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05 septembre 2022

En route vers la joie ? - 14


Il y a aujourd’hui dans cette fête de la nativité de la Vierge, le prélude fragile d’une incomparable symphonie dont l’aboutissement tragique masque et révèle en même temps l’immensité du don trinitaire. Contempler l’origine, c’est méditer la lente « pédagogie de Dieu » qui d’un être créé, d’un souffle ténu, d’une brise légère, d’un fiat murmuré, prépare le temple de ce fleuve immense qu’évoque Ezechiel. De Bethleem, citée perdue naît l’espérance, nous rappelle la liturgie. C’est là que commence à se déchirer le voile…

Parmi ce mouvement que j’ose définir comme une danse trinitaire (1) où Dieu et l’homme plantent ensemble les germes(2) de l’espérance, on pourra méditer ce sublime extrait de l’homélie de saint André de Crète que nous propose aujourd’hui l’office des lectures :

« Le Christ est l’achèvement de la Loi ; car il nous éloigne de la terre, du fait même qu’il nous élève vers l’Esprit. Cet accomplissement consiste en (...)  en ce qui est léger et libre dans la grâce. (...) 

En effet, c’est en cela que consiste l’essentiel des bienfaits du Christ ; c’est là que le mystère se manifeste, que la nature est renouvelée : Dieu s’est fait homme et l’homme assumé est divinisé. Il a donc fallu que la splendide et très manifeste habitation de Dieu parmi les hommes fût précédée par une introduction à la joie, d’où découlerait pour nous le don magnifique du salut. Tel est l’objet de la fête que nous célébrons : la naissance de la Mère de Dieu inaugure le mystère qui a pour conclusion et pour terme l’union du Verbe avec la chair. ~ C’est maintenant que la Vierge vient de naître, qu’elle est allaitée, qu’elle se forme, qu’elle se prépare à être la mère du Roi universel de tous les siècles. ~

C’est alors que nous recevons du Verbe un double bienfait : il nous conduit à la Vérité, et il nous détache de la vie d’esclavage sous la lettre de la loi. De quelle manière, par quelle voie ? Sans aucun doute, parce que l’ombre s’éloigne à l’avènement de la lumière, parce que la grâce substitue la liberté à la lettre. La fête que nous célébrons se trouve à cette frontière, car elle fait se rejoindre la vérité avec les images qui la préfiguraient, puisqu’elle substitue le nouveau à l’ancien. ~

Que toute la création chante et danse, qu’elle contribue de son mieux à la joie de ce jour. Que le ciel et la terre forment aujourd’hui une seule assemblée. Que tout ce qui est dans le monde et au-dessus du monde s’unisse dans le même concert de fête. Aujourd’hui, en effet, s’élève le sanctuaire créé où résidera le Créateur de l’univers ; et une créature, par cette disposition toute nouvelle, est préparée pour offrir au Créateur une demeure sacrée. »(3)


(1) sur la danse trinitaire voir La dramatique divine chez Hans Urs von Balthasar, les travaux d’Emmanuel Durand sur la Périchorèse et à leur suite mes recherches plus balbutiantes souvent évoquées ici sur ce thème dont mon dernier « En route vers Galilée » https://www.kobo.com/fr/fr/ebook/en-route-vers-la-galilee en version bêta 

(2) logos spermatikos disait saint Justin 

(3) Homélie de saint André de Crête pour la nativité de la sainte mère de Dieu, source office des lectures d’aujourd’hui

26 août 2022

En route vers la Galilée - vers une conclusion

 

Je viens de terminer un premier jet de cette nouvelle réédition des deux premiers tomes de ma trilogie (1) que j’avais prévu d’écrire cet été. 

À quoi suis-je arrivé ? A partir de "Dieu dépouillé", ce livre fleuve de 1700 pages publié en numérique, il y a quelques années, j’ai écrémé l’essentiel en 450 pages, et, ce faisant, retraversé une fois encore cette Écriture,  ces textes fondateurs qui ne cessent de m’interpeller depuis 20 ans, dans cette lente manducation que je voudrais partager de la « pédagogie divine » qui court d’Osée à Jean.

Un écrémage douloureux vers l’essentiel… qui méritera encore une nouvelle passe pour être « grand public », mais que je considère déjà plus accessible.

Ce travail s’inscrit en préparation dans une réflexion plus large à laquelle j’ai été convié sur une refonte de l’approche catéchuménale.

Relire l’Écriture, manduquer encore ces textes, c’est s’exposer au risque d’être à nouveau touché jusqu’aux jointures de l’âme par la Parole.

Il m’aurait fallu plus de temps. Et pourtant, sur ma route, quelques graines ont germé.

Mercredi je reprends ma vie plus agitée entre travail et pastorale. Il ne me restera que quelques nuits d’insomnie pour avancer.

La conclusion du livre pourrait être ce texte magnifique de saint Colomban que m’offre l’office des lectures d’aujourd’hui 


LE CHRIST, SOURCE DE VIE,  PAR SAINT COLOMBAN

« L'eau vive qui jaillit pour la vie éternelle » Frères, suivons notre vocation : à la source de la vie nous sommes appelés par la vie cette source est non seulement source de l'eau vive, mais de la vie éternelle, source de lumière et de clarté. D'elle en effet viennent toutes choses: sagesse, vie et lumière éternelle. L'auteur de la vie est la source de la vie, le créateur de la lumière est la source de la clarté. Aussi, sans regard pour les réalités visibles, cherchons par-delà le monde présent, au plus haut des cieux, la source de l'eau vive, comme des poissons intelligents et bien perspicaces. Là nous pourrons boire l'eau vive qui jaillit pour la vie éternelle. Veuille me faire parvenir jusqu'à cette source, Dieu de miséricorde, Seigneur de bonté, et que là je puisse boire, moi aussi, avec ceux qui ont soif de toi, au courant vivant de la source vive de l'eau vive. Qu'alors, comblé de bonheur par cette grande fraîcheur, je me surpasse et demeure toujours près d'elle, en disant : « Qu'elle est bonne, la source de l'eau vive; elle ne manque jamais de l'eau qui jaillit pour la vie éternelle ! » Ô Seigneur, tu es, toi, cette source qui est toujours et toujours à désirer, et à laquelle il nous est toujours permis et toujours nécessaire de puiser. Donne-nous toujours, Seigneur Jésus, cette eau, pour qu'en nous aussi elle devienne source d'eau qui jaillit pour la vie éternelle. C'est vrai : je te demande beaucoup, qui le nierait ? Mais toi, Roi de gloire, tu sais donner de grandes choses, et tu les as promises. Rien de plus grand que toi, et c'est toi-même que tu nous donnes ; c'est toi qui t'es donné pour nous. Aussi est-ce toi que nous demandons, afin de connaître ce que nous aimons, car nous ne désirons rien recevoir d'autre que toi. Tu es notre tout : notre vie, notre lumière et notre salut, notre nourriture et notre boisson, notre Dieu. Inspire nos cœurs, je t'en prie, ô notre Jésus, par le souffle de ton Esprit, blesse nos âmes de ton amour, afin que chacun de nous puisse dire en vérité : Montre-moi celui que mon cœur aime, car j'ai été blessé de ton amour. Je souhaite que ces blessures soient en moi, Seigneur. Heureuse l'âme que l'amour blesse de la sorte : celle qui recherche la source, celle qui boit et qui pourtant ne cesse d'avoir toujours soif tout en buvant, ni de toujours puiser par son désir, ni de toujours boire dans sa soif. C'est ainsi que toujours elle cherche en aimant, car elle trouve la guérison dans sa blessure. De cette blessure salutaire, que Jésus Christ, notre Dieu et notre Seigneur, bon médecin de notre salut, veuille nous blesser jusqu'au fond de l'âme. À lui, comme au Père et à l'Esprit Saint, appartient l'unité pour les siècles des siècles. Amen.


Répons

Nous marchons vers toi, source de vie, alléluia ! Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, qu'il boive, celui qui croit en moi : de mon sein couleront pour lui des fleuves d'eau vive. Qui boira l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif : cette eau deviendra en lui source jaillissant en vie éternelle.

 

Oraison

Dieu puissant, de qui vient tout don parfait, enracine en nos cœurs l'amour de ton nom ; resserre nos liens avec toi, pour développer ce qui est bon en nous ; veille sur nous avec sollicitude, pour protéger ce que tu as fait grandir.


(1) « Pédagogie divine » et « À genoux devant l’homme » sont disponibles à prix coutant sur le vilain Amazon au format papier et gratuits sur Kobo/Fnac.

"Dieu dépouillé" est en téléchargement gratuit sur Kobo


PS : ceux qui veulent m’aider à relire ce premier jet d’ "en route vers la Galilée" peuvent me le réclamer par MP ( format epub ou pdf) ou le trouver en version bêta sur Kobo

16 août 2022

En route vers la Galilée - 9 - Marie à Cana


Sur le chemin fragile que nous avons entamé depuis quelques semaines, la contemplation de Jean 2, 1-12 – Les noces de Cana interpelle alors que le crépuscule du 15 août s’efface dans la nuit tragique qui s’annonce.


« 1. Et le troisième jour, il se fit des noces à Cana en Galilée; et la mère de Jésus y était. 2. Jésus fut aussi convié aux noces avec ses disciples. 3. Le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus lui dit : « Ils n'ont plus de vin. » 4. Jésus lui répondit : « Femme, qu'est-ce que cela pour moi et pour vous ? Mon heure n'est pas encore venue. » 5. Sa mère dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu'il vous dira. » 6. Or, il y avait là six urnes de pierre destinées aux ablutions des Juifs et contenant chacune deux ou trois mesures. 7. Jésus leur dit : « Remplissez d'eau ces urnes. » Et ils les remplirent jusqu'au haut. 8. Et il leur dit : « Puisez maintenant, et portez-en au maître du festin; et ils en portèrent.

9. Dès que le maître du festin eut goûté l'eau changée en vin (il ne savait pas d'où venait ce vin, mais les serviteurs qui avaient puisé l'eau le savaient), il interpella l'époux et lui dit: 10. "Tout homme sert d'abord le bon vin, et après qu'on a bu abondamment, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon jusqu'à ce moment. » 11. Tel fut, à Cana de Galilée, le premier des miracles que fit Jésus, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. 12. Après cela, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples, et ils n'y demeurèrent que peu de jours. »


À Cana, le signe et la gloire qui en découle ne sont pas voulus par le Christ : « Femme, que me veux-tu ? ». Son heure n'est pas venue... Et pourtant, sur l'insistance de sa mère, sans révéler au maître du repas l'origine du vin, il change nos hésitations en boisson de joie... La lecture du récit nous donne un nouvel aperçu du couple « mort et résurrection », que l’allusion au « fruit de la vigne » vient souligner. 

À Nathanaël, il avait promis « le ciel ouvert » (1, 31), dès le chapitre 2, il « manifeste sa gloire » (2, 11). Comment cette gloire a-t-elle affleuré ? Il n’y a pas eu de trompettes. Ce que l’on a senti, entre les lignes, si l’on prend le temps d’entrer dans le récit, c’est un geste discret, humble que seuls quelques serviteurs peuvent décrypter alors que le maître du repas et les convives s'interrogent encore. Et c’est là où la gloire affleure. Non pas dans la trompette et les cors, mais dans cette invitation à porter nos eaux dans les jarres, un autre « où es-tu ? », un « que fais-tu des dons reçus ? » qui par l’action discrète de Dieu se transforme en vin capiteux.

Quel est l'enjeu ? N'y a-t-il pas ici toute la tendresse de Dieu qui se manifeste dans cette révélation, dans ce jeu entre le visible et l'invisible, en laissant croire ceux qui veulent croire et sans forcer ceux qui refusent de le faire... 

« Ils n’ont plus de vin » : Entre les lignes, cette tendresse maternelle de celle qui a porté notre Sauveur et qui déjà lui échappe devient par cette phrase, le porte-voix d’un Dieu qui entend la souffrance d’un peuple, qui écoute le cri des souffrants. On peut ici entrer en résonnance avec des textes plus anciens, jusqu’à ce verset d’Exode 3,7 croisé plus haut : « J’ai entendu le cri de mon peuple (...) je connais ses douleurs », qui feront dire à certains commentateurs que l’agonie du Christ commence à Cana…

Prenons un peu de recul sur ces deux récits. Certes, le prologue a clamé au lecteur que Dieu était là, que le Verbe se rendait présent. Pourtant, les gestes de Jésus sont plus humbles. Il ne surajoute pas à l’affirmation du rédacteur, mais trace, au-delà des mots, les conditions d’une rencontre. Nous ne pouvons rester seulement sur les affirmations et les exhortations d’un évangéliste qui affirme le tout de Dieu. Voyons aussi, entre les lignes, les attitudes, les gestes, l’humilité, car cette tension est plus féconde que la seule affirmation « d’en haut » d’un « Verbe de Dieu ». Au cœur de cette tension, se traduit un double discours qui affirme conjointement humilité et gloire. Ce discours chez Jean est plus visible que chez d’autres évangélistes. Marc par exemple n’affirme la divinité du Christ qu’au tout dernier chapitre. Jean ne porte donc pas uniquement une théologie « de haut en bas ». La symphonie de l’Écriture joue aussi, dans cet Évangile, un jeu à facettes multiples. Les couleurs correspondent, tracent une mosaïque plus complexe et plus intense. Sachons en distinguer tous les tons…


Méditation :

Plus qu’ailleurs la contemplation ignacienne de ce texte nous révèle notre propre chemin : remplir les jarres de « purification », les offrir à Dieu pour qu’il vienne faire de notre humanité un vin capiteux, « diviniser ce que nous essayons d’humaniser » dira F. Varillon. La scène de Cana est la convocation de nos efforts d’homme à rejoindre le plan de Dieu. En suivant les serviteurs qui peinent à remplir et présenter les jarres, nous progressons dans la dynamique sacramentelle propre qui s’est éveillée à Cana.


