Dans la tête de Pierre, qui ne sait pas où conduisent les pas de Jésus, le geste du lavement des pieds n’a pas de sens. C’est pourquoi il le refuse d’abord. Ce n’est qu’éclairé par la Croix que le lecteur pourra comprendre à la fois ce qui s’est joué et le refus du disciple. C’est pourquoi, sans le savoir, notre lecture est une lecture en « marche arrière »…

Continuons notre remontée dans le temps. Nous avons vu Marie de Béthanie qui a compris la danse et qui s’est agenouillée devant l’homme-Dieu. À ses côtés, Judas ne veut pas danser. Il juge et critique, évalue le poids du parfum et pense à une autre « économie »…

Plus en amont, nous avons vu le Fils qui s’est agenouillé par deux fois devant la femme adultère. Danse sublime de Jésus qui refuse le quadrille des pharisiens au profit d’une invitation à l’amour plus vaste, plus ouverte. Il s’abaisse et se relève avant d’inviter l’homme à danser la danse de Dieu en oubliant celle des hommes : « va et ne pêche plus ». Quelle musique sublime n’a éveillé chez nous un air plus symphonique que cette confiance renouvelée dans l’homme ? Elle résonne avec la danse du père qui court enlacer le fils prodigue, elle s’anime à l’image d’un Jésus que l’on pourrait imaginer, dans la même lancée, comme descendant en courant la colline jusqu’à Jéricho pour venir danser avec Zachée : Descendre à Jéricho, nous l’avons noté chez les Pères de l'Église, c’est, à l’inverse de la montée vers Jérusalem, une descente vers le monde.

Continuons notre mouvement inversé. Nous avons vu Jésus à l’heure la plus chaude. La Samaritaine qui n’ose plus danser avec les hommes, près du puits des amours d’antan, a reçu une invitation amoureuse. « J’ai envie de danser avec toi » peut-on entendre à travers les lignes dans ce « donne-moi à boire ». Et oubliant les convenances, la voici qui danse de joie, va chercher ceux mêmes qu’elle fuyait à l’heure la plus chaude, pour les inviter à la danse.

Reculons encore. Nicodème ne vient pas à l’heure du jour, mais à l’heure de la nuit. Il n’a pas encore entendu la musique de Dieu. Jésus l’invite pourtant à l’incroyable mouvement intérieur qui consiste à laisser les pas des hommes pour une musique nouvelle. Viens danser les pas de Dieu… Si tu ne meurs pas, tu ne pourras valser dans l’amour éternel…


Danse baptismale

Chez les synoptiques, le récit du baptême, met en lumière, là encore, les pas invisibles. Le fils s’enfonce dans l’eau de la mort, à la suite de l’humanité blessée. Alors le Père se manifeste comme présent, dans la danse de la colombe, symbole imagé, mais expressif de cette symphonie trinitaire. Ce signe pourrait paraître surfait en lecture avant. En lecture arrière, il se lit comme une répétition de la danse tragique. Éclairé par la Mort, il devient signe de vie et de renaissance. En plongeant dans l’eau du Jourdain, Jésus s’enfonce symboliquement dans la mort. L’eau profonde est symbole des ténèbres pour les juifs. Pourquoi le Fils de Dieu accepte-t-il d’y pénétrer ? Sans notre clé de lecture, le texte n’est qu’un récit imagé. À la lumière de la croix et de la résurrection, c’est la danse des trois Personnes qui apparaît ici révélée.

On rejoint d’ailleurs d’autres symboliques de l’Évangile. Ce sera ainsi les pas dansants de l’homme-Dieu sur le lac de la mort. Ce peut être aussi ce repas partagé, où le Corps est distribué, partagé au monde. Dieu nous invite à une danse nouvelle. Le baptême est l’apprentissage de ce premier pas de deux…


La danse de la naissance

Dans la poésie de Luc ou de Matthieu, la danse peut alors prendre forme dans la contemplation de ce fils nouveau-né, signe de l’amour du Père. À la différence de Marc ou de Jean, ils iront plus loin dans leur « parcours arrière ». Chez Luc, on notera le tressaillement de Jean-Baptiste au sein d’Élisabeth, à la venue de son cousin, comme l’illustration d’une valse particulière, celle du don de Dieu qui s’est fait chair et auquel l’Esprit répond par un tressaillement d’allégresse.

Et dans la joie de cette contemplation, on peut comprendre comment les deux évangélistes veulent inviter à danser les bergers ou les mages. Car rien n’est plus sublime, à la lumière glorieuse de la Croix, que ce mystère d’un enfant qui va naître. Pour eux, dès la naissance, se révèle la symphonie de Dieu.

La danse du verbe et de l'esprit

Le chemin arrière peut être poursuivi. Peut-être avec moins de clarté dans une lecture littérale. L’Ancien Testament est rempli de ces mouvements de Dieu vers l’homme. L’étude des théophanies dévoile les pas de danse, souvent présentés en variations symphoniques d’un style littéraire défini. Doit-on y voir les traces spécifiques du Verbe ou de l’Esprit ? Il me semble que le plus simple et, probablement, le moins « dangereux » théologiquement, est de saisir, un peu comme le sous-entend J. Moingt, qu’il s’agit d’une série de mouvements où l’unité de Dieu prime sur la différence. Ce qui se révèle dans le « Malak », cet ange qui apparaît avant chaque manifestation de Dieu dans l’Ancien Testament, ou même dans le récit imagé des trois visiteurs de Mambré, c’est qu’il n’y a pas ici un Dieu « bien connu » au sens d’un monstre impassible et froid, mais la perception par un peuple, de la danse de Dieu vers l’homme, une succession de rencontre et d’agenouillements croisés entre l’homme et Dieu.

Arrêtons-nous par exemple sur ces chefs d’œuvre littéraire de l’Exode. La lecture littérale du buisson ardent nous introduit déjà à une danse, celle de Moïse qui « retire ses sandales ». La relecture, en « marche arrière » depuis la Croix, comme a pu la faire déjà Grégoire de Nysse dans sa Vie de Moïse, nous fait apercevoir, dans la danse du feu sur le buisson-ardent, les traces d’un Christ qui meurt, sans consumer le buisson, c’est-à-dire qui demeure Fils. La mort n’aura pas de prise sur l’homme-Dieu.

On perçoit alors que la danse de l’homme vers Dieu se fait devant celle de Dieu vers l’homme et notre contemplation ne peut alors se contenter d’un mouvement arrière, elle doit faire des « allers et retours » entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, entre toutes les danses de l’homme et tout ce qui transparaît de la danse trinitaire.

Cette compréhension était cachée par le voile des hommes. Il nous fallait cette clé de lecture particulière du Fils et de l’Esprit. Comme l’affirmait déjà Origène : « Avant la venue du Christ, la loi et les prophètes ne contenaient pas l’annonce qui implique la définition du mot évangile. [Avec le Christ] (...) "un peu de levain fait lever la pâte" (Ga 5, 9). Car, enlevant le voile (2 Co 3, 15) qui recouvrait la loi et les prophètes, Il montra le caractère divin de toutes les Écritures ».

Cela n’empêche pas les apôtres et, à leur suite, les Pères de l'Église de chercher à saisir la présence et la danse des personnes divines dans l’Écriture. Ainsi pour Paul, la marche des Hébreux au désert était-elle accompagnée par le Christ : « Un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher c’était le Christ » (1 Co 10, 1-4), alors que Grégoire de Nysse confirmera plus tard ce que Luc affirmait déjà en Lc 1 : la nuée, c’était « la grâce de l’Esprit-Saint »

Au bout du voyage peut-on voir la danse du vent sur les eaux ? Au-dessus du Tohu wâbohû, de ce chaos originel, l’Esprit plane et imprime déjà sur l’eau froide les rides d’une danse, un entre-les-lignes où Dieu se révèle.

On peut alors contempler soudain, comme si un voile s’était déchiré, que la création même de Dieu serait un agenouillement devant l’homme. Un don où, pour reprendre les termes de J.L. Marion, le donateur s’efface et disparaît.

