13 août 2022

En route vers la Galilée - 8 - Marie

 

En cette fête de l’Assomption, fête des superlatifs, peut-on revenir à l’essentiel ? 

Il y a, chez Luc, comme l’accomplissement d’une attente. Alors que dans les annonciations précédentes, le mystère restait opaque et la crainte régnait chez l’homme, l’évangéliste nous présente ici un cœur pur et déjà ouvert à recevoir la venue de Dieu. Sommes-nous parvenus avec Marie au terme de cette quête ? Est-elle la nouvelle Ève qui a entendu l’appel du jardin. 

La lecture de Luc, tardive, plus qu’historique est surtout spirituelle. Elle poursuit ce fil rouge que nous suivons depuis Osée.

Ici, l’ange reste médiateur du mystère. Il commence par un « Réjouis-toi ! » qui fait résonner les annonces de l’Ancien Testament (cf. So 3, 14-18, Is 60, 1-5 ou Za 9, 9-10) puis procède à une annonce progressive de cette maternité particulière. À la différence des mères stériles de l’Ancien Testament, elle sera mère du Messie, par l’action de l’Esprit Saint. Luc fait ici résonner dans un sens messianique les prophéties d’Isaïe :

 « Voici que la Vierge a conçu, et elle enfante un fils, et on lui donne le nom d'Emmanuel. » Is 7,14 


 «Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l'empire a été posé sur ses épaules, et on lui donne pour nom : Conseiller admirable, Dieu fort, Père éternel, Prince de la paix : Pour étendre l'empire et pour donner une paix sans fin au trône de David et à sa royauté, pour l'établir et l'affermir dans le droit et dans la justice, dès maintenant et à toujours » Is 9, 5-6 


Son accueil est ici plus serein, plus total. La Vierge se fait réceptrice de Dieu et de sa parole.

Cette réceptivité à la parole sera un thème récurrent chez Luc, comme le note L. Legrand (1). 


On pourrait déjà mettre cette insistance de Luc en parallèle avec la phrase de Marie en Jean 2, 5 à Cana « Faites ce qu’il vous dira »…


Pour saint Augustin, elle doit cela seulement à son humilité : « Toute mon ambition, c'est mon humilité ; voilà pourquoi «mon âme grandit le Seigneur, et mon esprit a tressailli en Dieu mon Sauveur (Lc 1,47) » ; car il a regardé, non pas ma tunique garnie de nœuds d'or, non pas ma chevelure pompeusement ornée et jetant l'éclat de l'or, non pas les pierres précieuses, les perles et les diamants suspendus à mes oreilles, non pas la beauté de mon visage trompeusement fardé ; mais « il a regardé l'humilité de sa servante ».


Rappelons, dans la même lignée, le mot du Cardinal de Bérulle sur la naissance de la Vierge : « Elle naît à petit bruit sans que le monde en parle… Mais si la terre n’y pense pas, le ciel la regarde et Dieu l’aime… Il la regarde, la chérit, la conduit, comme celle à qui il veut se donner comme fils. »


Il fallait à l’apogée de la révélation un écrin particulier, vierge de toutes contradictions et d’influences. C’est dans le cœur simple d’une femme qu’il a choisi de déposer son message, de même qu’il cherchera à inscrire son Esprit, au-delà de nos raisonnements et de nos mouvements sensibles, au plus profond de nos cœurs écoutants et disponibles. 

 « Et je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai au-dedans de vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre chair le cœur de pierre ; et je vous donnerai un cœur de chair » Ez, 36, 26. 


Luc 1, 28-29 – Je te salue, comblée de grâce

28 L’ange entra chez elle, et dit : Je te salue, toi à qui une grâce a été faite ; le Seigneur est avec toi. 29 Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation.


La tradition a fait de cette salutation le début de notre prière à Marie. Il y a en effet chez l'ange comme une vénération. Il sait que Dieu l'a choisi pour demeure, pour temple de Dieu. Cela fait résonner les paroles de l'apôtre. Vous êtes le temple de Dieu. Marie est la première sur ce chemin.


Contemplons maintenant la Vierge, son trouble face à cette annonce. Dans une petite cellule du musée San Marco à Florence, le peintre Fra Angelico a bien rendu le visage de la Vierge après la parole de l'ange. Elle est dépassée par ce qu'elle perçoit. 