Revenons aussi sur le rôle de Marie. Elle n’est plus ici le seul réceptacle fragile du Verbe, mais l’on sent déjà que son humilité a laissé place à une danse à la fois tragique et humble entre l’humanité blessée et le Dieu de tendresse. Marie, par cette phrase discrète (« ils n’ont plus de vin ») entre déjà dans le déchirement fécond de cette kénose que nous évoquions plus haut. Elle danse déjà sur les pas de Dieu, avant le déchirement final qui fera d’elle vraiment une « figure » et un chemin pour nous.


Car cette remarque de Cana n’est pas anecdotique. Elle se fait écho d’une clameur plus profonde, celle du peuple au désert, de la soif de l’humanité altérée en quête d’un Dieu qui s’est retiré dans le silence. A sa suite nous contemplons ici déjà ce que Jean signale comme un troisième jour, la transformation de l’eau en vin, dans ce torrent promis par Ezechiel qui jaillira du cœur transpercé du Fils. Moïse a frappé le rocher et un fin filet d’eau abreuve le peuple. Par la voix d’une femme discrète s’ouvre déjà les prémices d’une eau vive et jaillissante ?


Photo 1 : Cana, vitrail de saint Lubin des Joncherets (28)

Photo 2 : fresque dans l’église prieurale de Lanville (16) XIIeme siècle

13 août 2022

En route vers la Galilée - 8 - Marie

 

En cette fête de l’Assomption, fête des superlatifs, peut-on revenir à l’essentiel ? 

Il y a, chez Luc, comme l’accomplissement d’une attente. Alors que dans les annonciations précédentes, le mystère restait opaque et la crainte régnait chez l’homme, l’évangéliste nous présente ici un cœur pur et déjà ouvert à recevoir la venue de Dieu. Sommes-nous parvenus avec Marie au terme de cette quête ? Est-elle la nouvelle Ève qui a entendu l’appel du jardin. 

La lecture de Luc, tardive, plus qu’historique est surtout spirituelle. Elle poursuit ce fil rouge que nous suivons depuis Osée.

Ici, l’ange reste médiateur du mystère. Il commence par un « Réjouis-toi ! » qui fait résonner les annonces de l’Ancien Testament (cf. So 3, 14-18, Is 60, 1-5 ou Za 9, 9-10) puis procède à une annonce progressive de cette maternité particulière. À la différence des mères stériles de l’Ancien Testament, elle sera mère du Messie, par l’action de l’Esprit Saint. Luc fait ici résonner dans un sens messianique les prophéties d’Isaïe :

 « Voici que la Vierge a conçu, et elle enfante un fils, et on lui donne le nom d'Emmanuel. » Is 7,14 


 «Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l'empire a été posé sur ses épaules, et on lui donne pour nom : Conseiller admirable, Dieu fort, Père éternel, Prince de la paix : Pour étendre l'empire et pour donner une paix sans fin au trône de David et à sa royauté, pour l'établir et l'affermir dans le droit et dans la justice, dès maintenant et à toujours » Is 9, 5-6 


Son accueil est ici plus serein, plus total. La Vierge se fait réceptrice de Dieu et de sa parole.

Cette réceptivité à la parole sera un thème récurrent chez Luc, comme le note L. Legrand (1). 


On pourrait déjà mettre cette insistance de Luc en parallèle avec la phrase de Marie en Jean 2, 5 à Cana « Faites ce qu’il vous dira »…


Pour saint Augustin, elle doit cela seulement à son humilité : « Toute mon ambition, c'est mon humilité ; voilà pourquoi «mon âme grandit le Seigneur, et mon esprit a tressailli en Dieu mon Sauveur (Lc 1,47) » ; car il a regardé, non pas ma tunique garnie de nœuds d'or, non pas ma chevelure pompeusement ornée et jetant l'éclat de l'or, non pas les pierres précieuses, les perles et les diamants suspendus à mes oreilles, non pas la beauté de mon visage trompeusement fardé ; mais « il a regardé l'humilité de sa servante ».


Rappelons, dans la même lignée, le mot du Cardinal de Bérulle sur la naissance de la Vierge : « Elle naît à petit bruit sans que le monde en parle… Mais si la terre n’y pense pas, le ciel la regarde et Dieu l’aime… Il la regarde, la chérit, la conduit, comme celle à qui il veut se donner comme fils. »


Il fallait à l’apogée de la révélation un écrin particulier, vierge de toutes contradictions et d’influences. C’est dans le cœur simple d’une femme qu’il a choisi de déposer son message, de même qu’il cherchera à inscrire son Esprit, au-delà de nos raisonnements et de nos mouvements sensibles, au plus profond de nos cœurs écoutants et disponibles. 

 « Et je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai au-dedans de vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre chair le cœur de pierre ; et je vous donnerai un cœur de chair » Ez, 36, 26. 


Luc 1, 28-29 – Je te salue, comblée de grâce

28 L’ange entra chez elle, et dit : Je te salue, toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi. 29 Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation.


La tradition a fait de cette salutation le début de notre prière à Marie. Il y a en effet chez l'ange comme une vénération. Il sait que Dieu l'a choisi pour demeure, pour temple de Dieu. Cela fait résonner les paroles de l'apôtre. Vous êtes le temple de Dieu. Marie est la première sur ce chemin.


Contemplons maintenant la Vierge, son trouble face à cette annonce. Dans une petite cellule du musée San Marco à Florence, le peintre Fra Angelico a bien rendu le visage de la Vierge après la parole de l'ange. Elle est dépassée par ce qu'elle perçoit. 


On sent sur son visage l'ampleur de ce qui l'attend. Elle semble bien frêle et fragile cette vierge sur laquelle repose l'avenir de l'humanité. Quel contraste avec Zacharie, le prêtre vêtu de tous ses ornements et entouré de l'encens qu'il projette sur l'autel ! Ici, la tradition imagine une visite nocturne, dans le silence d'une petite ville de Galilée... Le pèlerin revoit cette bourgade perdue sur le flanc d'une colline. Que vient faire l'ange ici. Écoutons-le !


Luc 1, 30-33 – Ne crains point

30 L’ange lui dit : Ne crains point, Marie ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. 31 Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. 32    Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. 33 Il régnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura point de fin.


Jésus, ce qui veut dire « Dieu sauve ». Ici, l'action humaine, le culte sont réduits à néant. Il s'agit d'une réception pure : le don de Dieu. Dans la liturgie nuptiale, on peut entendre la réponse sacramentelle qui est signe de l'alliance même de Dieu et de l'homme : « Je te reçois et je me donne à toi ». 


Ici aussi la réception dépasse de loin le don, même si celui-ci sera total. Car ce qui est donné de manière unique à la Vierge est ce don de Dieu fait homme. Prenons distance sur ce petit village de Nazareth, ce bout du monde, loin du Temple où l'on n'attendait rien. Certes, il y avait quelques prophéties passées que les phrases attribuées à l'ange semblent rappeler (cf. Za 9, 9 : « Exulte de joie, fille de Sion ») ou Is. 7, 14 : « une jeune femme est enceinte », mais on est bien dans un lieu qui semble abandonné de Dieu, dans un pays sous la coupe de l'envahisseur, dans un monde où la foi semble avoir quitté le peuple. 


Et c'est là que Dieu a choisi d'habiter, mettant ainsi l'espoir là où on ne l'attendait plus.

Il y a là pour tous, même aujourd'hui, un signe d'espérance...

Le lecteur d’aujourd’hui est en droit cependant d’affirmer son scepticisme. Comment est-ce possible qu’une vierge puisse enfanter ? Les réponses de la Tradition sont multiples. Elles interpellent la foi et le mystère. Le rationalisme moderne peut rejeter tout cela. 

Il y a néanmoins, quelque chose qu’il ne peut rejeter : la lecture spirituelle. Déjà, dès les premiers siècles, certains pères de l'Église pratiquaient cette prise de distance par rapport aux faits. Ainsi Grégoire de Nysse parlait des plaies d’Égypte comme les tentations intérieures de l’homme et non comme les punitions d’un Dieu vengeur. Et son interprétation permettait de dépasser la non-historicité d’un récit ancien.

Alors, si nous n’avions qu’une lecture croyante, que voudrait dire la virginité de Marie ? Peut-être la seule contemplation qu’au-delà des contingences matérielles, le don de Dieu, quel qu’en soit les formes est immenses et dépasse notre raison. La naissance virginale est-elle une légende ? Peut-être, même si ce n’est pas ce qu’affirme l'Église. Ce qui compte demeure : comment accueillons-nous dans nos vies l’infini de Dieu ?


Luc 1, 34-37 – Rien n’est impossible à Dieu

34 Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? 35     L’ange lui répondit : Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. 36 Voici, Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils en sa vieillesse, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois. 37, Car rien n’est impossible à Dieu.


« Couvrir de son ombre » Il faut contempler cette nuée du Seigneur qui accompagne la pérégrination du peuple de Dieu dans le désert. C'est dans cette nuée où réside Dieu quand il se manifeste à l'homme (cf. notamment Ex. 33, 9 et 34, 5) que le mystère de l'impossible prend naissance. Luc ici nous appelle à un acte de foi du même type que la résurrection. De même que Dieu ressuscitera Jésus, de même la Vierge enfantera un fils. Va-t-on faire ce saut de la foi sans quoi rien n'a de sens ? Marie n'a pas demandé de preuve comme a pu le faire Zacharie, pourtant l'ange lui donne un espoir : même la femme stérile peut donner naissance. Ici la puissance du Dieu caché se révèle dans la nuée. Rien n'est impossible à Dieu. (cf. aussi Gn 18, 14)


Luc 1, 38 – Je suis la servante du Seigneur

38 Marie dit : Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! Et l’ange la quitta.


Fiat marial. 

Que dire ? 

On ne peut que contempler cette réception mariale, ce qui n'est que renoncement à toute prétention humaine, ce que l'on pourrait appeler la kénose de Marie qui entre en vibration avec la kénose trinitaire. Ce terme savant, qui n'est que la reprise du terme grec de ekenosen : se vider est surtout dit du Fils qui se vide de lui-même (cf. Phil 2, 7 : il s'est anéanti, prenant la condition de serviteur). Mais n'est-ce pas là aussi ce que fait Marie, qui entre ainsi, de plan pied dans cette danse trinitaire. Si Dieu a tout donné en son Fils, s'il s'est dépossédé de sa puissance pour prendre la condition d'un enfant d'homme, d'un embryon « à-venir », que dire alors de celle qui devient le réceptacle de ce don. La danse nuptiale est dans ce « je te reçois et je me donne à toi ». Certes, la Vierge ne sait pas encore jusqu'où ira ce don, mais l'on peut le pressentir, en concevoir, à l'aune de notre propre connaissance de sa vie, combien ce renoncement est de fait une kénose.

On pourrait s’arrêter sur la Vierge. Ce serait passer à côté de quelque chose de plus grand. On contemple souvent en effet Marie sous l'angle de l'humanité, mais comme le souligne Adrienne von Speyr, on devrait aussi contempler le Père, qui en confiant son Fils au sein d'une Vierge, amorce le mouvement même d’une kénose à laquelle le Fils pourra répondre.

Le renoncement de Dieu, sa paternité, c’est faire confiance à cette graine de moutarde, déposée au creux de l’humanité, dans le plus beau des Temples. Un abandon de toute volonté de puissance, de règne et de royaume. Là est aussi la kénose. 

Quel pari fou sur l'homme ! N'est-on pas déjà dans le mouvement même de l'abandon et de l'agenouillement de la Trinité qui, par amour, se fait faiblesse pour que l’homme entre dans sa danse ?


Le désir d’un « Dieu qui vient à l’homme »avait besoin d’une réponse et cette réponse est celle fragile, si bien illustrée par Fra angelico d’une jeune fille surprise par cette sollicitude et qui ose répondre oui, mais mieux encore « fiat » sur le bout des lèvres dans le creuset d’un village perdu de Nazareth.