C’était déjà l’affirmation de Fairbairn, en 1894, qui n’approuvait pas l’idée que la kénose divine ne devienne évidente que dans l’Incarnation. Cela pouvait trop facilement « suggérer [pour lui] deux types de Dieu différents. Au lieu de cela, [Faibairn] insiste sur le fait que la création elle-même montre un modèle similaire, Dieu faisant place à ce qu’il crée ».

Le sens de ce travail de relecture n’est donc pas anodin. Il rejoint aussi celui des Pères de l'Église qui n’ont eu de cesse de retraverser l’Écriture, à la recherche de ces traces. Nous devons écouter ces lectures spirituelles, ces méditations, qui prennent distance sur l’histoire et ne cessent de mêler le passé avec la révélation du Christ, comme des invitations à la contemplation de la danse de Dieu dans nos vies…


2ème Mouvement

1er pas – Étienne

Nous avons fait un long chemin vers le passé. Voyons maintenant comment la danse rythme le mouvement du monde après la révélation finale. On peut commencer par l’allégresse d’Étienne, qui au soir de son supplice apparaît comme le premier danseur à la suite du Christ. Il voit les cieux s’ouvrir et la symphonie de Dieu emplit déjà son cœur. À cette union mystique, une invitation est faite. Elle plane sur l’entourage, s’efface comme une parcelle infime jusqu’à pénétrer dans le jeune homme qui garde les vêtements des persécuteurs. Son nom est Saul.


2ème pas – Paul

Au départ, il ne dansera pas la danse de Dieu, mais celle des hommes. N’y a-t-il pas pour nous ici un chemin d’espérance ? Celui qui était persécuteur est devenu apôtre. Il a reçu en lui cet ineffable appel, comme le feront tant d’autres. « Je suis celui que tu persécutes… » Viens plutôt danser avec moi…

Alors, celui que l’on croyait voué à la mort devient le fou de Dieu. Ce qui était scandale pour l’homme, il en a fait sa joie.


Les pas de l'Église

Il serait présomptueux de continuer ainsi à décrypter ce qui reste de l’ordre du mystère. La danse à laquelle nous invite Dieu est celle de l’amour. Elle n’exclut personne et pourtant, nous restons souvent sur le bord.

L’une des plus belles images de cette invitation à la danse, peut-être le mystère de l’Eucharistie, où cette table de la Parole et de la chair partagée peut être comprise comme l’invitation symbolique faite aux fidèles d’entrer dans la communion trinitaire. À la suite de Maxime le Confesseur, on peut entrer dans cette vision d’une Église qui s’ordonne autour du Christ.

Réduire l’eucharistie à la seule présence du Fils serait en effet en réduire le sens. Ce qui se joue, dans ce « faire mémoire », c’est la participation de l’humanité aux noces de l’Agneau, c’est-à-dire une invitation à entrer dans la danse des noces éternelles.

On peut simuler la danse, comme nous l’avons vu plus haut, à propos du lavement des pieds, où « danser sur les places » en allant jusqu’à cirer les chaussures de ceux qui les cirent…

Par sa Croix, Jésus nous a livré le sang et l’eau mêlés, symboles naissants d’un Esprit qui vient habiter en nous comme le fait le Corps partagé. N’est-ce pas à la danse trinitaire que nous sommes finalement conviés ?

Reprenons à ce sujet une belle image de J. Moingt : « Le Verbe s'éloigne du Père : il lui devient étranger. La même parole qui engendre le Verbe le sépare du Père, le tient à distance de lui, et cette distanciation est l'acte même de faire advenir autre chose entre eux. Rien ne peut s'interposer entre eux que du rien, rien de plein, rien qui soit quelque chose, seulement du néant, du vide, mais ce vide est infini, qui s'insinue dans la déchirure de l'être infini ; produit par l'éloignement du Verbe il n’est pas absolument rien, mais capacité de recevoir, suscitée et creusée par l'invitation que le Père adresse au Verbe à faire advenir de l'autre, de telle sorte que ce vide est aussitôt rempli par l’Esprit-Saint, qui est l'indéchirable communion du Père et du Verbe. L'Esprit remplit ce vide de la même manière qu’il circule entre eux deux et par l'acte même de les faire communiquer, (...) qui est d'être l'unité dans l'altérité : il prend dans le Verbe le désir que le Père y a mis de communiquer son bien (Jn 16,15) à d'autres êtres possibles, à des êtres que la liberté du Verbe de devenir autre est en puissance de faire advenir, et sollicité par le vide qui gémit de n'être rien de ce qu'il pourrait être (Rm 8, 22), l'Esprit se répand en lui en semence de vie : il rend effectif le partage de vie que rend possible (...) l'acte de se vider de son égalité avec le Père (Ph 2, 6), pour enrichir d'autres êtres de sa pauvreté (2 Co 8, 9), pour laisser se répandre en eux l'amour du Père en devenant lui-même ce rien qu'il appelle à exister de surcroît par participation à sa propre vie ».

Plus loin, il nous parle de la pleine « liberté et gratuité de donner et de recevoir » qui caractérise cet amour de Dieu. N’est-ce pas, au-delà de toutes les théologies d’un Dieu distant, le cœur de notre foi, que de croire en cet amour donné et partagé, comme dans une danse ?

« C'est la circulation de l'amour, de la béatitude et de la gloire (…) entre les Personnes divines qui se fait par l'excès même de ce qui se communique de la Trinité dans l'homme ».

Dans l’idéal, cette danse pourrait être vivante dans l'Église. Dans les faits, elle ne reste qu’une direction à suivre, un chemin… Ce décalage entre l'Église réelle et l'Église idéale a son équivalent entre notre désir de danser et notre capacité à rejoindre les pas de Dieu.


(1) Extrait de ma « danse trinitaire »

(2) cf. notamment le traité rahnérien sur la Trinité 

(3) voir sur ce point la théologie d’Adrienne von Speier et son écho dans la Dramatique divine d’ Hans Urs von Balthasar 

(4) voir mes essais et notamment Pédagogie divine

(5) cf. notamment Joseph Moingt, Dieu qui vient à l’homme, t. 2 p.196 sq

(6) cf. mes développements in « A genoux devant l’homme » également disponible gratuitement sur Kobo.com

23 mai 2021

Trinité et danse 50.4.1

Certains semble découvrir cette notion de danse que j’évoque à propos de la Trinité alors que je ne fais que commenter cela depuis plus d’un an sur RT. Il me faut peut-être reprendre depuis le début cette invitation à la danse qui nourrit depuis 30 ans mes lectures pastorales et ses 17 tomes. Je crois que tout est né dans la contemplation par mon frère jésuite de Jean 8… qui n’a cessé de m’inspirer. 

En voici une nouvelle manducation (1) :  


« Jésus s'en alla sur la montagne des Oliviers. » Jn 8,1.


Que nous dit l’évangéliste ? Il y a là, d’abord, montée de Jésus. À l’inverse d’une descente à Jéricho – vers le monde – ici le Fils se tourne vers le Père. Il monte vers une certitude, non comme une affirmation mais comme vers une source et un appel. Sa montée est prière et interrogation. Vers quoi monte-t-il ?