On sent sur son visage l'ampleur de ce qui l'attend. Elle semble bien frêle et fragile cette vierge sur laquelle repose l'avenir de l'humanité. Quel contraste avec Zacharie, le prêtre vêtu de tous ses ornements et entouré de l'encens qu'il projette sur l'autel ! Ici, la tradition imagine une visite nocturne, dans le silence d'une petite ville de Galilée... Le pèlerin revoit cette bourgade perdue sur le flanc d'une colline. Que vient faire l'ange ici. Écoutons-le !


Luc 1, 30-33 – Ne crains point

30 L’ange lui dit : Ne crains point, Marie ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. 31 Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. 32    Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. 33 Il régnera sur la maison de Jacob éternellement, et son règne n’aura point de fin.


Jésus, ce qui veut dire « Dieu sauve ». Ici, l'action humaine, le culte sont réduits à néant. Il s'agit d'une réception pure : le don de Dieu. Dans la liturgie nuptiale, on peut entendre la réponse sacramentelle qui est signe de l'alliance même de Dieu et de l'homme : « Je te reçois et je me donne à toi ». 


Ici aussi la réception dépasse de loin le don, même si celui-ci sera total. Car ce qui est donné de manière unique à la Vierge est ce don de Dieu fait homme. Prenons distance sur ce petit village de Nazareth, ce bout du monde, loin du Temple où l'on n'attendait rien. Certes, il y avait quelques prophéties passées que les phrases attribuées à l'ange semblent rappeler (cf. Za 9, 9 : « Exulte de joie, fille de Sion ») ou Is. 7, 14 : « une jeune femme est enceinte », mais on est bien dans un lieu qui semble abandonné de Dieu, dans un pays sous la coupe de l'envahisseur, dans un monde où la foi semble avoir quitté le peuple. 


Et c'est là que Dieu a choisi d'habiter, mettant ainsi l'espoir là où on ne l'attendait plus.

Il y a là pour tous, même aujourd'hui, un signe d'espérance...

Le lecteur d’aujourd’hui est en droit cependant d’affirmer son scepticisme. Comment est-ce possible qu’une vierge puisse enfanter ? Les réponses de la Tradition sont multiples. Elles interpellent la foi et le mystère. Le rationalisme moderne peut rejeter tout cela. 

Il y a néanmoins, quelque chose qu’il ne peut rejeter : la lecture spirituelle. Déjà, dès les premiers siècles, certains pères de l'Église pratiquaient cette prise de distance par rapport aux faits. Ainsi Grégoire de Nysse parlait des plaies d’Égypte comme les tentations intérieures de l’homme et non comme les punitions d’un Dieu vengeur. Et son interprétation permettait de dépasser la non-historicité d’un récit ancien.

Alors, si nous n’avions qu’une lecture croyante, que voudrait dire la virginité de Marie ? Peut-être la seule contemplation qu’au-delà des contingences matérielles, le don de Dieu, quel qu’en soit les formes est immenses et dépasse notre raison. La naissance virginale est-elle une légende ? Peut-être, même si ce n’est pas ce qu’affirme l'Église. Ce qui compte demeure : comment accueillons-nous dans nos vies l’infini de Dieu ?


Luc 1, 34-37 – Rien n’est impossible à Dieu

34 Marie dit à l’ange : Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme ? 35     L’ange lui répondit : Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. 36 Voici, Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils en sa vieillesse, et celle qui était appelée stérile est dans son sixième mois. 37, Car rien n’est impossible à Dieu.


« Couvrir de son ombre » Il faut contempler cette nuée du Seigneur qui accompagne la pérégrination du peuple de Dieu dans le désert. C'est dans cette nuée où réside Dieu quand il se manifeste à l'homme (cf. notamment Ex. 33, 9 et 34, 5) que le mystère de l'impossible prend naissance. Luc ici nous appelle à un acte de foi du même type que la résurrection. De même que Dieu ressuscitera Jésus, de même la Vierge enfantera un fils. Va-t-on faire ce saut de la foi sans quoi rien n'a de sens ? Marie n'a pas demandé de preuve comme a pu le faire Zacharie, pourtant l'ange lui donne un espoir : même la femme stérile peut donner naissance. Ici la puissance du Dieu caché se révèle dans la nuée. Rien n'est impossible à Dieu. (cf. aussi Gn 18, 14)


Luc 1, 38 – Je suis la servante du Seigneur

38 Marie dit : Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole ! Et l’ange la quitta.


Fiat marial. 