Il faut mettre peut-être ici aussi en perspective cet « où es-tu ? » de Dieu lancé à Adam ET Ève dans le jardin (2) pour contempler que c’est une petite bergère de Nazareth qui a répondu la première et totalement à cet appel de Dieu.


Le chemin de Marie ne sera pas un long fleuve tranquille. Avant peut-être de vénérer celle qui a dit oui, il nous faut contempler dans le silence ce chemin.


Que célébrons nous aujourd’hui finalement ?

Plus que l’assomption de la vierge Marie, c’est l’ensemble du mystère de la venue du Christ sur terre qui est à contempler.


Marie est l’écrin fragile de notre salut.


Mais qui est-elle véritablement ? Entre la jeune fille fragile que nous idéalisons et la femme-disciple que nous présente Jean à Cana, il existe une tension à maintenir.

Marie n’a pas été dès le début nimbée de lumière et de grâce mais a suivi un sentier qui nous interpelle. 

Marie est en effet au cœur de notre humanité celle qui répond probablement le mieux à l’appel de Dieu, celle qui comprend EN sa chair toute humaine, l’enjeu de la venue du Christ, marche à sa suite et répond à cet appel originel de Dieu(Gn 3,5), évoquée plus tôt. Elle devient en cela chemin pour nous. 

Ce que nous font découvrir les textes de d’aujourd’hui n’est-il pas finalement que, dans le mystère de cette naissance, de cette femme habitée par la grâce divine, bouleversée par la venue du Christ EN son humanité (3) et dans le jusqu’au bout de son Amour, c’est la vocation de tout baptisé qui est surtout à contempler.

Dans la liturgie de la veille au soir du 15 août l’évangile interpelle notre propre manière de recevoir le Christ : L’Évangile de Luc ( 11, 28) insiste même dans le sens de tout ceux qui comme moi souvent rejette une idéalisation excessive. Relisons bien ce texte qui surprend la veille du 15/8 :

« En ce temps-là, comme Jésus était en train de parler, une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : « Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri ! »

 Jésus déclare alors : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! » Ces propos sont choquants a priori. 


Jésus « n’efface » pas sa mère mais insiste bien sur ce basculement entre la figure mariale et l’appel renouvelé à notre vocation. 


L’assomption n’est pas seulement en effet la fête de Marie. 

Elle ouvre une espérance particulière pour l’humanité que le magnificat vient amplifier, en faisant vibrer à nouveau l’espérance du peuple de Dieu, de tout ce que portait l’AT. 


« Mon âme exulte le Seigneur car ce dernier disperse les superbes et vient élever les humbles, combler de biens les affamés, renvoyer les riches les mains vides, relever Israël son serviteur ». 


Le cri de Marie est notre joie : « Dieu se souvient de son amour ».


Dans le tressaillement d’Elisabeth que nous donne à contempler Luc se retrouve à sa manière cette espérance du peuple en marche et donc notre propre espérance. 


Oui Dieu vient nous visiter…

À chaque fois que la Parole prend chair en nous, qu’elle fait en nous sa demeure, l’assomption prend sens, quand nous tressaillons, à la suite du Baptiste, de la joie du don de Dieu qui veut nous habiter.(5)

Le rêve de Dieu devient notre danse… 


« Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »


Le mystère de l’assomption c’est que Dieu veut habiter TOUT homme. 


Le mystère c’est que Dieu souhaite prendre chair EN nous et que sa victoire sur la mort ne viendra que lorsque nous serons un, femmes et hommes, dans la contemplation du Verbe de Dieu, de cette Parole qui prend chair dans notre chair, nous transforme… 


Il y a peut-être ensuite un parallèle théologique à faire entre Philippiens 2 (et notamment le « c’est pourquoi » du verset 9 qui souligne que Jésus est relevé car il s’est vidé de lui même) et le dogme de l’assomption. Au delà du chemin intérieur de Marie, à rapprocher peut-être de la conversion même du Christ dont parle Sesboué dans sa « pédagogie du Christ (7), le chemin intérieur de Marie est aussi marqué par une forme de kénose. Or ce dessaisissement de soi qui s’exprime notamment dans son fiat, si bien traduit par Fra angelico, peut justifier que l’Église ai souhaité lui donner une place particulière que la tradition a cristallisé dans un dogme. Sans valider les excès d’une mariolatrie excessive si bien dénoncée par Congar(6), on peut néanmoins s’interroger sur la distance qui demeure entre le chemin vectoriel (c’est-à-dire qui nous pousse à grandir et kénotique de la vierge Marie et notre propre chemin et en tirer une forme d’interpellation, d’humilité à défaut d’une vénération…


Il y enfin un thème que l’on peut également contempler dans le « en Christo » paulinien(6), c’est finalement la danse mariale particulière de celle qui a été habitée par le Verbe et est donc devenue contenant de l’insaisissable, ce qui pour reprendre la théologie de Karl Rahner donne à la vierge, un autre chemin vectoriel pour nos eucharisties et fait résonner nos tressaillements intérieurs avec ceux de toutes les mères à commencer par Elisabeth.(7)

Être en Christ et recevoir en soi celui qui nous invite à faire Corps…


(1) Lucien Legrand, in L’annonce à Marie, p. 99ss, Lectio Divina n° 106, Cerf, 1981

(2) au sens de l’ « en christo » souligné par Hans Urs von Balthasar dans sa Dramatique 

(3) voir mes écrits divers sur le thème du tressaillement et notamment mon roman « le vieil homme et la brise »

(6) Sesboué y soutient que le Christ n’a qu’une conscience progressive de son rôle, une idée que j’ai toujours trouvée intéressante pour percevoir l’interaction entre humanité et divinité

(7) je pense notamment à son deuxième tome du journal du concile

(6) cf. note 5

(7) J’ai longuement développé ce point dans « danse trinitaire » puis dans « A genoux devant l’homme »

En route vers la Galilée - 7 - danse johannique

 

Je poursuis ce long travail de relecture et de simplification de mes « lectures pastorales » et parviens, sur la pointe des pieds vers la contemplation de Jean 1.

Voici un extrait de ce qui consistera une partie du chapitre 15.

——

Jean 1, 29-34 – La descente de l’Esprit

29. Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit : « Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. 30. C'est de lui que j'ai dit : « un homme vient après moi, qui est passé devant moi, parce qu'il était avant moi. » 31. Et moi, je ne le connaissais pas, mais c'est afin qu'il fût manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau. » 32. Et Jean rendit témoignage, en disant : » J'ai vu l'Esprit descendre du ciel comme une colombe, et il s'est reposé sur lui. 33. Et moi je ne le connaissais pas; mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit: Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et se reposer, c'est lui qui baptise dans l'Esprit-Saint. 34. Et moi j'ai vu et j'ai rendu témoignage que celui-là est le Fils de Dieu. »


En face du Baptiste s'avance un homme qu’il décrit comme l'agneau de Dieu. Dans les autres récits de baptême, chez les Évangiles que l’on appelle « synoptiques », on peut observer l’insistance sur le geste de soumission de Jésus. Il accepte de recevoir le baptême de l’eau. L'évangéliste Jean ne reprend pas ce détail, à la différence des trois autres. Par contre, il introduit cette image, très chargée symboliquement de l’agneau. Si Jean-Baptiste utilise ce symbole, c’est peut-être pour traduire une impression plus profonde... Le baptême par Jean n’est finalement que le symbole/sacrement de ce qu’il annonce : la mort véritable, celle de l’agneau. On est donc à un deuxième stade d’écriture et on contemple et prépare ici le sacrifice de celui qui va être « immolé » à Pâques (cf. Exode). Il rappelle donc, dès le début de l’Évangile, la Pâque du Seigneur. 

Cette référence dépasse donc la simple humilité d’un Jésus qui se mettrait sous la coupe de Jean pour recevoir le baptême. Elle ouvre dès le départ une tension. Entre le symbole de l’agneau et le Christ, s’esquisse un chemin qui passant par l’humilité et la Croix rendra possible la gloire. Par les mots du Baptiste se résume l’axe humilité - gloire qui lui permet d’affirmer qu’il a vu « l'Esprit, telle une colombe, descendre du ciel et demeurer »... L’humilité du Fils est la clé de sa gloire : » j'ai vu et j'atteste qu'il est lui le Fils de Dieu »... (1, 34). Comme dans le passage de la kénose* à la gloire de Philippiens 2, il y aurait donc un lien étroit entre l'abaissement du Fils et la gloire qui se manifeste... Le rédacteur nous introduit, dès le début à cette liaison, certes complexe, mais constitutive de cette relecture post-Pascale des événements.

Étudions de plus près comment cela est construit : « Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui. »  Nous avons changé de jour et l’arrivée du Christ modifie le sens global de la scène. Jean n’est plus seul, il a une vision. Rappelons-nous ce que nous avons esquissé plus haut et qui prend maintenant sens, ces récits des théophanies* de l’Ancien Testament dont on retrouve les traces « types » dans ce récit. Elles sont souvent structurées par un temps d’humilité de celui qui assiste, puis la manifestation de la gloire (ici la colombe) suivie d’une crainte. Même si, ici, les choses sont plus succinctes, tout est symbolisé et l’insistance est la même : Jean Baptiste n’est plus à la hauteur. Il vient le Messie, l’oint de Dieu. 

« Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. » Ce n’est pas un simple animal prêt pour le sacrifice, mais l’agneau « de Dieu », celui qui libère le monde de tout ce qui l’empêche d’aimer. Contemplons cette affirmation, prenons le temps de comprendre le lien étroit, affirmé ici entre le sacrifice de l’unique et le salut. La mort de l’agneau innocent est, comme le dira si bien René Girard, le signe que le monde se trompe. En sacrifiant l’innocent, il fait apparaître sa folie, il dévoile nos mimétismes violents. La mort de l’agneau révèle le mal. On entend déjà ce que E. Wiesel suggérait à propos d’un jeune condamné dans un camp nazi : quand la folie du monde va jusque-là, le Christ est là, non du côté des bourreaux, mais des victimes. La mort de l’agneau, c’est l’échec de l’homme sans Dieu, et la révélation de l’amour. C’est l’aboutissement [et la victoire] de ce plan particulier qui, par l’humilité de Dieu, nous dévoile sa tendresse.

30. C'est de lui que j'ai dit : « un homme vient après moi, qui est passé devant moi, parce qu'il était avant moi. » : On retrouve le verset 15 et du même coup le thème du prologue, agrafé ici en arrière-plan. Décortiquons maintenant ce verset. Il vient après, en tant qu’homme, mais il passe/passera devant par son humilité, car il est avant moi, il est le Verbe, du commencement. Gymnastique conceptuelle d’une étonnante concision, mais qui recentre le prologue, le résume et ouvre à la théophanie, à la révélation du mystère.

 31. Et moi, je ne le connaissais pas, mais c'est afin qu'il fût manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau. » :  Je ne le connaissais pas. Chez Jean, on oublie les évangiles de l’enfance de Luc et Matthieu. Ou plutôt, ils deviennent anecdotiques, car la non-connaissance évoquée par Jean est probablement sa non-perception de l’ampleur de ce qui va être révélé : il ne le connaissait pas, parce qu’il ne peut connaître Dieu. Souvenons-nous du « je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure ». Jean se sent petit et pourtant, il a perçu, ou peut-être est-ce l’évangéliste qui le présente comme tel, qu’il est précurseur, premier annonciateur d’un mystère « inconnaissable ». À lui revient de manifester à Israël celui qui est…

32. Et Jean rendit témoignage, en disant : « J'ai vu l'Esprit descendre du ciel comme une colombe, et il s'est reposé sur lui ». Prenons le temps de contempler ici ce que l’évangéliste révèle, tout en rappelant que chez Marc, cette affirmation, esquissée en Marc 1, 9 par la voix du Père : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j'ai mis mes complaisances. » n’est véritablement révélé que dans la bouche du centurion, à la fin de l’Évangile. Ici, nous sommes face, dès le départ au coeur de l’extrait du message porté par le prologue. Il n’est plus énoncé dans l’ordre conceptuel, mais au sein d’un témoignage. Les versets 32 et suivants décrivent cette manifestation indescriptible que le prologue annonçait : « l’Esprit repose sur lui ». Il est l’oint de Dieu… 

Pour le lecteur juif, cette petite phrase fait résonner l’ensemble du texte d’Isaïe qui annonçait la venue du Messie et qui commence par cette phrase : « Voici mon serviteur, j’ai mis mon Esprit sur lui ; il répandra la justice parmi les nations ». (Isaïe 42, 1). Mais il ajoute aussi cette vision particulière de la descente de l’Esprit : une vision qu’il ne peut qualifier que par un « comme une colombe »… Ce texte, cette révélation est soulignée par la grande structure concentrique qui forme comme une explosion de répétitions enchevêtrées – on compte ici jusqu’à 5 niveaux –  aperçues entre les lignes et que nous représenterons comme suit en faisant apparaître les oppositions successives entre la non-connaissance et l’apparition, ces « j’ai vu successifs » qui forment contraste et soulignent, insistent, reviennent sur le coeur du message. Jean joue avec les expressions, les fait danser, insiste au point que le lecteur ne peut plus ignorer l’importance de ce qui se joue là. Écoutons-en la musique :


26. « Moi je baptise dans l'eau; mais au milieu de vous il y a quelqu'un que vous ne connaissez pas, 

27. C'est celui qui vient après moi; 

je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure. » 

29. Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit : « Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. 30. 