Est-ce que le mont des Oliviers serait plus élevé que le temple ? Le fait est qu’il le domine et l’on peut se demander si cette comparaison implicite ne nous introduit pas à quelque chose, ne nous alerte pas à une différence de hauteur. Il y a le temple bâti de mains d’hommes, pis-aller que Dieu n’habite qu’à reculons, si l’on en croit le livre de Samuel [on pourrait dire cela de nos églises:-)] et cette montagne qui sera celle de l’élévation (sur la Croix), lors de la prière « finale », le lieu d’une communion avec le Père quand viendra cette « heure » à laquelle il ne cesse de se préparer. Le lecteur est prévenu. Un drame se joue déjà ici…


« Mais, dès le point du jour, il retourna dans le temple. Et s'étant assis, il les enseignait. Alors les Scribes et les pharisiens lui amenèrent une femme surprise en adultère, et l'ayant fait avancer, ils dirent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. » Jn 8, 2-5


On imagine ces hommes debout face à Jésus assis. Ils dominent le maître, qui pourtant cherchait à les enseigner. Ils semblent le dominer de leurs lois, de leurs savoirs, de leurs certitudes. Maîtres du temple, maître du savoir, ils sont en haut de leurs « tours » bien humaines et lui est assis. Il est monté à la montagne, mais il est maintenant assis. Le drame se précise…


« Comme ils continuaient à l'interroger, il se releva et leur dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. » Jn 8, 6-7


Il a consenti à se relever. Est-ce pour condamner la femme ? Est-ce pour se mettre à leur niveau ? Non ! Ce qu’il propose est d’une autre hauteur. Il ne juge pas, mais, en se relevant, en appelle à plus grand que lui. 


Celui qui est sans péché… Qui est-il ? 


Il se garde bien d’affirmer qu’Il peut être celui-là… Il interpelle et pour ne pas faire preuve d’orgueil, « s'étant baissé de nouveau, il [écrit] sur la terre ». La loi qu’il prône n’est pas celle que l’on grave sur les tables de pierre, comme le Moïse de la tradition juive. Ce n’est pas celle que prêchent ces pharisiens hypocrites [que nous sommes, nous aussi, parfois souvent tour à tour]. Sa loi est fragile, écrite sur du sable, au cœur de l’homme. 


Signe humble d’un Dieu humble qui vient interpeller l’homme au cœur de sa faiblesse. Fragile appel où résonne, encore une fois, « l’où es-tu ? » que Dieu adresse à l’homme, après la faute (Gn 3, 9). Qui peut répondre ? Cet appel de l’humble travaille la conscience.

« Ayant entendu cette parole, et se sentant repris par leur conscience, ils se retirèrent les uns après les autres, les plus âgés d'abord, puis tous les autres, de sorte que Jésus resta seul avec la femme qui était au milieu ».

N’a-t-on pas là plus que tous les discours ? N’y a-t-il pas ici, comme le suggère à sa manière Paul Beauchamp, une autre montagne ? La loi de Dieu trace ici un sillon fragile au cœur de l’homme et vient l’éveiller à autre chose. Ce chemin d’humilité que nous cherchions à débroussailler dans cette longue traversée de l’Écriture (2) est ici mis à nu…


« 10. Alors Jésus s'étant relevé, et ne voyant plus que la femme, lui dit : « Femme, où sont ceux qui t’accusent ? Est-ce que personne ne vous a condamnée ? 11. Elle répondit : « Personne, Seigneur »; Jésus lui dit « Je ne te condamne pas non plus. Allez, va ne pèche plus. »


Il y a, dans les mouvements du Christ, une indication claire de cette danse de Dieu vers l’homme que nous commenterons plus loin. Si l’on relit le texte, en notant ces gestes, on sent, entre les lignes, ce double abaissement du Christ qui, assis, s’était relevé, puis s’est penché à nouveau au sol pour écrire. On le suppose alors tout près de la femme, pour se relever à nouveau. Les gestes de Jésus parlent ici la langue de l’humilité. 


D’agenouillements en agenouillements… dont Jn 13 est le point culminant avant la Croix. 


Qui peut édicter une loi qui touche le cœur ? Le pharisien, le modèle, dressé par la rigidité d’une règle qui condamne ou l’humble chercheur qui trace, aux côtés de l’homme, des traits que le vent vient effacer et qui, pourtant, s’inscrivent au plus profond du cœur et sont plus inflexibles qu’une loi humaine, car enracinés dans la seule loi de l’amour qui fait avancer l’homme. 

N’est-ce pas là ce que les théologiens tentent d’appeler « l’économie » de Dieu(4), ces gestes qui révèlent l’indicible ?

On peut objecter à cette vision un laxisme de Dieu. Ce à quoi répond Augustin : « Quoi, Seigneur ? Tu favorises le péché ? Certes non. Écoute ce qui suit : Va, et désormais ne pèche plus. Le Seigneur a porté condamnation, lui aussi, mais contre le péché, et non pas contre l'homme». (1) 

La danse du Fils n’est ici qu’une petite théophanie de la danse trinitaire. Je vais développer cela, mais je voulais commencer par ce texte, car c’est dans cet agenouillement que tout m’est venu à l’idée.


La Trinité n’est pas une invention romaine comme le suggère un commentateur de RT, mais bien une contemplation dont on trouve les traces à Mambré ou dans Gen 1 et qui sous-tend le discours de Jesus chez Jean. Je l’ai toujours vu comme une danse, traduction poétique du terme « périchorèse » des pères de l’Église (cf. mon essai gratuit sur Kobo « la danse trinitaire »). C’est ce mouvement particulier d’un Dieu qui se retire pour laisser place à un Christ qui s’efface à son tour humblement (en kénose) pour nous confier l’Esprit… sur la pointe des pieds….

La trinité est expression fragile, révélation et jeu subtil d’une pédagogie de Dieu…

Cette danse, on la contemple depuis la création jusqu’à l’incarnation, la mort et la résurrection, avant le vide et le silence qui précède la brise discrète de l’Esprit. Elle s’aperçoit déjà dans le prologue de Jean avec ce « tourné vers l’autre », mais devient aussi une danse « sur la place » où Dieu joue de la flûte et rêve de nous voir danser jusqu’à cette danse des anges si bien peinte par Fra Angelico…


Perichorèse ou circumincession rappelle E. Durand(3), trinité économique souligne Karl Rahner »(4), harmonie glissait Gregoire de Nysse(5),… unité… La trinité est mystère mais invitation, jusqu’à ce passage de l’une seule chair au Corps(6)… elle est inaccessible et en même temps éternelle invitation… d’un Dieu « à genoux »(1) devant cette femme et qui d’agenouillements en agenouillements jusqu’au lavement des pieds… nous prépare à la Croix…


À suivre : Trinité et danse chez J. Moingt 50.4.2


(1) Extrait de « Á genoux devant l’homme », voir aussi  « Dieu dépouillé » et « danse trinitaire »

(2) cf. mon « pédagogie divine »

(3) cf. sa thèse sur la périchorèse des personnes divines

(4) voir son traité sur la Trinité 

(5) cf. notamment sa vie de Moïse 

(6) voir mes développements dans « Aimer pour la vie »

Méditation sur la Pentecôte - danse 50.3

C’est peut-être à partir du Buisson Ardent (1) que l’on peut considérer l’ensemble de la pédagogie divine(1) sur la Pentecôte. Le but ultime de notre réconciliation « en Christo »  est de rejoindre ce grand feu lumineux, qui nous purifie sans nous détruire, qu’est finalement la danse en Christ, dont on fait l’expérience les disciples au mont Thabor…

N’allons pas trop vite. Revisitons d’abord nos premiers pas, nos « Chemins du désert » (1) où nous cherchons à tâtons la lumière. 

« Poussé par l’Esprit au désert » où nous suivons le Christ, il nous faut d’abord subir la grande épreuve de la nuit, épreuve difficile que souligne depuis des siècles les mystiques de puis la nuit obscure de saint Jean de La Croix, jusqu’à celle de nos doutes confinés, comme ces nuits des mystiques que nous traduit magnifiquement François Marxer, « Au péril de la Nuit, Femmes mystiques du XXeme siècle, Paris, Cerf, 2017 ».

Rappelons nous aussi nos pas encore fragiles, dans cette fausse nuit pré couvre feu 2021. 

Comme dans toutes les  Pâques, nous avons cherché à contempler ce feu béni hors de nos églises au bout de notre nuit spirituelle très symbolique des 40 jours de Carême. C’est alors une bien fragile lumière qui pénètre symboliquement dans l’église encore sombre,  brandie par le diacre en une triple évocation : « Lumière du Christ »avant qu’il n’entonne l’exultet. 