Que dire ? 

On ne peut que contempler cette réception mariale, ce qui n'est que renoncement à toute prétention humaine, ce que l'on pourrait appeler la kénose de Marie qui entre en vibration avec la kénose trinitaire. Ce terme savant, qui n'est que la reprise du terme grec de ekenosen : se vider est surtout dit du Fils qui se vide de lui-même (cf. Phil 2, 7 : il s'est anéanti, prenant la condition de serviteur). Mais n'est-ce pas là aussi ce que fait Marie, qui entre ainsi, de plan pied dans cette danse trinitaire. Si Dieu a tout donné en son Fils, s'il s'est dépossédé de sa puissance pour prendre la condition d'un enfant d'homme, d'un embryon « à-venir », que dire alors de celle qui devient le réceptacle de ce don. La danse nuptiale est dans ce « je te reçois et je me donne à toi ». Certes, la Vierge ne sait pas encore jusqu'où ira ce don, mais l'on peut le pressentir, en concevoir, à l'aune de notre propre connaissance de sa vie, combien ce renoncement est de fait une kénose.

On pourrait s’arrêter sur la Vierge. Ce serait passer à côté de quelque chose de plus grand. On contemple souvent en effet Marie sous l'angle de l'humanité, mais comme le souligne Adrienne von Speyr, on devrait aussi contempler le Père, qui en confiant son Fils au sein d'une Vierge, amorce le mouvement même d’une kénose à laquelle le Fils pourra répondre.

Le renoncement de Dieu, sa paternité, c’est faire confiance à cette graine de moutarde, déposée au creux de l’humanité, dans le plus beau des Temples. Un abandon de toute volonté de puissance, de règne et de royaume. Là est aussi la kénose. 

Quel pari fou sur l'homme ! N'est-on pas déjà dans le mouvement même de l'abandon et de l'agenouillement de la Trinité qui, par amour, se fait faiblesse pour que l’homme entre dans sa danse ?


Le désir d’un « Dieu qui vient à l’homme »avait besoin d’une réponse et cette réponse est celle fragile, si bien illustrée par Fra angelico d’une jeune fille surprise par cette sollicitude et qui ose répondre oui, mais mieux encore « fiat » sur le bout des lèvres dans le creuset d’un village perdu de Nazareth.


Il faut mettre peut-être ici aussi en perspective cet « où es-tu ? » de Dieu lancé à Adam ET Ève dans le jardin (2) pour contempler que c’est une petite bergère de Nazareth qui a répondu la première et totalement à cet appel de Dieu.


Le chemin de Marie ne sera pas un long fleuve tranquille. Avant peut-être de vénérer celle qui a dit oui, il nous faut contempler dans le silence ce chemin.


Que célébrons nous aujourd’hui finalement ?

Plus que l’assomption de la vierge Marie, c’est l’ensemble du mystère de la venue du Christ sur terre qui est à contempler.


Marie est l’écrin fragile de notre salut.


Mais qui est-elle véritablement ? Entre la jeune fille fragile que nous idéalisons et la femme-disciple que nous présente Jean à Cana, il existe une tension à maintenir.

Marie n’a pas été dès le début nimbée de lumière et de grâce mais a suivi un sentier qui nous interpelle. 

Marie est en effet au cœur de notre humanité celle qui répond probablement le mieux à l’appel de Dieu, celle qui comprend EN sa chair toute humaine, l’enjeu de la venue du Christ, marche à sa suite et répond à cet appel originel de Dieu(Gn 3,5), évoquée plus tôt. Elle devient en cela chemin pour nous. 

Ce que nous font découvrir les textes de d’aujourd’hui n’est-il pas finalement que, dans le mystère de cette naissance, de cette femme habitée par la grâce divine, bouleversée par la venue du Christ EN son humanité (3) et dans le jusqu’au bout de son Amour, c’est la vocation de tout baptisé qui est surtout à contempler.