 « un homme vient après moi, (...) 

31. Et moi, je ne le connaissais pas,   (...) 

que je suis venu baptiser dans l’eau. »

J'ai vu l'Esprit descendre du ciel comme une colombe, 

et il s'est reposé sur lui. 33. 

Et moi je ne le connaissais pas; 

mais celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau 

 m’a dit 

tu verras l'Esprit descendre 

et se reposer, 

c'est lui qui baptise dans l'Esprit-Saint. 34. 

Et moi j'ai vu et j'ai rendu témoignage que 

celui-là est le Fils de Dieu. »


—-

Pour mémoire, la version très détaillée avec notes, de ce que je retravaille et cherche à simplifier ici est déjà téléchargeable gratuitement sur Kobo sous le titre « Dieu dépouillé » (1700 pages) ou publié sur Amazon dans le tome 2 de ma trilogie : À genoux devant l’homme. 


Photo : baptême de Jésus, cathédrale de Chartres.

11 août 2022

En route vers la Galilée - 6

 

Voici, en écho du chapitre 1, un extrait du chapitre 7 alors qu’un premier jet de l’ensemble prend forme.

Après Élie et une retraversée rapide de Gn 2 à Exode 32, nous parvenons à la quête de Moïse en Exode 33…

——

Extrait :´Chapitre 7 – Voir Dieu ?

Entre les chapitres 3 et 32 du livre de l’Exode se succèdent une description de la misère du peuple, sa sortie douloureuse d’Egypte et sa traversée du désert. Nous ne nous attardons pas sur la surenchère entre violences égyptiennes et les plaies d’Egypte. Il faut entendre que cette projection tardive des scribes du VIeme siècle avant JC laisse place, avec une certaine délectation, à un Dieu vengeur très imaginaire et loin de toute réalité historique, puisque les archives égyptiennes n’en font aucune mémoire. Suit alors la lente libération du peuple qui traverse pendant 40 ans le désert, souffre de la soif et de la faim, murmure et s’éloigne du Dieu libérateur jusqu’à parvenir à l’épisode du veau d’or, au chapitre 32. 

Pourquoi le peuple nourri par les dons de Dieu fait-il fi de cet amour débordant de Dieu ? 

Comment les scribes auteurs de ces récits mythiques ont-ils organisé l’histoire pour aboutir au sommet partiel d’une révélation ? 

Il faudrait se plonger, voire même se noyer dans l’Exode tout entier avec l’imaginaire bien influencé par les péplums cinématographiques des années 50, pour voir les signes progressifs de l’attention de Dieu, au-delà d’un Dieu imaginaire probablement inventé par des semi-historiens et la réalité plus prosaïque d’un petit peuple qui cherche à justifier son origine. 

Nous avons choisi de faire plutôt un raccourci rapide en explorant le terme du voyage : les chapitres 33 et 34 considérés comme le sommet de la Révélation du Pentateuque. Commençons par en faire une première lecture extensive.

Nous sommes juste après l’épisode du veau où les auteurs ont choisi à nouveau de déployer ici, avec force la colère de Dieu qui punit les coupables. Au cœur de ce récit aux accents mythiques quelque chose de Dieu transparaît et c’est ici qu’il nous semble important de s’arrêter. 


Exode 33, 1-6 – Colère de Dieu

1 Yahweh dit à Moïse : « Va, pars d'ici, toi et le peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte; monte au pays que j'ai promis avec serment à Abraham, à Isaac et à Jacob, en disant : Je le donnerai ta postérité. 2 J'enverrai devant toi un ange, et je chasserai le Chananéen, l'Amorrhéen, le Héthéen, le Phérézéen, le Hévéen et le Jébuséen. 3 Monte vers un pays où coulent le lait et le miel ; mais je ne monterai point au milieu de toi, car tu es un peuple au cou raide, pour ne pas t'anéantir en chemin. » 4 En entendant ces dures paroles, le peuple prit le deuil, et personne ne mit ses ornements. 5 Alors Yahweh dit à Moïse : « Dis aux enfants d'Israël : Vous êtes un peuple au cou raide; si je montais un seul instant au milieu de toi, je t'anéantirais. Et maintenant, enlève tes ornements de dessus toi, et je saurai ce que j'ai à te faire. » 6 Les enfants d'Israël se dépouillèrent de leurs ornements, dès le mont Horeb. 


Le tonnerre de Dieu aperçu dans le cycle d’Elie n’est pas encore converti ici par le bruit d’un fin silence. Au chapitre 32, sa colère a éclaté dans toute sa fureur. Et pourtant le récit est prélude d’une révélation. A condition que l’homme change son cœur de pierre (ici son « cou raide »), sorte de ses certitudes (les ornements sont à proscrire, la répétition du « cou raide » insiste sur ce point avant de se traduire par un geste plein de sens : « Les enfants d'Israël se dépouillèrent de leurs ornements, dès le mont Horeb ».

Ce dépouillement rejoint le fil rouge de notre contemplation. Depuis la conduite au désert, il y a un pas à faire et quel pas ! Mais ici se prépare la mise à nu de l’homme sur le bois de la Croix !


Exode 33, 7-11 – La tente de la rencontre

7 Moïse prit la tente et se la dressa hors du camp, à quelque distance; il l'appela tente de réunion ; et quiconque cherchait Yahweh, se rendait à la tente de réunion, qui était hors du camp. 8 Et lorsque Moïse se rendait à la tente, tout le peuple se levait, chacun se tenant à l'entrée de la tente, et on suivait des yeux Moïse, jusqu'à ce qu'il entrât dans la tente. 9 Dès que Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait et se tenait à l'entrée de la tente, et Yahweh parlait avec Moïse. 10 Tout le peuple voyait la colonne de nuée qui se tenait à l'entrée de la tente; et tout le peuple se levait, et chacun se prosternait à l'entrée de sa tente. 11 Et Yahweh parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. Moïse retournait ensuite au camp; mais son serviteur Josué, fils de Nun, jeune homme, ne s'éloignait pas du milieu de la tente. 


Avant d’entrer dans le dialogue, observons les déplacements. Sortir du camp, aller vers la tente de la rencontre, vers cette nuée qui, déjà, guidait le peuple à travers la mer rouge et le désert.


Exode 33, 12-23 – Dialogue

12 Moïse dit à Yahweh : « Vous me dites : Fais monter ce peuple; et vous ne me faites pas connaître celui que vous enverrez avec moi. Cependant vous avez dit : Je te connais par ton nom, et tu as trouvé grâce à mes yeux. 13 Et maintenant, si j'ai bien trouvé grâce à vos yeux, faîtes-moi donc connaître vos voies, et que je vous connaisse, afin que je trouve grâce à vos yeux. Considérez que cette nation est votre peuple. » 14 Yahweh répondit : « Ma face ira avec toi, et je te donnerai un repos. » 15 Moïse dit : « Si votre face ne vient pas, ne nous faîtes pas partir d'ici. 16 À quoi connaîtra-t-on que j'ai trouvé grâce à vos yeux, moi et votre peuple, sinon à ce que vous marcherez avec nous? ? C'est ce qui nous distinguera, moi et votre peuple, de tous les peuples qui sont sur la face de la terre. » 17 Yahweh dit à Moïse : « Je ferai encore ce que tu demandes, car tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais par ton nom. » 18 Moïse dit : « Faites-moi voir votre gloire. » 19 Yahweh répondit : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté, et je prononcerai devant toi le nom de Yahweh : car je fais grâce à qui je fais grâce, et miséricorde à qui je fais miséricorde. » 20 Yahweh dit : « Tu ne pourras voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. » 21 Yahweh dit : « Voici une place près de moi; tu te tiendras sur le rocher. 22 Quand ma gloire passera, je te mettrai dans le creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. 23 Alors je retirerai ma main et tu me verras par-derrière; mais ma face ne saurait être vue. »


Comme esquissé plus haut, le texte reprend d’abord le thème de la nudité que nous avons souligné plusieurs fois dans les textes précédents. Elle est évoquée entre les lignes dans les premières lignes des versets 4 et 6 : « Fais descendre ta parure [TOB : Et les fils d'Israël se défirent de leurs habits de fête, à partir de la montagne de l’Horeb.] ». (Ex 33, 4-6)

L’expérience de la nudité fait partie de la catéchèse de Dieu et de prélude à la rencontre. Nous l’avons vu plus haut en Gn 2, comme en Ez. 16. À la différence des parures de Dieu comme des parures de l’homme propres aux chapitres précédents, il y aurait ici, dans ce texte qui suit le « couple » révélation-chute, une nouvelle approche, plus contrastée et j’oserais dire plus mûre de la relation.

« Dépouille-toi de toute superbe » : l’ordre est plus fort que celui donné aux anciens, qui devaient laver leurs vêtements. Comme dans Genèse 3, Dieu invite le peuple à prendre conscience que son comportement et sa superbe ne conviennent pas. Il doit se mettre à nu devant Dieu et c’est dans une attitude d’humilité qu’il peut retrouver son chemin vers Dieu.

Nous retrouvons à ce stade, la thématique du décentrement largement commenté dans « Retire tes sandales ! ». La rencontre de Dieu ne peut se faire qu’en abandonnant ses certitudes, quittant ses tours d’ivoire pour aller à la rencontre de Dieu sous une tente légère. Et c’est l’allusion à tente de la rencontre qui préfigure la direction à prendre. Avant de la voir chargée à nouveau de ses ornements imaginaires des chapitres suivants, il nous faut peut-être contempler un lieu ouvert à l’Esprit. La tente, rappelons-le, n’est pas dans le camp, donc dans les murs établis, au sein même du savoir et des certitudes humaines, mais hors du camp.

Relisons à nouveau le texte dans ses détails :

7 Moïse prit la tente et se la dressa hors du camp, à quelque distance; il l'appela tente de réunion ; et quiconque cherchait Yahweh, se rendait à la tente de réunion, qui était hors du camp. 8 Et lorsque Moïse se rendait à la tente, tout le peuple se levait, chacun se tenant à l'entrée de la tente, et on suivait des yeux Moïse, jusqu'à ce qu'il entrât dans la tente. 9 Dès que Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait et se tenait à l'entrée de la tente, et Yahweh parlait avec Moïse. 10 Tout le peuple voyait la colonne de nuée qui se tenait à l'entrée de la tente; et tout le peuple se levait, et chacun se prosternait à l'entrée de sa tente.

11 Et Yahweh parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. Moïse retournait ensuite au camp; mais son serviteur Josué, fils de Nun, jeune homme, ne s'éloignait pas du milieu de la tente. (Ex 33, 7-11)


À la différence du récit du jardin (Gn 3), le peuple dispose ici d’un médiateur dans la personne de Moïse. Cette médiation va être thématisée dans le chapitre 33. Elle a déjà été préparée par les récits précédents. Depuis qu’il a répondu à l’appel dans l’épisode du « buisson ardent », Moïse a un rôle privilégié que lui reconnaît le peuple, mais ce dernier n’en a pas encore compris l’étendue, comme le montrent ses doutes dans le chapitre 22. Cette troisième rencontre vient donc amplifier les révélations précédentes et, par ce biais, à la fois la médiation de Moïse et des lieux de la rencontre (le Sinaï, mais aussi la tente).

Il y a très probablement là une construction littéraire qui vient construire l’image du prêtre et du temple, dans ce que nous qualifirerions maintenant d’approche trop cléricale, clairement souligné dans l’axe des rédacteurs. Et pourtant des étincelles s’échappent du discours et c’est ce qu’il vaut la peine de manduquer. 

Le mouvement est souligné par l’attitude du peuple dans les déplacements de Moïse vers la tente. Il doit regarder, se prosterner, sans pouvoir participer. Il n’est donc plus au centre du récit, mais accompagne cependant, par le regard et donc la pensée, le mouvement de médiation.

Cette distance est mise en contraste avec le privilège de « voir Dieu » donné à Moïse et appuyé par ce commentaire narratif qui termine la description.

Début d’un cléricalisme ou chemin pour l’homme ? Il serait inconvenant de trancher trop vite. L’enjeu ici est plutôt de creuser cette « figure » de Moïse et d’en sentir l’essentiel.