Qu’est ce à dire ?

Jésus est lumière et notre capacité à la contempler dans sa vraie clarté, n’est finalement possible qu’au bout du chemin. 

Il nous faut encore 40 jours de crainte, de doutes et d’hésitation. 

La liturgie nous a encore fait manduquer les hésitations de Pierre en Jean 21 ces derniers jours, derniers soubresauts d’une Église en devenir avant ces flammes de feu qui rendent tout lumineux.

« M’aimes-tu ? » demande trois fois Jésus à Pierre dans un decrescendo kénotique qui le fait passer en grec d’un « agapas me » à un « phileis me »…(2). M’aimes-tu d’agapé ou as tu seulement de l’affection pour moi… ? triple questionnement que l’école johannique inflige symboliquement à Pierre au terme du chemin qui prépare pour eux et symbolise sa réintégration dans la mission ecclésiale qui l’attend…(2) après la démarche à la fois kénotique et miséricordieuse qu’est finalement cette triple interpellation qui fait écho à son triple reniement… (3)


N’est-ce pas finalement le chemin de tout baptisé qui reçoit un cierge alors qu’il est encore tout endormi de ses nuits obscures et qu’il n’a pas encore fini son chemin ?

Les sacrements d’initiation vont devoir encore lui faire franchir de sacrés pas avant qu’il puisse confirmer de lui-même sa foi…

Il lui faudra percevoir comme Pierre, d’abord son insuffisance et son incapacité à aimer, percevoir qu’il nous faut retirer ses sandales(1), pour découvrir que le feu intérieur qui brûle déjà en nous par le sacrement du baptême n’est pas encore lumière dans nos vies et qu’il nous faut le souffle de l’Esprit pour que nos sarments intérieurs trop souvent desséchés (4) prennent feu en Dieu. Alors pourrons nous percevons que Dieu ne cesse de nous appeler à choisir la lumière face à la nuit…


« Esprit de Dieu, tu es le feu,

Patiente braise dans la cendre,

A tout moment prête à surprendre

Le moindre souffle et à sauter

Comme un éclair vif et joyeux

Pour consumer en nous la paille,

Eprouver l'or aux grandes flammes

Du brasier de ta charité.


Esprit de Dieu, tu es le vent,

Où prends-tu souffle, à quel rivage?

Élie se cache le visage

A ton silence frémissant

Aux temps nouveaux tu es donné,

Soupir du monde en espérance,

Partout présent comme une danse,

Eclosion de ta liberté.


Esprit de Dieu, tu es rosée

De joie, de force et de tendresse,

Tu es la pluie de la promesse

Sur une terre abandonnée.

Jaillie du Fils ressuscité,

Tu nous animes, source claire,

Et nous ramènes vers le Père,

Au rocher de la vérité. »(5)




(1) cf. mon « Retire tes sandales » - une contemplation de la trilogie des 21 volumes d’Hans Urs von Balthasar et « Pédagogie divine »

(2) voir plus d’explication dans « A genoux devant l’homme »

(3) on peut reprocher à Zumstein de faire l’impasse là dessus dans son commentaire pourtant très exhaustif.

(4) cf. Ez 37 que nous contemplons la veille au soir

(5) hymne de l’office des lectures du dimanche de Pentecôte 

16 mai 2021

Limites ? Un pont trop loin ? - danse 46.11

Les discussions lancées par Bruno interpellent finalement la place du prêtre. En triple écho et communion avec les propos de Bruno Anel, Claire CV et Sylvaine Landrivon voire ceux de Marie Jo Thiel repris par Marie Odile Dervin sur « réflexion théologique » et mon billet précédent je m’interroge sur la fonction même du prêtre. Est-il le maître de l’eucharistie ? Est-elle sa chose ? Comment interpréter fondamentalement le sens du début du canon 906 déjà cité qui spécifie : « Le prêtre ne célébrera pas le Sacrifice eucharistique sans la participation d'un fidèle au moins. » ? 

Pourquoi cette limitation ?

Il me semble qu’il faut creuser cela.

Dans ce temps particulier de l’entre-deux entre l’ascension et la Pentecôte, avant que l’Esprit embrasse toute l’Église il est intéressant de rappeler que la Présence réelle n’est pas la chose du prêtre mais un don de Dieu.

Rappelons-nous l’épisode de Pierre en Jean 21 (*). Il est moteur de la pêche nocturne mais ne prends rien… il faut l’action et la Parole du Verbe pour que cette pêche devienne miraculeuse. 


L’enjeu est peut-être de comprendre que la vocation sacerdotale n’efface pas la dimension diaconale première, que l’eucharistie ne découle que de la danse kénotique et trinitaire et n’est pas, jamais le fait de l’homme. « Tu n’aurais ce pouvoir si Dieu ne te l’avais donné » avait glissé Jésus à Pilate…

En survalorisant la place du prêtre nous avons/risquons de tuer l’Église… il nous faut probablement contempler que la vocation sacerdotale est essentiellement une fonction diaconale avant d’être signe pastoral, c’est à dire capacité à structurer l’Église, voire que l’autorité n’est pas innée mais découle uniquement de la capacité du prêtre à s’agenouiller dans le schème trinitaire et kénotique qui le fait entrer dans la danse divine de l’effacement. Alors la présence devient réelle car il n’est plus acteur de la transsubstantiation mais serviteur de cette conversion globale du peuple en Corps du Christ… 

Saint Grégoire nous conduit sur ce chemin en méditant le sens de la gloire

« Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée »


« L'unité », dit-il, « consiste en cet aboutissement du salut : tous sont unis entre eux par l'adhésion à l'unique bien, (...)  le sens de ces paroles nous apparaît plus clairement dans le discours du Seigneur rapporté par l'Évangile. Par sa bénédiction, il a donné toute puissance à ses disciples ; puis, en priant son Père, il accorde les autres biens à ceux qui en sont dignes. Et il ajoute le principal de tous les biens : que les disciples ne soient plus divisés par la diversité de leurs préférences dans leur jugement sur le bien, mais qu'ils soient tous un PAR leur union au seul et unique bien. Ainsi, par l'unité du Saint-Esprit, comme dit l'Apôtre, étant attachés par le lien de la paix, ils deviennent tous un seul corps et un seul esprit, par l'unique espérance à laquelle ils ont été appelés. »


« Mais », ajoute-il, « nous ferons mieux de citer littéralement les divines paroles de l'Évangile : Que tous, dit Jésus. soient un, comme toi, mon Père, tu es en moi, et moi en toi ; qu'eux-mêmes soient un en nous. Or, le lien de cette unité, c'est la gloire. Que le Saint-Esprit soit appelé gloire, aucun de ceux qui examinent la question ne saurait y contredire, s'il considère ces paroles du Seigneur : La gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée. Effectivement, il leur a donné cette gloire quand il leur a dit : Recevez le Saint-Esprit.


Cette gloire, qu'il possédait de tout temps, avant que le monde fût, le Christ l'a pourtant reçue lorsqu'il a revêtu la nature humaine. Et lorsque cette nature eut été glorifiée par l'Esprit, tout ce qui lui est apparenté a reçu communication de la gloire de l'Esprit, en commençant par les disciples. C'est pour cela que Jésus dit : La gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée ; qu'ils soient un comme nous sommes un ; moi en eux et toi en moi, pour qu 'ils soient parfaitement un.


Celui qui, de petit enfant, est parvenu en grandissant à la stature d'homme parfait, qui a rejoint la mesure de l'âge spirituel ~ ; celui qui est devenu capable de recevoir la gloire de l'Esprit par sa maîtrise de soi et sa pureté : il est cette colombe parfaite que regarde l'Époux lorsqu'il dit : Unique est ma colombe, unique ma parfaite. »(1)


Il faudrait revenir sur cette glorification du Christ homme pour comprendre qu’elle n’est possible que par la croix et la kénose. Il n’y a pas de gloire sans agenouillement… en écho à mon billet précédent.