Dans la liturgie de la veille au soir du 15 août l’évangile interpelle notre propre manière de recevoir le Christ : L’Évangile de Luc ( 11, 28) insiste même dans le sens de tout ceux qui comme moi souvent rejette une idéalisation excessive. Relisons bien ce texte qui surprend la veille du 15/8 :

« En ce temps-là, comme Jésus était en train de parler, une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : « Heureuse la mère qui t’a porté en elle, et dont les seins t’ont nourri ! »

 Jésus déclare alors : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! » Ces propos sont choquants a priori. 


Jésus « n’efface » pas sa mère mais insiste bien sur ce basculement entre la figure mariale et l’appel renouvelé à notre vocation. 


L’assomption n’est pas seulement en effet la fête de Marie. 

Elle ouvre une espérance particulière pour l’humanité que le magnificat vient amplifier, en faisant vibrer à nouveau l’espérance du peuple de Dieu, de tout ce que portait l’AT. 


« Mon âme exulte le Seigneur car ce dernier disperse les superbes et vient élever les humbles, combler de biens les affamés, renvoyer les riches les mains vides, relever Israël son serviteur ». 


Le cri de Marie est notre joie : « Dieu se souvient de son amour ».


Dans le tressaillement d’Elisabeth que nous donne à contempler Luc se retrouve à sa manière cette espérance du peuple en marche et donc notre propre espérance. 


Oui Dieu vient nous visiter…

À chaque fois que la Parole prend chair en nous, qu’elle fait en nous sa demeure, l’assomption prend sens, quand nous tressaillons, à la suite du Baptiste, de la joie du don de Dieu qui veut nous habiter.(5)

Le rêve de Dieu devient notre danse… 


« Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! »


Le mystère de l’assomption c’est que Dieu veut habiter TOUT homme. 


Le mystère c’est que Dieu souhaite prendre chair EN nous et que sa victoire sur la mort ne viendra que lorsque nous serons un, femmes et hommes, dans la contemplation du Verbe de Dieu, de cette Parole qui prend chair dans notre chair, nous transforme… 


Il y a peut-être ensuite un parallèle théologique à faire entre Philippiens 2 (et notamment le « c’est pourquoi » du verset 9 qui souligne que Jésus est relevé car il s’est vidé de lui même) et le dogme de l’assomption. Au delà du chemin intérieur de Marie, à rapprocher peut-être de la conversion même du Christ dont parle Sesboué dans sa « pédagogie du Christ (7), le chemin intérieur de Marie est aussi marqué par une forme de kénose. Or ce dessaisissement de soi qui s’exprime notamment dans son fiat, si bien traduit par Fra angelico, peut justifier que l’Église ai souhaité lui donner une place particulière que la tradition a cristallisé dans un dogme. Sans valider les excès d’une mariolatrie excessive si bien dénoncée par Congar(6), on peut néanmoins s’interroger sur la distance qui demeure entre le chemin vectoriel (c’est-à-dire qui nous pousse à grandir et kénotique de la vierge Marie et notre propre chemin et en tirer une forme d’interpellation, d’humilité à défaut d’une vénération…


Il y enfin un thème que l’on peut également contempler dans le « en Christo » paulinien(6), c’est finalement la danse mariale particulière de celle qui a été habitée par le Verbe et est donc devenue contenant de l’insaisissable, ce qui pour reprendre la théologie de Karl Rahner donne à la vierge, un autre chemin vectoriel pour nos eucharisties et fait résonner nos tressaillements intérieurs avec ceux de toutes les mères à commencer par Elisabeth.(7)

Être en Christ et recevoir en soi celui qui nous invite à faire Corps…


(1) Lucien Legrand, in L’annonce à Marie, p. 99ss, Lectio Divina n° 106, Cerf, 1981

(2) au sens de l’ « en christo » souligné par Hans Urs von Balthasar dans sa Dramatique 

(3) voir mes écrits divers sur le thème du tressaillement et notamment mon roman « le vieil homme et la brise »

(6) Sesboué y soutient que le Christ n’a qu’une conscience progressive de son rôle, une idée que j’ai toujours trouvée intéressante pour percevoir l’interaction entre humanité et divinité

(7) je pense notamment à son deuxième tome du journal du concile

(6) cf. note 5

(7) J’ai longuement développé ce point dans « danse trinitaire » puis dans « A genoux devant l’homme »

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