Comme le note Irwin(1), il pourrait y avoir d’ailleurs, dans le deuxième dialogue (v 12-23), une structure décalée et contrastée entre les demandes de Moïse et les réponses de Dieu. Un dialogue qui laisse place à une certaine ironie, chacun ne citant que ce qu’il veut entendre de l’autre, mais aussi un jeu de langage, chacun différant sa réponse. En essayant de transposer sa thèse de manière imagée, dans la version très littérale de la traduction on aurait la structure suivante, qui montre d’importantes oppositions, comme un dialogue de sourds :

Dieu refuse de monter : v3 :      « ne pas je monterai au milieu de toi, car un peuple raide de nuque toi de peur que je t’achève en chemin »

Moïse affirme qu’il monte : 13. Vois toi disant à moi : Fais monter ** ce peuple (…)

et ne cite pas le messager,    Tu as dit : Je te connais par un nom et même tu as trouvé ni la menace de Dieu : grâce à mes yeux. Et maintenant si oui j’ai trouvé grâce à tes yeux fais-moi connaître S’il te plaît ** ton chemin et je te connaîtrai afin que je trouve grâce et vois que ton peuple la nation celle-ci. 

Yhwh affirme :    Ma face ira et je te donnerai du repos à toi.

Moïse ignore la réponse :      Si ne pas ta face allant que ne pas monter tu nous feras d’ici. 

Moïse demande si Dieu fait grâce :  Et en quoi ? Il sera reconnu ici que j’ai trouvé grâce à tes yeux moi et ton peuple est-ce ne pas ? (…) 

Yhwh répond :     Aussi la parole celle-ci que tu as prononcée je ferai, car tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais par un nom. 

Moïse demande de voir la grâce : Fais-moi voir s’il te plait ** ta gloire.

Yhwh montre la bonté :     Moi je ferai passer toute ma bonté en face de toi et j’appellerai par le nom de YHWH devant toi et je ferai grâce ** à qui je ferai grâce et j’aurai compassion ** de qui j’aurai compassion.  

Il refuse de montrer sa face : Ne pas tu pourras voir ** ma face, car ne pas me verra l’être humain et il vivra. 21. Et dit YHWH : Voici un lieu avec moi et tu te tiendras près de le rocher.  22 Et il sera quand passera ma gloire et je te placerai dans le creux du rocher et je couvrirai de ma paume sur toi jusqu’à ce que je sois passé. 23 Et je détournerai ** ma paume et tu verras ** mon dos et ma face ne sera pas vue.

Cet apparent dialogue de sourds renforce l’impression d’inquiétude, d’interrogation sur le sort que Dieu réserve au peuple.

Cette impression est renforcée quand on isole du texte complet les deux monologues pour percevoir la tension. Moïse est fondamentalement inquiet, y compris dans son désir de voir Dieu. Voici, isolées, les phrases de Moïse :

12 Moïse dit à Yahweh : « Vous me dites: Fais monter ce peuple; et vous ne me faites pas connaître celui que vous enverrez avec moi. Cependant vous avez dit : Je te connais par ton nom, et tu as trouvé grâce à mes yeux. 13 Et maintenant, si j'ai bien trouvé grâce à vos yeux, faîtes-moi donc connaître vos voies, et que je vous connaisse, afin que je trouve grâce à vos yeux. Considérez que cette nation est votre peuple. »

15 Moïse dit : « Si votre face ne vient pas, ne nous faîtes pas partir d'ici.

16 À quoi connaîtra-t-on que j'ai trouvé grâce à vos yeux, moi et votre peuple, sinon à ce que vous marcherez avec nous? C'est ce qui nous distinguera, moi et votre peuple, de tous les peuples qui sont sur la face de la terre. »

18 Moïse dit : « Faites-moi voir votre gloire."


Les réponses du Seigneur sont plus positives :

14 Yahweh répondit : « Ma face ira avec toi, et je te donnerai un repos. » 

17 Yahweh dit à Moïse : « Je ferai encore ce que tu demandes, car tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais par ton nom. »

19 Yahweh répondit : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté, et je prononcerai devant toi le nom de Yahweh : car je fais grâce à qui je fais grâce, et miséricorde à qui je fais miséricorde. »

20 Yahweh dit : « Tu ne pourras voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. »

21 Yahweh dit : « Voici une place près de moi; tu te tiendras sur le rocher.

22 Quand ma gloire passera, je te mettrai dans le creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé.

23 Alors je retirerai ma main et tu me verras par-derrière; mais ma face ne saurait être vue. » (Ex 33, 12-23, traduction Crampon)


(1) Irwin « Willian

Henri Irwin, The Course of Dialogue between Moses and YHWH in

Exodus 33 : 12-17, The Catholic biblical quaterly, Washington,

1997, 59,4. p. 629

10 août 2022

En route vers Galilée - 5

 

Chapitre 1, fin

Dans le Nouveau Testament, notre contemplation trouve un sommet dans le déchirement du voile du temple qui chez Marc 15 révèle le silence du Dieu crucifié. Dans le silence de la croix, le verbe de Dieu se fait murmure et nous invite à la conversion. Il nous conduit d’Emmaüs vers la Galilée…


Le signe de Jonas

Revenons sur les pas d’Élie.

Nous avons déjà évoqué le signe de Jonas. Le prophète, appelé par Dieu pour convertir la ville de Ninive, est lui aussi désespéré. Il refuse de voir la clémence de Dieu pour ce peuple. À travers l’image d’un ricin, qui meurt alors que Jonas y avait trouvé refuge, Dieu lui montre l’ironie de sa situation et l’étendue de sa tendresse. Comme Élie 

Jonas se croyait tout investi de la mission de juger Ninive, mais l’amour de Dieu est plus fort que son propre jugement des hommes et des choses.

On a évoqué à ce sujet, ce qui peut apparaître comme le pathos du prophète qui trouvera un lointain écho dans l’agonie du Christ décrite surtout chez Luc. C’est face à cette peine, à cette plainte qu’Élie, comme Jonas reçoit une réponse de Dieu, une espérance performative pour lui, mais aussi pour sa descendance spirituelle (Élisée) et le salut d’une multitude de 7 x 1000 hommes (plénitude). Les 7.000 hommes s’inscrivent d’ailleurs en contraste avec les 3.000 tués de l’épisode du veau d’or (Ex 32).

Ce texte fait ainsi résonner l’affirmation du Christ : « il ne vous sera donné que le signe de Jonas ». Et au cœur de cette vision de Dieu, fragile et ténue, nous pouvons faire résonner celle du silence de Dieu en croix. Comme le Christ, poussé au désert avait subi la tentation pendant 40 jours, comme l’agonie qui précède la mise à mort, il semble qu’Élie doivent parcourir un chemin initiatique équivalent, au terme d’une période où il n’a plus de force et il est pourchassé pour être mis à mort… C’est au bout de ce chemin, quand l’espérance semble morte que le don de Dieu peut apparaître et pas avant.

Comme nous dit A. Wénin : « Au fil du livre, les images de Dieu souvent violentes qui traînent dans les cultures et dans les têtes sont reprises et traversées une à une, comme si toutes recèlaient quelque chose de la vérité de Dieu, mais aussi comme si cette vérité « captive de l’injustice » disait Paul (Rm 1, 18) – attendait d’être affranchie du mensonge qui dit Dieu complice du mal. Jésus est cet homme qui traverse le mal dont il est victime sans le relayer en violence et en mensonge. Librement, il fait du mal subi le lien d’un don de soi dans un amour capable d’assumer ce mal au point d’y tracer un chemin de vie pour les violents eux-mêmes. De la sorte, la croix manifeste la vérité de Dieu quant à la violence. »


Où es-tu ? - transition

Où es-tu mon Dieu ? Dans notre monde où Dieu semble de plus en plus absent, où la violence, la haine et le mépris semblent avoir pris la première place, nous pouvons répéter la question : « Où es-tu mon Dieu ? »

Loin des tremblements de terre et des orages de la guerre, loin du vent de la haine, la réponse de Dieu se trouve dans le bruit d'un fin silence (cf. 1 Rois 19), dans le chant des martyrs et des anges.

Écoutons ce que nous dit Augustin : « Croyez-vous, frères, que Dieu ignore ce qui vous est nécessaire ? Celui qui connaît notre détresse connaît d'avance aussi nos désirs. C'est pourquoi, quand il enseignait le Notre Père, le Seigneur recommandait à ses disciples d'être sobres de paroles : « Lorsque vous priez, ne rabâchez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant même que vous l'ayez demandé » (Mt 6,7-8). Si notre Père sait ce qui nous est nécessaire, pourquoi le lui dire, même en peu de mots ? ... Si tu le sais, Seigneur, est-il même nécessaire de te prier ? Or celui qui nous dit ici : « Ne multipliez pas vos paroles dans vos prières » nous déclare ailleurs : « Demandez et vous recevrez », et pour qu'on ne croie pas que c'est dit en passant, il ajoute : « Cherchez et vous trouverez », et pour qu'on ne pense pas que c'est une simple manière de parler, voyez par où il termine : « Frappez, et on vous ouvrira » (Mt 7,7). Il veut donc que pour recevoir tu commences par demander, que pour trouver tu te mettes à chercher, que pour entrer enfin tu ne cesses de frapper... Pourquoi demander ? Pourquoi chercher ? Pourquoi frapper ? Pourquoi nous fatiguer à prier, à chercher, à frapper comme pour instruire celui qui sait tout déjà ? Et même nous lisons dans un autre endroit : « Il faut prier sans cesse, sans se lasser » (Lc 18,1)... Eh bien, pour éclaircir ce mystère, demande, cherche et frappe ! S'il couvre de voiles ce mystère, c'est qu'il veut t'exciter à chercher et trouver toi-même l'explication. Tous, nous devons nous encourager à prier. » et la seule question de l'où es-tu ? nous conduira vers Celui qui nous cherche derrière le voile de l'amour donné. Dans le jardin du monde, il pose lui aussi la question. Où es-tu homme ? (cf. Gn 3). Ta vie est-elle don fragile ? Si elle l'est tu ne peux que me trouver. Car je suis don.

    

Nous venons de tracer un fil ténu qui part d’Osée, nous conduit au désert jusqu’à la quête d’Élie et pointe déjà vers le Christ. Dans cet axe fragile nous pouvons maintenant marcher comme des funambules vers le sommet de la révélation en retraversant d’autres textes fondateurs qui affinent cette marche et renforcent notre espérance : Dieu a soulevé le voile, écoutons le.


On a une tendance naturelle à commencer la

lecture de la Bible par la Genèse, pour deux raisons : elle commence elle-même par un récit de la création du monde et le peuple juif l’a placée au début du Pentateuque, les cinq grands livres de la Thora. 


Mais les travaux récents démontrent que le texte de la Genèse est surtout rédigé après l’exil, au moins dans ses dernières strates rédactionnelles. 


Une autre approche serait alors d’analyser les récits dans l’ordre de leur apparition. C’est un peu ce que nous venons de faire avec Osée, considéré comme le, ou l’un des plus anciens textes écrits disponibles, même si de nombreuses traditions orales l’auraient précédé. 


Ce renversement dans l’ordre de la lecture nous a apporté un a priori positif sur ce qui se révèle de Dieu et permet d’entamer une lecture qui rejoint, in fine, la révélation chrétienne. C’est cet exercice que nous venons de tenter. 


Retournons maintenant vers ce récit de l’origine, non comme une véritable histoire de l’humanité, mais plutôt comme l’interprétation fondatrice d’un peuple en marche, qui mêle aux mythes fondateurs une interprétation plus spirituelle et psychologique de notre nature humaine. 

On peut dire que la Genèse, avant d'être une théologie, c'est-à-dire une science de Dieu est d'abord une anthropologie, c'est-à-dire une science de l'homme. En visitant ces histoires humaines, c’est notre histoire qui est revisitée, dans ce qu’elle a de beau et de vil, de passionné et de malheureux. Suivre les pas des patriarches, c’est aussi mettre à jour nos faiblesses, ce qui fait de nous des êtres qui ont besoin de Dieu.

Il y a dans ce texte les traces d’une révélation qui semble au départ « lumineuse » alors qu’elle est pour l’auteur, comme pour le lecteur d’aujourd’hui plus voilée. Deux explications semblent possibles. Les premiers chapitres de la Genèse sont probablement une projection des auteurs en exil qui gomment une partie du passé pour redonner espoir à un peuple qui se croit perdu. À l’inverse, Dieu semble maintenant en retrait et le présent est de plus en plus noir. C’est peut-être parce que dans ce "reste" qui demeure, proche de celui découvert par Elie (cf. plus haut), une même dynamique est demandée que celle des premiers chrétiens. S’ils ont été capables d'accueillir l'incroyable d'un Dieu qui le rejoint en s’incarnant, il nous reste à les suivre sur ce chemin.

Dès le chapitre 3, nous sommes confrontés à l’irruption du mal. Nous y contemplons ces violences qui ne sont pas absentes de notre humanité et viennent en nous réveiller nos propres désirs, tentations et fragilités.