La difficulté à laquelle nous arrivons, dans cette lancée est de ne pas considérer la gloire comme un acquis magique donné par un sacrement qui rendrait le prêtre vêtu d’un pouvoir ineffaçable mais bien de considérer la « dynamique sacramentelle » (2) dans l’axe même d’un éternel mouvement insaisissable entre Dieu et l’homme, cette « course infinie »(3) qui ne nous permet jamais d’affirmer que nous détenons seul un pouvoir, fut il donné par l’évêque, mais qu’il reste lié à cette abandon visé par Philippiens 3, cette course infinie (3);dont le même Grégoire de Nysse s’est fait le grand porte parole. 


«Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ. En fait, je considère tout comme une perte (...) Il s’agit maintenant de le connaître, lui, ainsi que la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances, en étant configurés à lui dans la mort, pour parvenir, si possible, à la résurrection d’entre les morts. Ce n’est pas que j’aie déjà obtenu tout cela ni que je sois déjà parvenu à l’accomplissement; mais je le poursuis, tâchant de le saisir, pour autant que moi-même j’ai été saisi par Jésus-Christ. En ce qui me concerne, mes frères, je n’estime pas moi-même l’avoir déjà saisi; mais une seule chose compte: oubliant ce qui est en arrière et tendant vers ce qui est en avant, je cours vers le but pour obtenir le prix de l’appel céleste de Dieu en Jésus-Christ.»

‭‭Philippiens‬ ‭3:7-15‬a


La capacité d’être prêtre n’est pas un acquis définitif. Il reste un don et une dynamique fragile, plus encore une vocation à la fois sublime et peut-être « impossible à l’homme » au sens de Mat 19,  mais pourtant donnée par Dieu comme un appel et une éternelle vocation, au même titre que le mariage, dans un autre ordre, n’est signe, que s’il reflète, non l’amour fragile des époux, mais sa capacité à signifier ce à quoi il est appelé, au sens donné par le « comme » d’Ephésiens 5…


Je l’ai déjà glissé, le prêtre n’est pas saint par nature, il peut le devenir au bout du voyage. Le sacrement de l’ordre ne le sanctifie pas « subito » mais le met en marche au même titre que le baptisé, qui revêtu de blanc, doit continuer à purifier son habit baptismal…


Mais peut-être vais-je un pont trop loin en disant cela…


(1) Gregoire de Nysse, Homélie sur le cantique des cantiques, source office des lectures du 7eme dimanche 

(2 et 3) cf. mes essais éponymes 

(*) sur ce thème voir mon commentaire dans « à genoux devant l’homme » plus développé que celui de Zumstein (op. cit. p.300) que je trouve bien frustrant compte tenu de l’enjeu ecclésiologique qu’il évoque sans développer et que je cherche à manduquer ici. 


D’agenouillements en agenouillements - danse 46.10

Au-delà de la danse réciproque des femmes et de Jésus avant « l’heure » rapportée par les évangélistes (*) Il faut peut-être partir de l’agenouillement du Christ devant l’homme le dernier soir (Jn 13) pour comprendre à quoi nous sommes nous mêmes invités. Comme le souligne très bien Jean Zumstein, l’heure vient et c’est maintenant que Dieu révèle sa kénose (1) à l’homme en se dévêtant par le mime symbolique (2) du lavement des pieds de toute sa puissance divine en prenant à cœur sa mission diaconale d’esclave - le lavement des pieds leur était réservé (3)- pour signifier le sens même de son dépouillement ultime sur la Croix. 


«Jésus, qui sait que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va à Dieu, se lève de table, se défait de ses vêtements et prend un linge qu’il attache comme un tablier.» Jean‬ ‭13:3-4‬ 

Ce prologue n’a de sens qu’en vue de la Croix qu’il introduit souligne Zumstein.


Quel est l’enjeu pour nous ?


Le diacre après avoir prononcé debout l’évangile est censé s’agenouiller devant le mystère de la consécration(4), mais également le prêtre quand après avoir prononcé les paroles dictées par Jésus il s’efface à genoux devant ce qu’il vient d’invoquer, au nom de sa fonction diaconale de serviteur du mystère.


Joseph Ratzinger soulignait avec justesse avant d’être pape qu’il n'a pas besoin d'ajouter quelque chose de personnel à sa liturgie : "Dans la réalisation concrète du service ecclésial, [il doit] se livrer totalement à l'inclusion dans le Christ; non pas construire un être à côté de lui, mais seulement en lui ; et permettre ainsi que devienne enfin réalité cette exclusivité qui ne détruit pas mais libère toute chose en la faisant entrer dans sa propre immensité" (5).  Alors peut importe sa nature. "Cela donne aux paroles d'un prédicateur, fut-il minable, le poids des siècles" et cela inclut la liturgie, "si démunie soit-elle" dans une dynamique qui la dépasse. "En acceptant de devenir sans importance en lui-même, il pourra devenir vraiment important parce qu'il sera pour le Seigneur un lieu d'irruption dans ce monde" (6) En agissant in Persona Christi,  en lui se substitue Celui pour qui il vit.  La dynamique sacramentelle devient alors signe à travers son effacement au delà du signe. Il se fait « creuset » où le fleuve du Verbe prend son lit, pour arroser le monde,  depuis le coeur blessé du Christ jusqu'aux confins de l'humanité.


Que peut faire le laïc devant tout cela ? Probablement à la fois s’agenouiller lui aussi car Dieu se révèle là, mais également - et c’est là que cela devient intéressant - rester debout car ce qui se joue ici, c’est son accession à la résurrection à venir. C’est pourquoi, en principe, le dimanche, au nom de la puissance salvatrice de la mort et de la résurrection il est en droit de rester debout (7) car l’agenouillement du Christ l’a relevé et le conduit à la victoire….

Le mime symbolique devient danse…

L’agenouillement du Christ n’a de sens que pour nous introduire à cette tension théologique d’un Dieu qui croit en l’homme au sens sublime que lui donne Irénée de Lyon.


La danse kénotique des trois personnes divines n’a pour but ultime que le relèvement de l’homme à son rang de fils…. Et c’est là que le « vous êtes des dieux » prend sa dimension téléologique. 


C’est probablement ce que Jean 10, 34 souligne en rappelant le Psaume 82:6‬ ‭ « Vous êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut.»


C’est aussi la conclusion du Christ en Jean 15, 15 : «Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai entendu de mon Père.»

‭‭ Jean‬ ‭15:15‬ ‭


‭‭

(*) cf. sur ce point mon essai « A genoux devant l’homme » sous ce lien

http://chemin.blogspot.com/2020/05/lectures-pastorales-2-livres-en.html?m=1


(1) cf. Ph. 2

(2) Xavier Léon Dufour, Evangile de Jean, tome 2

(3) Jean Zumstein l’évangile de Jean (13-21) op. cit. p. 18sq.

(4) Faure, op. cit.

(5) J. Ratzinger, Les principes de la théologie catholique, Paris, Téqui, 1982, p. 315

(6) ibid p. 318

(7) cf. Pretot, réf à retrouver

Eucharistie, morne plaine ? Danse 46.9

« La puissance signifiante de l'Eucharistie n'est-elle pas étouffée sous l'obligation dominicale, à tel point que de temps en temps nos dimanches ne sont qu'un rassemblement docile et sans lumière. Que faire ?

Je m'interroge. Ne serait-il pas opportun de réintroduire de temps en temps des jeûnes eucharistiques pour transformer le panurgisme dominical en un lieu de recherche de sens, d'intelligence de la foi. L'ardeur évangélique est-elle le lot des fidèles. Quand j'entends certaines histoires, je m'interroge. Où est la foi ? Quel sens ont nos messes ? Casser le rite pour en retrouver le sens profond, pour faire renaître le désir en lieu et place d'un conformisme social ?

Seul un homme vraiment libre peut être source de la lumière divine. Tout ce qui est réalisé par obligation, conformisme n'est que vide. 