Le Pape François évoque ce « chemin de souffrance et de sang qui traverse de nombreuses pages de la Bible, à partir de la violence fratricide de Caïn sur Abel et de divers conflits entre les enfants et les épouses des patriarches». Dieu est-il absent de tout cela ? Non ! Sa tendresse s’est révélée en Os. 115 et reste visible, entre les lignes. Laissons-nous habiter par ce texte, manduquons-le et trouvons, au sein des tensions qui se révèlent la pédagogie de Dieu dont l’aboutissement ne sera visible qu’en Christ.


Entrer dans la pédagogie de Dieu, c’est se laisser façonner petit à petit, comme il l’a fait avec son peuple. « L'entreprise [divine] (...) [est] l'objet d'un travail (...) Dieu la prend, la touche, la pétrit, l'effile et la façonne. Représente-toi Dieu tout entier occupé à donner figure à l'œuvre de sa main : il y applique son intelligence, son action, son conseil, sa sagesse et sa providence et avant tout son affection (...) Dieu fit l'homme. Ce qu'il façonna, « il le fit à l'image de Dieu », c'est-à-dire du Christ ».


On le verra, si Dieu se révèle, c’est souvent dans l’alternance d’un caché/dévoilé qui ne heurte pas nos sens, respecte notre liberté. Au terme du voyage, nous pourrons mieux contempler le Fils, figure ultime de toute pédagogie divine, « image du Dieu invisible » (Col. 1, 15). Il n’est pas pour autant le voile de Dieu. Il nous faut comprendre, à la lumière des deux mille ans de révélation qui l’ont précédé, l'enjeu de son humanité, de son humilité, de l'abaissement qui nous ouvre à la contemplation de « l'homme en qui Dieu resplendit ». Au bout du chemin, comme nous le dit si bien le centurion, devant la Croix, chez Marc, le voile se déchire. Dieu est là... « Dieu apparaît en l'homme-Jésus ». Il est « l'homme-Dieu indivisible » nous dit Balthasar, contre une idée fausse qui verrait Jésus comme une figure incomplète, réservée aux simples, incapables de saisir la réalité de Dieu.


À suivre


Photo : Christ en croix, Robert Schneider, chapelle Baltard, saint Séverin

06 août 2022

En route vers la Galilée - 4

Chapitre 1.3

Certains commentateurs notent même que la répétition des versets 13 et 14 de 1 Rois 19 semblerait dire qu’Élie n’est pas affecté par la révélation. Il reste insensible à ce qu’il voit. Cela renforcerait l’idée qu’il n’est pas digne de sa tâche. Mais cela contraste avec les égards qui lui sont donnés plus loin (enlèvement, transfiguration). Il semble donc difficile de se prononcer dans un sens ou dans l’autre.

Prenons le temps de relire cet extrait, dans la traduction de la Tob :

9 Il arriva là, à la caverne et y passa la nuit. - La parole du SEIGNEUR lui fut adressée : « Pourquoi es-tu ici, Élie ? »

10 Il répondit : « Je suis passionné pour le SEIGNEUR, Dieu des puissances : les fils d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué les prophètes par l’épée ; je suis resté moi seul et l’on cherche à m’enlever la vie. »

Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi sur la montagne, devant le Seigneur ; voici, le Seigneur va passer.11 Il y eut devant le Seigneur un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers ; le Seigneur n'était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre ; le SEIGNEUR n'était pas dans le tremblement de terre. 12 Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; le SEIGNEUR n'était pas dans le feu.

Et après le feu le bruissement d'un souffle ténu.

13 Alors, en l'entendant, Élie se voila le visage, avec son manteau ; il sortit et se tint à l'entrée de la caverne: Une voix s'adressa à lui : Pourquoi es-tu ici, Élie ? »

14 Il répondit : « Je suis passionné pour le SEIGNEUR, Dieu des puissances, les fils d'Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué tes prophètes par l'épée ; je suis resté moi seul et l'on cherche à m'enlever la vie. »

La répétition voudrait-elle signifier, en effet, qu’Élie n’est pas affecté par ce qui est révélé et qu’il est nécessaire de lui reposer la question ? Il me semble, là encore, que l’on doit maintenir la tension, garder la question ouverte entre les deux, à ce stade, au risque de réduire ce que le texte nous révèle de Dieu.

S’agit-il en effet d’une simple forme littéraire ou d’une répétition qui montre que malgré ses efforts qui l’ont poussé vers l’Horeb, l’apparition divine n’est pas de son ressort, mais tient uniquement de la liberté de Dieu… ? Une question qu’il faudrait aussi poser à propos du chapitre précédent, mais plus généralement dès que nous avons le sentiment de maîtriser Dieu. C’est peut-être la “morale” de cette histoire. LA question. L’homme a-t-il une influence sur Dieu, où n’est-il là que parce que l’on consent à accueillir humblement sa venue. « Retire tes sandales » nous semble dire à ce texte ?

Si l’on revient en arrière, et l’on relit maintenant les chapitres 17 et 18 on peut finalement s’interroger sur ce qui a conduit Élie à prendre ses décisions. Qui lui a inspiré la menace de sécheresse, la volonté de punir le peuple des fautes passées, le meurtre des prophètes ?

Est-ce Dieu lui-même, où son idée de Dieu ? Ne s’agit-il pas de la même erreur qui a conduit Abraham au sacrifice de son fils et n’y retrouve-t-on pas la même démarche de conversion du cœur ? À chaque situation où la violence semble la solution, l’humilité du chercheur trouve une autre voix, fragile, ténue, celle où Dieu se révèle entre les lignes.

C’est peut être cela la grande leçon du désert. Une mise à nu, qui permet de prendre un peu de distance entre ce que l’on croît être, et notre fragilité première.

Un chemin, une faille se glisse, dans nos pas aux déserts, pour percevoir que le don de Dieu prime, qu’il est premier. Et que son amour nous conduit à prendre conscience de notre dépendance de son amour…


Un Dieu qui accompagne

En racontant le récit d’Elie, nous avons sauté bien des passages, bien des balbutiements dans la perception de Dieu. Les textes plus travaillés que sont la Genèse et l’Exode, nous montrent plusieurs apparitions de Dieu, chaque fois plus précises, comme si Dieu voulait ciseler au travers de l’histoire son icône, pour ne plus apparaître que dans une figure loin de toutes nos projections et de nos désirs, dans la nudité d’un homme dressé sur une croix qui révèle la nudité d’un Dieu dépouillé. C’est peut-être là l’essentiel du message. Mais avant d’y parvenir, il faut corriger tour à tour les fausses pistes, en reprenant un à un les fils que le récit laisse dans notre coeur, ces clés de compréhension qui corrigent une à une nos fausses idées de Dieu. Poursuivons donc, ce chemin, petit à petit, sans forcer le trait, mais en dévoilant les impasses, les fausses idées, souvent trop humaines de cette Parole mêlée que constitue la Bible. 

Les premiers récits cherchent à corriger d’abord ce qu’un théologien appellera les inventions de Dieu. Elie nous l’a dévoilé : il n’est pas dans le feu et le tonnerre. Il est ailleurs. Or, pour un nomade qui conduit son troupeau au désert, c’est dans l’orage que Dieu est le plus visible. C’est un Dieu terrifiant qui habite ses nuits et ses peurs, au point qu’il va vouloir lui offrir des présents, des dons, pour éloigner son courroux. C’est à ce faux Dieu qu’Abraham présentera son fils.

A ce Dieu violent et sanguinaire, inventé et transcrit par des traditions de mort, d’exil, de violence et de souffrances, Dieu vient corriger, par petites touches légères.

Si l’on relit attentivement les premiers chapitres de la Genèse, on verra un Dieu qui protège Caïn alors même qu’il vient de tuer son frère. De même, alors qu’Abraham imagine que Dieu lui demande de sacrifier Isaac, c’est un ange qui détournera sa main. 

Non Dieu n’est pas violent, il cherche au contraire à révéler sa tendresse, il se laisse atteindre aux entrailles (cf. Osée 11), envoie des messagers, des signes, des prophètes, jusqu’à Ezéchiel qui affirmera que “Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive…” (Ezékiel 18, 21).

Dieu est un dieu qui nous conduit à la liberté et la vie.

On pourrait lire d’ailleurs le récit d’Elie en parallèle de Jonas qui souhaite lui aussi mourir parce que Dieu n’est pas le Dieu vengeur qui va punir Ninive. Ces inventions de Dieu préparent à la révélation. Il faut pour cela des messagers, comme celui qui remet Jonas sur la bonne voie, celle de la miséricorde.

Les quarante jours au désert d’Elie font bien sûr écho aux quarante ans de l’exode, mais aussi à la tentation du Christ. L’agonie du prophète, comme celle de Jonas, préparent ainsi la tentation du Christ au désert et à son agonie sur le Mont des Oliviers.

C’est par le désert, au sein d’une nuit obscure, une insoutenable agonie du juste, qui doit faire le deuil de son orgueil ultime que se prépare la condition d’une vraie rencontre.

La Bible utilise pour cela des personnages intermédiaires, ces “anges” ou messagers (malak) qui permettent à l’homme de voir l’indicible sans être ébloui par sa face (voir aussi Exode 34).

L’ange, face à cette situation de détresse, apporte le don du pain et de l’eau, comme il le fait pour Jonas ou Agar, la servante d’Abraham rejetée par Sarah.

Dans ces détails, se renouvellle à leurs manières, le don de la manne, ce pain « tombé du ciel » pour nourrir un peuple en marche, comme cette eau, jaillie du rocher et qui abreuve la soif de l’homme au désert. 

Toutes ces images préparent d’autres dons, d’autres symboles. C’est au travers de la contemplation de ces signes que nous prenons conscience que le don de Dieu est toujours premier, en dépit des souffrances et du malheur qui nous font oublier l’essentiel..

Quel est ce Dieu qui nous a conduits au désert ? Le voyage d’Élie à travers le désert n’est-il pas une manière de percevoir notre propre condition, nos solitudes, nos souffrances et, in fine, de percevoir qu’au lieu d’une absence, d’un retrait apparent de Dieu, il est là, bien là, discret, et comme l’affirme le beau texte brésilien, qu’il nous porte dans ses bras :

Sur le sable, les traces de ma vie. 

Cette nuit, j’ai eu un songe : je cheminais sur la plage accompagné du Seigneur. Des traces sur le sable rappelaient le parcours de ma vie : les pas du Seigneur et les miens.

Ainsi nous avancions tous deux jusqu’à la fin du voyage. Parfois une empreinte unique était marquée, c’était la trace des jours les plus difficiles, des jours de plus grande angoisse, de plus grande peur, de plus grande douleur…

J’ai appelé : "Seigneur, tu as dit que tu étais avec moi tous les jours de ma vie, j’ai accepté de vivre avec toi. Pourquoi m’avoir laissé seul aux pires moments ?"

Il m’a répondu : "Mon fils, je te l’ai dit : Je serai avec toi tout au long de la route. J’ai promis de ne pas te quitter. T’ai-je abandonné ?

Quand tu ne vois qu’une trace sur le sable c’est que, ce jour-là, c’est moi qui t’ai porté."

Adémar de Barros (1929-....), poète brésilien

A notre condition malheureuse il reste d’ailleurs un chœur fragile de fidèles que Dieu révèle à Elie en dépit de sa solitude apparente. 

Il nous faut, en effet, garder une grande prudence sur ce qui est révélé de Dieu, même si le contraste avec les premières apparations du Sinaï est saisissant. Peut-être peut-on reprendre à ce stade, l’analyse que P. Beauchamp nous donne de la violence dans l’Écriture, parce qu’on est là, de fait au cœur de cette problématique.

Pour l’exégète, « le Dieu d’Israël assume les mots qui expriment ce désir de domination d’Israël. (...) devant les textes de violence n’allons pas quitter l’écoute, abandonner certaines pages, censurer le livre. À aucun prix (...) le désir de l’universel dans l’homme tel qu’il est, ne peut pas se développer sans traverser des besoins plus primitifs. Il doit traverser le besoin de possession et de conquête. Ici encore la grande parabole de l’Union de l’homme et de la femme, si souvent reprise dans la Bible et applicable au rapport de l’élu et des nations, nous montre une image de cette traversée obscure et souvent tragique (...). Le besoin de possession est le signe (...) d’un désir plus vrai (...) encore caché sous la violence charnelle. [Il faut] une conversion de l’appétit. Il n’y a pas d’autre voie. L’homme biblique est l’histoire de la transformation de l’homme (...) où nous apprenons que toute conversion vient de Dieu et non pas de nous. Cela n’a pas pour but de nous faire admirer l’homme, mais de nous faire admirer l’action que Dieu exerce en transformant l’homme. Il faut donc que rien de l’homme ne soit caché. Le but est de montrer que nous sommes imparfaits ».

Car ce n’est qu’en percevant nos imperfections répétées que nous prenons conscience que les « publicains et les prostituées nous précèdent dans le royaume » (Mat. 21, 28-32) et que notre propre conversion ne peut que se faire dans l’humilité.