Si l'on construit trop vite une représentation dramatique à partir de l'esthétique on fige en icône la figure du Christ. Or le drame eucharistique n'est pas qu'une simple représentation qui fait mémoire. Pour qu'elle devienne lieu de présence et d’agir, lieu de conversion et de vérité, il faut lui permettre d'être la conjonction d'une démarche de foi, d'une démarche communautaire, mais aussi et surtout, le lieu d'un décentrement véritable qui se fait accueil de l'Esprit, sans lequel le sacrement ne peut être. »(1)

C’est peut-être l’essence de notre marche vers la Pentecôte alors que s’élève aujourd’hui Celui qui a terminé sa dramatique terrestre, ce faisant signe efficace jusqu’au bout de l’indicible…


(1) je cite ici ce que je viens de retrouver dans mes notes de lectures de mai 2005 en pleine lecture de la Dramatique divine d’Hans Urs von Balthasar sur http://chemin.blogspot.com - cela n’a malheureusement pas perdu une ride 🙂

Quel sacerdoce pour demain ? - danse 46.8

Dans des billets récents, je discutais, non sans une pointe d’ironie, le fait que Jésus puisse être appelé prêtre. Mes arguments portaient d'abord sur la distance entre la fonction sacerdotale juive et le ministère de Jésus. Il y a évidemment aussi une distance avec la définition et le recentrage de la fonction du prêtre précisée par Trente (1) ou remodelée par le droit canon après Vatican II. On peut toujours évoquer,  comme le fait Hébreux, le sacerdoce selon Melkisedeck, mais que nous apporte cette référence antique ?

La lecture de Zumstein (2) me semble confirmer que la véritable dimension sacerdotale du Christ à contempler se trouve dans cette diaconie particulière du lavement des pieds. Il insiste de manière intéressante sur la double facette du verbe aimer (agapèsas et égapen) pour faire vibrer l’aoriste grec dans une contemplation du « aimer en actes et en vérité » que nous contemplions dimanche dernier.

Pour lui le lavement des pieds est une rupture particulière dans la pédagogie johannique entre le chemin de vie des 12 premiers chapitres et « l’heure » de la Croix, rejoignant ce que je soulignais déjà chez Xavier Léon Dufour : il s’agit d’entrer maintenant, par un « mime » (sic XLD), que je qualifierais de sacramentel (même s’il n’est pas dans les sept) dans le sens même de l’aimer jusqu’au bout de la Croix.(3)


« Ayant aimé (agapesas) les siens il les aima (égapen) jusqu’au bout... » Jn 13, 1


Le Verbe agapè que Paul définit en 1Co 13 et que Jean articule en Jn 21 dans la triple question à Pierre prend par ce deuxième prologue johannique de Jn 13, 1 sa portée prophétique... 

C’est d’ailleurs dans cette tension entre Jean 13 et 21 qu’il faut probablement entrer. L’interpellation entre Jésus à genoux devant Pierre (sous entendu toute l’Église ?) et le triple « m’aimes-tu ? » de 21 constitue une forme méga-concentrique que l’on pourrait décrire ainsi :

A - ayant aimé/ aimant les siens il les aima jusqu’au bout (agapè)

     B - je suis (ego eimi)

          Lavement des pieds /Croix

     B’ je ne suis pas (ouk eimi)

A’ m’aimes tu ? (Agapè)


Je trouve qu’il y là l’essence du nouveau sacerdoce que le Christ institue. Loin de toute ritualité figée, cette idée est finalement au cœur de la danse christique que je ne cesse d’évoquer car elle interpelle « vectoriellement » (4) la vocation sacerdotale de tous baptisés.

Cela ne supplante pas la dimension de berger ou de pasteur que souligne le droit canon (5) - voir mon billet précédent - mais développe et élargit l’appel diaconique au rang de méga-sacrement, d’hyperbole ou de métaphore vive(6).


Pourquoi insister là dessus ? Probablement parce que la primauté diaconale du prêtre a souvent été supplantée par la tentation cléricale. En cela, je ne critique personne, c’est même presque à moi même que je parle. C’est un travers que j’ai senti dès le basculement de mon statut... Les sachants ont souvent tendance à faire de leurs connaissances une barrière et à s’enfler d’orgueil, chemin qui n’est pas/ qui est loin d’être christique. Il y a donc une saine articulation à retrouver entre dimension pastorale et diaconale, pour aller vers ce qu’un eudiste ami traduit par « vocation apostolique », celle de ceux qui suivent le Christ à genoux devant l’homme...


Une des illustrations à contempler est peut-être dans la manière de communier. Grâce au Covid, mon curé a perçu (l’aie je influencé ?) que la distribution de l’eucharistie primait à la consommation des espèces... ce geste de servir la communauté avant de se servir soi même est plus qu’une règle sanitaire, cela rejoint, je crois, mais je n’ai plus la référence en tête une vieille tradition juive où le maître du repas attend que tous soient servis avant de manger...


 Cette primauté d’autrui est chemin pour redonner goût à la vocation du prêtre qui peut être alors le vrai signe de ce qu’il signifie...


Une autre pas de danse kénotique ?


(1) Relire là dessus l’excellent commentaire d’O Malley

(2) Jean Zumstein, L’évangile de Jean 13-21, Labor et Fides, p. 18sq

(3) je crois que Moingt souligne là dessus dans « Dieu qui vient à l’homme » que le lavement des pieds est, en soi, plus qu’un sacrement, l’essence même de l’Église en service (référence à retrouver).

(4) cf. le billet 46.6

(5) cf. cette belle méditation https://eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/la-celebration-de-la-foi/le-dimanche-jour-du-seigneur/homelies-du-pere-jacques-fournier/514829-homelie-du-dimanche-25-avril 

(6) Zumstein évoque au même endroit, de manière intéressante, la notion d’hypertextualité


PS: est-ce que mon prisme diaconal aveugle mon jugement ? Je ne pense pas, car cette interpellation vectorielle vise pour moi l’essence même de la nouvelle théologie du laïcat (cf. Congar)

Vocation pastorale, danse ou complicité ? 46.7


Il y a dans certaines des dernières photos publiées par un ami une tristesse intrinsèque, qui me saute aux yeux, même s’il évoque Pâques.


Les narcisses sauvages sortent leur plus beau jaune mais leurs orientations désordonnées évoquent plus pour moi l’individualisme actuel que la communion ecclésiale.


Il faut prendre du champ pour découvrir le polyèdre et la « Complicité » qui peut transcender cette tentation moderne.


Le terme « complicité » est d’ailleurs une des « étincelles » de l’auteur de ces photos...(opus éponyme tome 3 p. 116).


« La trinité autrement dite et dans un autre ordre, le Père, le Fils et la Complicité », écrivait-il...


Pourquoi avons nous perdu cette complicité ? 

Pourquoi en suis-je à mon 50 eme billet(voir plus) sur la danse ? 

Parce que l’Église s’est cassée et mérite une nouvelle harmonie ?


Où se trouve-elle ? Quels chemins de réconciliation ecclésiale sont possibles ? 

Comment conjuguer nos différences ? 


Peut-on aller plus loin dans la notion papale de polyèdre ou celle justinienne de logos spermatikos, sans écraser nos différences mais les entendre au sens symphonique, comme autant de notes qui interpellent notre propre chemin et nous aident à rejoindre et différencier la véritable valeur ajoutée et l’élan original et originel de « l’après Jésus »....


Disgression en forme d’interpellation

—-

Je ne suis pas de ceux qui considèrent qu’un homme est tout mauvais même s’il a pondu des textes qui dérangent ou commis des actes décevants. Jean Vanier, par exemple, n’est pas qu’un monstre... en lui cohabitait la grâce et la faute (révélée bien tardivement). Faut-il tout jeter ? Ses textes sur la vulnérabilité méritent un arrêt sur image. 

Chaque homme, comme le souligne Paul, moi compris, est capable du meilleur et du pire. 

Je ne vais pas effacer Paul VI parce qu’en Humanae Vitae coexiste de belles exhortations sur le respect conjugal et des appels qui ont cassé l’équilibre fragile entre le peuple et l’Église...

Cherchons à trouver la Complicité perdue au delà de nos errements. Ecoutons donc Paul VI dans ce qu’il dit sur la fonction pastorale du prêtre (avant un deuxième billet à paraître sur l’autre dimension tout aussi essentielle)...

« Lorsque l'heure fut venue de retourner au Père, en quittant ce monde, Jésus voulut choisir et appeler d'autres « pasteurs selon son cœur » (Jr 3,15). Il l'a fait par libre choix, afin qu'ils continuent sa propre mission, dans le monde entier, jusqu'à la fin des temps. Ils seront ses envoyés, ses messagers, ses apôtres. Ils ne seront pasteurs qu'en son nom, pour le bien du troupeau et dans la force de son Esprit, auquel ils devront rester fidèles.

Le premier de tous, Pierre, après la triple profession d'amour envers Jésus, est nommé pasteur de ses brebis et de ses agneaux (Jn 21,15). Puis tous les apôtres. Et après eux, d'autres encore, et tous dans le même Esprit. Et tous, dans tous les temps, devront guider le troupeau du Seigneur qui leur a été confié, non comme des dominateurs, mais comme les modèles du troupeau (1P 5,3), avec un total désintéressement et tout l'élan de leur cœur. Ainsi seulement, ils pourront recevoir un jour la récompense méritée, quand reparaîtra le Chef des pasteurs.

(1).


Peut-on raison garder sans céder à la critique facile - sport national plus exercé que le pied-ballon 🙂 (pour éviter l’anglicisme 🙂


Nous avons besoin de pasteur.e.s pourrais-je écrire qui aident à trouver une saine complicité, à nous faire danser ensemble au lieu de nous déchirer sur des fautes inexcusables et des rancœurs de rétroviseurs. Cela demande néanmoins ce que j’appelle dans plusieurs de mes livres une descente de tours (orgueil, suffisance...). Et ce chemin ne se fera que dans la Complicité que seul l’Esprit de Pentecôte peut instiller en nos cœurs blessés ou blessants...


Il faut probablement pour cela que nos doutes et nos peurs soient à nouveau convertis par le vent fragile de l’espérance pour que sous ce souffle de discret renaisse la communion perdue et qu’enfin de ses fleurs individuelles jaillissent à nouveau un feu « de/en Dieu »


(1) Paul VI,  Message pour la Journée des vocations 1971 (trad. DC, t. 68, p. 405) découvert ce matin dans l’Évangile au Quotidien.

Quelle morale pour demain ? 46.6

La lecture du tome IV de John P. Meier(1) m’a dérangé et en même temps éclairé sur un point sensible. Pour lui, il est incontestable que la position de Jésus contre le divorce est originale en son temps et va à l’encontre d’une dérive libertaire inspirée en partie du droit romain de l’époque mais aussi présente dans la culture juive.

Pourquoi alors cet apparente permissivité de Jésus vis à vis des femmes adultères qu’elles soient samaritaine ou porteuses de parfum...? Pas de lapidation chez l’homme Dieu 😉, mais un chemin fragile de relèvement, voire, un agenouillement comme celui devant Judas...(2)

Quelle tension théologique ouvre Jésus entre un chemin de crête - le mariage indissoluble - et une miséricorde soucieuse des brebis perdues ?

Les moralistes chevronnés vont dire que je sombre dans le relativisme. Mais il me semble que cette tension théologique est intrinsèque au message évangélique du Christ et plus encore qu’elle se retrouve dans la théologie papale actuelle...

Après 60 ans d’allergie personnelle à toute forme de jugement et de morale pharisienne, il me faut trouver un chemin personnel pour avancer.  Je crois l’avoir trouvé il y a 4 ans dans le concept de « morale vectorielle » découvert par hasard en écoutant Gérard Donnadieu, dans l'introduction de son cours au Bernardins(3). 

Une morale vectorielle ne parle probablement qu’à ceux qui se souviennent du petit symbole qu’on apprenait en physique. Elle prend l’homme là où il en est et l’invite seulement à grandir. Elle m'intéresse parce qu’elle elle rejoint mes travaux sur la dynamique sacramentelle. Son idée qui rejoint les intuitions du pape est de penser la morale, non comme une série d'interdits mais comme des chemins qui conduisent et appellent l'homme plus loin et plus haut. Il y a là une articulation entre morale et miséricorde qui semble intéressante à travailler.

L’application la plus pratique est peut-être à trouver dans les chemins pastoraux que j’ai déjà souvent décrits(4) à la fois vers les couples en souffrance, ceux qui entreprennent le chemin délicat d’une deuxième union, comme ces personnes différentes qui sont touchées par une orientation faussement appelée contre nature. 

Je pense qu’il y a là à penser...

C’est aussi la lecture qu’on peut avoir de Philippiens 3 qui m’habite depuis que - poussé par l’Esprit ? 😉 - nous l’avons choisi il y a 35 ans Daniele et moi pour notre mariage... 

Ceux qui font des injonctions pauliniennes des anathèmes sont invités à méditer la morale vectorielle incluse dans ce passage «  «Moi, (...) circoncis le huitième jour, de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux; quant à la loi, pharisien; quant à la passion, persécuteur de l’Eglise; quant à la justice de la loi, irréprochable. Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ. En fait, je considère tout comme une perte à cause de la supériorité de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur. A cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, et je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui, non pas avec MA propre justice, qui viendrait de la loi, mais avec celle qui est par la foi du Christ, une justice venant de Dieu et fondée sur la foi. ».

Quelle est la justice du Dieu amour ? Nécessairement plus large que la nôtre et dans la même sève que le « Père pardonne leur »..

Paul continue, et c’est là mon passage « vectoriel » : « Il s’agit maintenant de le connaître, lui, ainsi que la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances, en étant configurés à lui dans la mort, pour parvenir, si possible, à la résurrection d’entre les morts. Ce n’est pas que j’aie déjà obtenu tout cela ni que je sois déjà parvenu à l’accomplissement; mais je le poursuis, tâchant de le saisir, pour autant que moi-même j’ai été saisi par Jésus-Christ. En ce qui me concerne, mes frères, je n’estime pas moi-même l’avoir déjà saisi; mais une seule chose compte: oubliant ce qui est en arrière et tendant vers ce qui est en avant, je cours vers le but pour obtenir le prix de l’appel céleste de Dieu en Jésus-Christ.»

‭‭Philippiens‬ ‭3:4-14‬ 


« Va et deviens » (5) ce que Dieu t’appelle à être .


(1) Un certain juif Jésus, les données de l’histoire, IV la loi et l’amour, Cerf, chap. XXXII

(2) cf. À genoux devant l’homme 

(3) Éléments pour un dialogue avec l'islam et le bouddhisme (Podcast du College des Bernardins) disponible sur iStores.

(4) cf. mes travaux en téléchargement libre sur Kobo, « Pastorale du Seuil », « La course infinie »,  sur les divorcés remariés « Dynamique sacramentelle », mon roman théologique « D’une perle à l’autre » tome 1 sur le même sujet et tome 2 « le désir brisé » sur l’homosexualité, qui en décrivant un prêtre idéal - mais inspiré de deux figures réelles - conduit « vectoriellement » à penser son propre chemin de vie, sans compter mes deux trilogies « Humilité et miséricorde » et le sommet qu’est pour moi « À genoux devant l’homme »... 

(5) beau film que je conseille


PS : comme souligné dans un commentaire récent, « le désir brisé » est issu d’une relecture attentive des travaux de X. Thévenot qui reste pour moi une référence sur ce thème. Je l’ai offert à Thomasset et attends, depuis longtemps, son retour 😉 mais qui suis-je face à ces grands...? Pour moi la morale ne s’écrit pas sur des tables de pierre mais par des traits sur le sable, comme en Jean 8 ce qui justifie le passage au roman, qui seul mets en situation des personnages sur leurs « aimer en actes et en vérité »...