C’est peut-être en effet dans la transformation du cœur d’Élie que se révèle le mystère, avec, comme par effet boomerang, ce qu’il conduit à révéler en nous. Car le piège, ajoute Beauchamp, serait de nous considérer comme supérieurs aux juifs, exempts de cette violence et proche du vrai Dieu. Notre chemin reste à parfaire et c’est en cela que le texte nous interpelle et nous pousse gentiment au désert.


Un Dieu qui nous parle dans le silence

On peut voir également dans le dernier mot de 1R19,12b la racine du mot murmure ou secret. Ce mot « secret » évoque à la fois le murmure de la prière d’Anne au temple, qui parle dans son cœur (1 Sam 1,13) comme l’injonction du Nouveau Testament de prier dans le secret, dans sa chambre (Mt 6, 6).

Oser suggérer que la « voix d’un fin silence » puisse s’agir d’une simple prière, renforce ce sentiment de petitesse. Se pourrait-il qu’Élie découvre au bout de sa quête qu’il y a, au-devant de lui, plus près encore de lui, une assemblée de priants qui se révèle. Il n’est pas le seul juste et sa mission est d’en sauver sept mille.

Cela ne peut que renforcer notre propre petitesse, dans cette quête. Nous ne trouverons pas Dieu tout seuls, mais c’est dans la communauté des priants que Dieu se révéle. On pourrait conforter alors la thèse de ceux qui affirment qu’Élie n’a en fait rien vu de la réalité de Dieu, que la vision de Dieu lui a été refusée en partie du fait qu’elle était cherchée par lui et non voulue par Dieu. Ce qui lui est donné de voir est alors, une pré-révélation, non pas de l’infini de Dieu, mais de la communion des saints, qui se joignent à la prière des anges. La comparaison avec le récit de Moïse qui cherche à voir la face de Dieu (Exode 33 et 34) est alors plus vive. Face à la demande du prophète, la réponse de Dieu à Moïse n’est pas un rejet total, mais une réaffirmation de sa tendresse, de sa miséricorde. La tension initiée par le désir de voir est maintenue et cependant nous ne percevons qu’une miette de l’indicible, le « dos de Dieu ».

Écoutons à ce sujet ce que suggère saint Irénée : « Les prophètes annonçaient donc que Dieu serait vu des hommes, conformément au dire du Seigneur : Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu. Certes, selon sa grandeur et sa gloire inénarrable, nul ne peut voir Dieu et vivre, car le Père est insaisissable ; mais selon son amour, sa bonté et sa toute-puissance, il accorde à ceux qui l'aiment de voir Dieu, et c'est ce que prophétisaient les prophètes, car ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Ainsi l'homme par lui-même ne verra pas Dieu, mais lui, Dieu, sera vu des hommes s'il le veut, de qui il veut, quand il veut, comme il veut : car Dieu peut tout : il a été vu autrefois grâce à l'Esprit selon la prophétie, puis il a été vu grâce au Fils selon l'adoption, et il sera vu dans le royaume des cieux selon la paternité, car l'Esprit prépare d'avance l'homme pour le Fils de Dieu, le Fils le conduit au Père, et le Père lui donne l'incorruptibilité et la vie éternelle qui résultent pour chacun de la vue de Dieu. Car, de même que ceux qui voient la lumière sont dans la lumière et participent à sa splendeur, ainsi ceux qui voient Dieu sont en Dieu et participent à sa splendeur. Car la splendeur de Dieu vivifie: ils participent donc à sa vie, ceux qui voient Dieu».

Finalement, tout cela prend du sens si l’on considère que la recherche de Moïse et d’Élie ne sera satisfaite que lors de la transfiguration. Ce n’est donc pas une révélation divine refusée, mais différée qui serait décrite.

Dieu n’a pas cessé d’accompagner Élie. Dès l’épisode des corbeaux au chapitre 17 et ici encore avec l’ange, il lui témoigne sa protection. Mais cette protection n’est pas supérieure à celle donnée à Caïn. Elle reste l’expression de la tendresse de Dieu envers tout homme. Elle est enfin lieu d’interpellation renouvelée et le « Que fais-tu ici Élie ? » rappelle la question posée à Adam au jardin après l’illusion de s’être cru tout puissant sans Dieu.

Théologie négative

La série d’affirmations : « pas dans le souffle YHWH » pourrait composer l’embryon de ce que l’on appellera plus tard la théologie négative. Dans sa recherche et dans un contexte où la violence et la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent) restent prégnantes avec le meurtre des prophètes, le rédacteur nous emporte plus loin, à petits pas, vers une autre forme de révélation, celle d’un Dieu discret, dans la voix d’un fin silence.

Cette définition très « non violente » de Dieu du verset 13b, qui tranche avec les thèses de rétribution courantes à l’époque biblique, est presque unique dans l’Ancien Testament. Dieu ne sera jamais sujet d’échange. La prière n’est-ce pas un troc, comme le croit Abraham à la porte de Sodome (cf. Gn 18). Il EST. Il n’est qu’amour, soulignera François Varillon.

Précisons que l'expression qui révèle sa trace, la « fine voix de silence » se retrouve dans un texte ancien découvert dans les fouilles récentes de Qumran pour désigner le chant des anges. Il se définit comme un chant sans paroles articulées ; c’est ainsi, par l’illumination intérieure, que Yhwh semble communiquer avec son prophète.

Les multiples traductions de l’expression hébraïque « qol demāmā daqqa » expriment chacune à l’heure manière la musique même de cet indicible : voix, murmure, souffle, silence, chant, bruissement, brise.

Il est proche, celui qui se penche vers nous, mais le saisir c’est déjà le perdre. Le définir c’est le contenir. Il est musique et danse de l’amour que l’on ne peut contraindre dans une partition écrite. La Bible n’est pas LA parole de Dieu. Elle en est le creuset qui en distille la révélation, dans la tendresse d’un discours où se mêle une histoire bien humaine et les étincelles fugaces d’une révélation…

Dans l’ensemble, les traductions de qôl demämäh doqqäh s’accordent toutes pour opposer voix et silence à l’exception d’un auteur qui parle de « rugissement et de voix tonitruante ». Même si cette interprétation a eu peu d’écho, il semble intéressant de noter que, là aussi, une tension demeure entre ce que la tradition considère souvent comme une ouverture mystique vers un Dieu d’amour et une autre version possible, plus « toute puissante » de Dieu. Ce serait peut-être enfermer Dieu que de conclure à ce stade et surtout dans le contexte du livre Rois, encore très violent dans les récits qu’il décrit.

Les multiples traductions du verset nous interpellent sur la présence réelle de Dieu dans nos vies. Si l’on reprend la thèse d’une progressivité dans la révélation, Dieu ne serait pas dans toutes les manifestations violentes de la terre, il n’apparaîtrait qu’au terme d’un décentrement, d’une sortie de soi, quand l’on devient mendiant d’amour.

Ce texte a pu ainsi inspirer une dimension mystique importante de la foi chrétienne. On la compare à celle du nirvana dans la spiritualité orientale. On peut aussi rejoindre d’une certaine manière la théorie qui évoque le « Retrait » de Dieu ou son auto-communication.

Il nous pousse en effet plus loin encore, au travers du désert vers le chemin d’une rencontre. Ce chemin ne peut se faire qu’à l’issue d’un déplacement, d’une sortie de soi, en route vers Bershéva, vers le Néguev et la montagne de Dieu.

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Extrait des Notes des parties 1 à 4 - auteurs cités 

(1) Saint Antoine de Padoue, Sermon pour la fête de saint Jean l’Evangéliste, in Une Parole évangélique, Ed. Franciscaines, 1995, p. 143-145

(2) cf. sur ce point la belle description imagée de C. H. Rocquet, Élie ou la conversion de Dieu, Lethielleux, 2003

(3) A. Wénin, L’homme biblique, p. 165ss.

(5) Thomas Römer, voir L’invention de Dieu, Seuil, 2017

(6) P. Beauchamp, Parler d’Écritures Saintes, p. 111ss.

05 août 2022

En route vers la Galilée - 3

 Chapitre 1.2

La voie du silence (1 Rois 19)

L’arrivée d’Élie, dont le nom hébreu Elia-Yahu  veut dire « Yhwh mon Dieu » au 17ème chapitre du livre des Rois, est abrupte. On ne trouve pas les introductions typiques de vocation des autres prophètes. Il n’y a pas ici de première apparition de Dieu. Élie affirme s’impose par une sentence. Il invoque le nom de Dieu. Les chapitres 17 et 18, qu’il faudrait relire doucement, construisent la renommée du prophète. Il y a d’abord son annonce de la sécheresse qui semble souligner la volonté de punir le peuple et le roi de ses fautes, de son abandon de Dieu. Vient alors la fuite d’Élie, sa cachette seul au désert, puis auprès de la veuve étrangère, jusqu’à ce récit de la résurrection du fils de la veuve, où Élie implore le secours de Dieu. L’examen attentif de ces chapitres montre la fragilité du prophète, au-delà de sa prétention à annoncer la parole de Dieu. Il doit fuir, se cacher, subir la soif, le désert. C’est alors qu’il retourne vers le roi et se sent plein de zèle pour Yhwh. Vient alors le duel avec les prophètes de Baal, suivi de leur massacre (1 R 18, 40) et le retour de la pluie, annoncé par Élie et interprété comme signe de la faveur de Dieu.

Il y a donc une lente succession narrative qui cherche à comparer les anciens pouvoirs des rois hébreux dont le grand Salomon, à celui du prophète. Mais, comme nous venons de le décrire, la figure même du prophète est délicate. Les chapitres 17 et 18 préparent sa lente conversion, même si la fin du chapitre 18 montre qu’il reste empreint d’un désir de puissance.

Le chapitre 19 semble nous plonger plus encore dans la question de la légitimité du prophète. Comme le souligne certains auteurs la toute-puissance du prophète s’est exprimée par ses seules forces et l’on peut se demander à juste titre dans cette introduction si Dieu est bien présent : « Selon le narrateur, Élie n’a pas reçu mission du Seigneur pour lancer son défi et provoquer la sécheresse. Pas plus d’ailleurs que le Seigneur ne lui dira de convoquer les 450 prophètes de Baal (1 R 18 17-46). Au contraire, le Seigneur lui avait seulement dit, la 3ème année de la sécheresse, d’annoncer au roi Akhab que la pluie allait revenir. Élie continue de professer un « super Baal », logique de puissance et de concurrence qui n’engendre que la mort (1R19, 1-5).».

Écoutons la suite du texte dans la version liturgique :

Le roi Acab avait rapporté à Jézabel comment le prophète Élie avait réagi et comment il avait fait égorger tous les prophètes de Baal.


02 Alors Jézabel envoya un messager dire à Élie : « Que les dieux amènent le malheur sur moi, et pire encore, si demain, à cette heure même, je ne t’inflige pas le même sort que tu as infligé à ces prophètes. »


03 Devant cette menace, Élie se hâta de partir pour sauver sa vie. Arrivé à Bershéba, au royaume de Juda, il y laissa son serviteur.


04 Quant à lui, il marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, et demanda la mort en disant : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères. »


05 Puis il s’étendit sous le buisson, et s’endormit. Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! »


06 Il regarda, et il y avait près de sa tête une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se rendormit.


07 Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange, car il est long, le chemin qui te reste. »


08 Élie se leva, mangea et but. Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu.


09 Là, il entra dans une caverne et y passa la nuit. Et voici que la parole du Seigneur lui fut adressée. Il lui dit : « Que fais-tu là, Élie ? »


10 Il répondit : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie. »


11 Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer. » À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ;


12 et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère.


13 Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Alors il entendit une voix qui disait : « Que fais-tu là, Élie ? »


14 Il répondit : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie. »


15 Le Seigneur lui dit : « Repars vers Damas, par le chemin du désert. Arrivé là, tu consacreras par l’onction Hazaël comme roi de Syrie ;


16 puis tu consacreras Jéhu, fils de Namsi, comme roi d’Israël ; et tu consacreras Élisée, fils de Shafath, d’Abel-Mehola, comme prophète pour te succéder.


17 Celui qui échappera à l’épée d’Hazaël, Jéhu le tuera, et celui qui échappera à l’épée de Jéhu, Élisée le tuera.


18 Mais je garderai en Israël un reste de sept mille hommes : tous les genoux qui n’auront pas fléchi devant Baal et toutes les bouches qui ne lui auront pas donné de baiser ! »


Le récit semble être directement rattaché à la scène précédente. On peut cependant noter que le rédacteur introduit une coupure en 1 Rois 18, 46 en introduisant une sorte de sentence qui dans sa version littérale  (*) donne ça : « Et la main de Yhwh fut sur Élie ». Elle ponctue tous les développements précédents par une sorte de conclusion : Dieu semble du côté d’Élie.

Il n’y a pas eu cependant de rupture. On note cependant que la superbe d’Élie, lors du chapitre 18, laisse place au désespoir, de manière assez abrupte. Élie est dans une situation de grand danger suite aux massacres des prophètes et la reine veut sa mort. Élie fuit aux portes du désert. Il est seul et donc disponible pour une rencontre, c’est dans cette solitude et son désir de mort que va apparaître le messager, l’ange puis Yhwh.

La manifestation de Dieu va prendre plusieurs formes. D’abord le texte évoque la Parole, puis le souffle et enfin « une voix ». Ces trois modes d’apparitions de la parole se succèdent, sans pourtant être distingués. Mais d’une certaine manière, le récit présente deux voire trois formes de manifestation :

-    celle qui interroge : La parole de Yahweh lui fut adressée « Que fais-tu ici, Élie ? » (v9),

-    puis le murmure, la brise ou la voix du murmure (v12)

-    enfin « Une voix se fit entendre » qui repose la question : « Que fais-tu ici ? » (v14).

Le lecteur attentif devrait être alerté par la récurrence ici de cet « Où es-tu ? » qui n’est pas sans rappeler l’appel de Dieu au Jardin (Gn 3). Ici se joue autre chose… Dans l’environnement du récit, intervient également la nature par le biais d’éléments divers (le genêt seul, le désert, le tonnerre, le feu, la brise). Le genêt souligne l’ambiance mortifère du récit, puisqu’il servait à couvrir le défunt de ses branches, ce qui en fait un symbole de mort.

Élie est le centre apparent du récit, mais YHWH est omniprésent dans le texte (on rencontre treize fois le mot YHWH du verset 4 au verset 15) sous ses diverses formes et c’est bien de sa présence, de sa révélation et de son action qu’il s’agit. Élie a finalement peu d’initiative, malgré le récit de ses états d’âme, sa recherche. C’est Dieu qui guide, protège, pousse le prophète, l’interpelle, et se révèle à lui pour lui donner mission.

L’enjeu du récit est finalement ce basculement intérieur, la transformation d’Élie, d’un état passif, à la limite de l’agonie et du découragement, en un agissant capable d’accomplir des gestes pour Yhwh : appeler, oindre, justifier… Il y a, comme dans d’autres récits un véritable chemin d’humilité, où Élie est conduit à une conversion intérieure qui rend la rencontre possible.

Élie croyait être seul, mais il va se retrouver au milieu d’une plénitude de justes. À son cri vient en effet répondre l’intervention de Dieu qui permet une rupture, le don du pain et de l’eau pour la marche suivie de la traversée du désert, comme un temps de purification où Dieu conduit Élie par la main et lui redonne vie. Il y a « passage », dénouement, d’un état à un autre.

Le centre du récit est encadré par une répétition longue, un peu surprenante pour certains. avec une répétition presque exacte de l’échange d’un long dialogue entre la « voix de Yhwh » et Élie. Dans sa version littérale (*) elle donne ça :

-     « Quoi ? pour toi ici Élie. Et il dit : aimer passionnément j’ai aimé passionnément YHWH (…) et je suis resté moi moi seul et ils ont cherché mon être pour le prendre » aux versets 9 et 10

-    Sors et tu te tiendras dans la montagne (v11) (…)

            Après le feu une voix de silence ténu.

-    il sortit et il se tint à l’entrée (v 13)

-    « Quoi ? pour toi ici Élie. Et il dit : aimer passionnément j’ai aimé passionnément YHWH (…) et je suis resté moi moi seul et ils ont cherché mon être pour le prendre ». (v13 et 14)

L’enjeu du texte, très travaillé, se concentre dans les modes de révélation de Dieu et cette image particulière («une métaphore vive ») qui décrit une expérience par analogie, mais tout en maintenant une tension. L’indicible est ici au service du lecteur, le conduisant progressivement à un décentrement de sa propre vision de Dieu. On est là au cœur même de tout le plan de révélation de Dieu, qui ne raye pas d’un trait toutes les impressions et révélations antérieures, mais vient corriger par petites touches et avec tendresse, ce que l’homme perçoit de l’imperceptible.

La question « Quoi pour toi ici Élie ? » interpelle. Est-ce Dieu qui veut la présence d’Élie ou Élie qui cherche Dieu ? Il me semble qu’il ne faut pas répondre trop vite, mais plutôt maintenir cette tension. Il y a, rappelons-le, l’état dépressif du prophète qui le pousse dans sa quête, mais également, très vite, l’accompagnement du messager. On peut dire que le désir de Dieu est au cœur d’Élie, mais qu’il est aussi d’une certaine manière conduit et accompagné au désert… La main de Dieu reste sur lui, pourrait-on dire, en écho au chapitre 18.

On peut y voir à l’inverse une certaine forme d’ironie, qui semble remettre en cause sa raison d’être et la réalité de sa mission de prophète. Pour rebondir sur l’interrogation soulevée plus haut de l’auto-proclamation d’Élie en « super-prophète», on peut se demander si Dieu ne joue pas sur une mise en distance entre les prétentions prophétiques de l’homme et la réalité même de Dieu. Cette thèse pourrait expliquer que la mission principale qui lui sera confiée ne soit pas de prendre un pouvoir quelconque, mais seulement de choisir un successeur.

Nous poursuivons cet extrait, dépourvu des nombreuses notes, pour tracer notre chemin. Commentaires toujours bienvenus.


* traduction littérale hébreu /français, voir dans les commentaires ci-dessous

04 août 2022

En chemin vers la Galilée - 2

Chapitre 1.1 Le désert

Le chemin de notre liberté passe par le désert. Première invitation, ardue, s’il en est, à s’extraire de notre course souvent futile pour entendre l’essentiel. Ce n’est pas dans un bruit incessant que Dieu pourra toucher notre cœur. Il nous conduit au désert dès les livres les plus anciens de la Bible. C’est en effet dans l’un des plus vieux ouvrages, au chapitre 2 d’Osée qu’en retentit le premier appel. 

Qu’est-ce que ce désert ? En quoi est-il le premier pas, nécessaire, incontournable, vers Dieu ? Pourquoi, est-ce par là, d’ailleurs, que le Christ commence, dès le début de sa mission de jeune baptisé ? 

Dieu nous invite, sur la base d’une trame conjugale entre le prophète Osée et Gomer, sa femme perdue : 

« C'est pourquoi, voici que moi je l'attirerai, et la conduirai au désert, et je lui parlerai au cœur » Osée 2,16.


Ici l’on sent une tension, un paradoxe. Comment attirer quelqu’un en l’emmenant au désert ? On perçoit bien que le sens propre ouvre vers autre chose, ce qu’on appelle une métaphore. Ici, l’enjeu est de sauver un peuple qui s’est égaré. L’idée derrière « je l’attirerai » met en valeur les efforts et le charme déployés par Dieu pour reconquérir le cœur de son peuple.

Il y a là les accents dramatiques d’un mari qui a vu sa femme lui échapper et qui cherche à la ramener sur ses sentiers. 


Pourquoi le désert‍ ? 

Probablement parce que la tradition en fait le lieu fondateur : c’est dans le désert que les anciens esclaves de l’Égypte sont devenus un peuple libre. C’est dans le désert que Moïse a trouvé sa voie et a conduit ensuite le peuple,

derrière la nuée, autre analogie, vers la terre promise.

Le désert est dépouillement, mise à nu, fragilité qui nous fait perdre nos fausses certitudes.

Le désert et la soif qui sont, dans d’autres textes, le chemin pris par Dieu pour affiner le cœur de l’homme, ont chez Osée un aspect plus dramatique. Conduire au désert est plus qu’une épreuve physique, un lieu de conversion.

C’est au désert que naît notre soif de l’essentiel. 

Quel est le sens de cette invitation ? 

Une épreuve ? 

Le chemin du désert est-il un chemin de mort‍ ? Une invitation au renoncement ? Probablement, sans pour autant qu’il soit de l’ordre de l’obligation. Je ne veux pas de sacrifices affirme le psaume, mais un cœur brisé.

Les mots sont forts. Une brisure…

D’autres images viennent l’expliquer. Celui qui résiste, qui fait le fier, l’orgueilleux qui pense tout maîtriser lui-même, a perdu la souplesse du roseau qui ploie et se couche sous le souffle du vent…

Le désert est dépouillement d’une carapace inutile. Il est “chemin de nudité”. “Enlève tes vêtements”, dira un des premiers versets d’Exode 33, juste après l’épisode du veau d’or…

Ta parure humaine, ta carapace extérieure ne te permets pas de trouver ton Dieu. 

“Je la mettrai à nu” crie plusieurs prophéties à propos du peuple, dont Osée lui-même.

Nudité où l’homme se sent fragile, quitte toute certitudes ? Est-ce là la voie du désert ? 


Nous touchons là à un point très délicat de toute expérience chrétienne. Le désert n’est pas un parcours forcé, mais bien une invitation. Un franchissement nécessaire, une étape, un passage, un choix.


Dieu cherche à nous séduire…

« Le mot hébreu mə-pat-te-ha est unique dans la bible. La traduction latine de saint Jérôme introduit, par contre, un double sens : en latin "lactabo" peut signifier allaiter ou séduire. C’est ce premier concept qui inspire saint Antoine : « Je l'allaiterai, dit-il, et la conduirai au désert, et je parlerai à son cœur » (cf. Os 2,14 Vg.). [Pour lui], les trois expressions allaiter, conduire au désert, parler à son cœur désignent les trois étapes de la vie spirituelle : le début, le progrès, la perfection. Le Seigneur allaite le débutant lorsqu'il l'éclaire de sa grâce, pour qu'il grandisse et progresse de vertu en vertu. Il le conduit ensuite à l'écart du vacarme (..) du désordre des pensées, dans le repos de l'esprit ; enfin, une fois amené à la perfection, il parle à son cœur. L'âme éprouve alors la douceur de l'inspiration divine et peut se

livrer totalement à la joie de l'esprit. »


Se laisser conduire au désert implique une démarche personnelle, intérieure, un quitter. Nous reviendrons sur ce point. Il faut peut-être se laisser le temps de suivre ce mouvement, de partir nous aussi au désert pour y trouver l’essentiel. C’est ce que découvrent ceux qui s’avancent vers Compostelle… Le chemin, la marche a cette vertu de travailler notre cœur, par les pieds…


N’est-ce pas aussi le chemin du Christ, poussé par l’Esprit, dès son baptême ? C’est ce que note à l’unisson Luc et Matthieu.

L’idée de Dieu, suggérée par d’autres lectures, comme Proverbes 8, est de changer, séduire celui qu’il appelle, pour l’éloigner du futile, vers l’essentiel. Le Christ lui-même y fait allusion : « J’ai joué de la flute et vous n’avez pas dansé » (Lc 7, 32). La séduction de Dieu pour nous conduire sur ses chemins fait partie de cette pastorale particulière qui permet à l’homme de quitter ses calculs rationnels. Depuis les charmes de la création jusqu’aux élans mystiques, le Dieu de l’Ancien Testament nous prépare à une danse particulière qui sera celle des anges. Il déploie ici, dès les premiers chapitres, une « pédagogie » qui n’a pour but que la séduction respectueuse de l’homme libre.

Séduction parce que Dieu ne s’impose pas. L’homme reste libre. Dieu ne force pas, il appelle. Le chemin auquel nous introduit Osée est un chemin original, fait d’exhortation comme de tendresse. Si l’on y sent parfois la tristesse et la révolte face à l’homme qui s’égare, il transparaît un désir, celui que l’homme change son cœur de pierre en cœur de chair, se convertisse vers son Dieu. Pour cela, Dieu va “déchirer ses entrailles” (Osée 11), comme une mère déchirée de voir son enfant lui échapper. Le désert est la première contemplation d’un Dieu qui se penche vers l’homme, pour le relever et en faire un homme libre.

L’attraction au désert, loin des repères traditionnels, contribue à creuser un désir. En travaillant l’humilité de l’homme, mis à nu devant le « rien », il le met en condition « pour entrer dans sa danse ». C’est dans le désert que l’on retrouve son Dieu. Jésus lui-même y invite ses disciples : « Venez à l’écart, dans un lieu désert » (Mc 6, 31). 

C’est au désert que l’oreille s’affine, se fait écoutante, sensible à la musique de Dieu.

Un des plus beaux passages de la Bible sur le désert est probablement celui qui conduit Élie vers la révélation de Dieu. 

Prenons le temps de suivre ses pas…


Comme indiqué, voici le début du premier chapitre, dans sa version brute de coffrage et déjà je m’aperçois de deux choses : 

1. je retravaille des chemins déjà parcourus. (Ici mon livre, le chemin du désert, publié il y a une dizaine d’années, disponible gratuitement sur Kobo/Fnac cf. https://www.kobo.com/fr/fr/search?query=claude%20j%20heriard). Peut-être parce que l’on n’a jamais fini de manduquer cette parole qui nous dérange…

2. il est dur d’être simple quand la tête se met à penser…

Mais j’élague et cela rend les choses peut-être plus accessibles. À vous de me dire 🙂