Quels rites pour demain - 46.5 ?

La difficulté, c’est qu’après avoir déboulonné les vieilles statues il nous faut reconstruire correctement des structures plus collégiales et inductives où les individus, libérés d’un ritualisme enrhumé retrouvé le chemin d’un engagement sincère et durable.

La page est blanche sur notre manière d’envisager des lieux et des manières de passer de l’interdît à une morale vectorielle, où la miséricorde laisse place à « un va et ne pêche plus », d’un « aime et fais ce qui te plaît » à une prise de conscience de notre responsabilité. La polémique entre Kasper et Ratzinger et la CPLF de 1984 pointe par exemple les conditions d’un remariage, les critères nécessaires pour accepter qu’une première union ne soit pas brisée par une seconde. Les critères mis en place par Kasper sont d’autant plus exigeants qu’ils interpellent l’humain dans ses choix (comment prend-t-on soin de la personne délaissée, quelle sincérité dans le fort interne, quelle progression patiente au delà du pulsionnel etc.  Le chapitre 8 d’Amoris Laetitia ne fait pas table rase, il appelle juste au discernement. Je pense qu’il doit en être de même pour les nouvelles formes d’engagement rendus possibles par une porte grande ouverte... 

Ricoeur dans  le tome 2 de sa thèse souligne bien que rituel des pharisiens avait un sens premier, poussé à l’extrême : mettre Dieu au centre. De même Jesus en insistant au « shabbat fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat » (Mc 2, 27) interpelle sur l’unité intérieure à retrouver...

En élargissant le sacrement d’un rite à toute une dynamique je n’enlève pas l’importance du rite, des mots prononcés, du sens interne d’un rassemblement communautaire. La théologie sacramentelle doit probablement sortir du carcan d’un rituel auto centré sur le ministre sans casser son essence. A défaut nous laissons place au désordre...

Les fidèles n’ont pas toujours conscience que dans l’échange rituel qui précède la consécration il laisse la place au ministre pour faire en leur nom ce que Jésus a demandé de célébrer. Pour autant ce transfert de responsabilité ne doit pas donner lieu à une exclusion et le silence des fidèles n’est pas synonyme d’un rejet, mais doit idéalement conduire à une conversion intérieure. 

Il est intéressant de considérer que le diacre qui proclame debout l’Evangile s’efface ensuite progressivement jusqu’à s’agenouiller devant l’autel. Il n’y a pas là asservissement mais mime symbolique pour articuler la danse kénotique qui est en jeu et peut-être conduire le célébrant lui-même à prendre conscience qu’il n’est rien devant le mystère qui s’accomplit dans la présence rendue possible par l’effacement successif de l’assemblée, du diacre et du prêtre pour laisser Dieu au centre...

De même nos dynamiques humaines doivent conduire à autre chose, notre volontarisme faire place à un échange et rejoindre la danse évoquée par ailleurs...

Car l’agenouillement de Dieu n’a de sens que s’il rencontre celui de l’humain, non dans une servilité destructrice mais dans la danse féconde d’une réciprocité...

Quels sacrements pour demain ? - 46.4

Le baptême de l’eunuque par Philippe que nous donne à lire la liturgie d’aujourd’hui était-il sacramentel ? 

L’eunuque avait il prononcé ce qu’impose le rite actuel ? Philippe avait il en main du saint chrême ?

Vous allez objecter que les rites sont le fruit d’une saine et riche tradition, que chaque geste est chargé de sens et vous aurez raison. Pour autant, je reste persuadé que le chemin intérieur, le fort interne prime sur le rite. 

Les signes de croix, chasse mouches, sont inutiles si le cœur n’y est pas...

Loin de moi toute idée de dénaturer les sacrements et leurs rôles d’étapes dans la foi. Ce que je veux souligner, c’est qu’au delà du geste, du rite, de l’engagement d’un jour, c’est toute une vie, une dynamique qui est en jeu. 

Une prière sincère au chevet d’un mourant peut être plus sacramentel que le rite.

Un mariage ne se réduit pas à un seul oui. Il devient sacramentel quand chaque jour il est signe d’un amour... 

Le mien, il y a 35 ans ne valait pas grand chose. Il commence maintenant à être signe fragile de l’amour visé en 1Co 13 ou Ephesiens 5. Et encore, pas tous les jours.....


Cela étant, ds l’ouverture donnée par le chapitre 8 d’Amoris laetitia, et comme je le précise dans mon livre « dynamique sacramentelle », certains engagements peuvent être sacramentels sans que le rite soit posé - c’est le cas de remariages qui transpirent d’un amour généreux, fidèle, fécond et durable, après une première démarche sacramentelle qui n’était pas sincère... tout cela est complexe... et de l’ordre de la vérité des actes, du fort interne.

En creusant le sens des sacrements on découvre qu’ils sont plus riches que ceux qu’on pratique et que leurs dynamiques et leur sincérité dépassent ce que l’on a cristallisé sous le chiffre sept.

Le lavement des pieds n’est pas un sacrement parce que le mime du jeudi saint rappelle à l’Église que la diaconie visée en Jean 13 est aussi essentielle que tous les rites eucharistiques...

À Boston un curé rappelait ainsi un jeudi saint que son geste avait moins de sens que la fraternité des cireurs de chaussures de son quartier...

Quelle Église pour demain ? 46.3

les questions qui se posent sur rites, sacrements ou cléricalisme interpellent finalement plus généralement les formes actuelles de religiosité même si elles visent plus particulièrement le catholicisme.

1. Ces règles infantilisantes, ces rites qu’on exécute par habitude, ces eucharisties vides de profondeur, ces sacrements réservés, dépourvus du sens véritable de diaconie et de solidarité sont loin du sens même du sacrement. Tout cela nous privent finalement des quêtes plus intérieures, de ce qui est essentiel. L’important n’est pas dans le rite. L’important est finalement ailleurs, inaccessible sans le silence, seul creuset de LA rencontre. Comment donner du goût au silence ? 

2. Les rites n’ont ils pas parfois inconsciemment une fonction auto rassurante, magique dans lequel on vient se lover faute de trouver au fond de soi le Dieu qui nous attend 

3. Comment passer au stade supérieur ? Réveiller l’intelligence de la foi, sans abandonner sur le chemin tous les hommes et les femmes de bonne volonté ? 

Chemin complexe, parce que la raison a aussi ses pièges, l’auto satisfaction esthétique ou poétique ou la suffisance...l’hubris et la quête de pouvoir.

C’est peut-être là où le don et la kénose se distingue....

Peut-on déchirer le voile pour laisser apparaître le Dieu nu...

En écho avec Henry Quinson  il nous faut retrouver les fondements d’une religion adulte pour refonder une nouvelle théologie du laicat. N’est-ce pas le nouvel enjeu de la théologie d’articuler foi et raison pour une nouvelle approche pastorale...qui laisse à l’homme une nouvelle dimension - celle d’une foi adulte, solidaire, engagée et responsable.


Ce que j’écrivais sur le « reste » (billet 46.2) ne peut s’inscrire que dans cette dynamique. Non pas un enfermement sectaire, mais des outres neuves... portées par un souffle de changement, sans mépriser le passé qui nous a conduit là, mais en réinventant des chemins qui riment mieux avec une exégèse plus libérante des textes, une éthique moins moralisante, mais plus vectorielle, c’est-à-dire qui pousse à avancer, grandir,  pardonner, à la suite du Christ, dans l’élan de ce que je cherchais à traduire dans les trois tomes de ma trilogie « Humilité et miséricorde »...(1)

Dans le troisième tome, j’insistais déjà bcp sur la nécessaire kénose de l’Eglise. Je pense que cette intuition reste de plus en plus d’actualité. 


(1) cf. https://www.amazon.fr/Humilité-Miséricorde-chemin-Eglise/dp/1530914507


Cette trilogie est téléchargeable gratuitement sur Kobo/fnac