24 février 2021

Une souffrance qui libère ? 36.2


En préambule au texte de dimanche prochain (Gn 22) et à la suite de mon billet précédent, je poursuis ici mon commentaire (*) et l’expose à vos commentaires.

D’autres sens de la mort de Jésus ont été évoqués par l'Église[1]. (...). Parmi ces multiples visions, le plus difficile à comprendre, c’est peut-être l’expression de Paul : « mort en rançon pour la multitude ». Cette vision pourrait nous conduire à l’idée d’un Dieu qui voudrait un échange pour calmer sa colère. Peut-être faut-il nous attarder un peu sur ce plan, pour déconstruire les fausses pistes qui ont été malheureusement exploitées dans le passé.

Une des premières clés nécessaires à la compréhension de ce mot de rançon se trouve dans le contexte historique. Le mot grec évoque le prix payé pour libérer l’esclave. La rançon payée par le Christ n’est pas un tribut versé à Dieu. Elle peut être conçue au contraire comme un don qui libère l’homme de sa servitude, un tribut versé par Dieu. Qu’est-ce à dire ? La mort du Christ serait une voie qui, en rayonnant l’amour, nous conduit à quitter ce qui nous enferme dans l’adhérence au mal. On rejoint ce que nous évoquions alors plus haut, à propos du serpent d’airain.

Une deuxième difficulté vient de la compréhension de l’expression « colère de Dieu ». Ce n’est pas le « tonnerre et le feu » que nous avons croisés aux côtés d’Élie, dans 1 Rois 19. Ce n’est pas, non plus, le désir de sacrifice du fils premier qu’Abraham a pensé entendre dans sa première interprétation de l’appel du divin (cf. Gn 22). Ce qu’il entendait alors n’était pas le Dieu chrétien, mais probablement la voix trouble de ces peuples de nomades qui pensait apaiser le courroux des dieux en sacrifiant leur premier-né. C’est pourquoi l’ange arrête son bras et met fin à l’incompréhension…

Nous devons le reconnaître, l’Ancien Testament a souvent une version violente de Dieu. Elle reflète surtout l’idée que les hommes se font de Dieu plutôt que le Dieu que le Christ vient révéler, celui qui va jusqu’à mourir par amour. La croix est donc déjà une inversion de ce désir sacrificiel que les hommes ne cessent de reproduire au terme d’un processus souvent mimétique[2]. La folie des hommes est de croire que Dieu veut la mort, y compris de l’innocent, pour calmer sa colère. Il serait perçu comme un Dieu violent. La réponse n’est pas là. Déjà nous l’avons vu à partir du chemin d’Élie, Dieu n’est pas favorable au meurtre des prêtres de Baal (1 R 18), de même il n’est pas dans le tonnerre et le feu, mais ailleurs, dans une symphonie plus douce (1 R 19)…

Faut-il considérer pour autant que Dieu ne rentre pas en colère ? Ce serait réduire Dieu à un Dieu faible. D’ailleurs, le Christ lui-même, dans l’épisode du Temple, nous révèle une facette de ce zèle pour la vérité.

Qu’est-ce alors que la rançon, dans ce contexte ? Ce que nous révèle l’Écriture est ailleurs. Dieu n’a jamais voulu la mort, il ne veut pas d’une rançon pour calmer sa colère. Il n’est pas impossible de concevoir, par contre, que le désordre des hommes réveille chez lui une saine colère, celle d’un Dieu qui se fatigue de nos échecs. Dans ce sens, la rançon versée pourrait être pour Dieu une manière de surajouter l’amour, là où il pourrait manifester de la colère. 

« Là où règne la haine que j’apporte l’amour »(3).

Cette réponse s’articule dans le jeu trinitaire. Il ne s’agit plus d’une vengeance, mais plutôt de l’ordre d’un amour débordant qui en acceptant de donner ce qu’il a de plus cher, vient inverser le sens du monde et apaiser la colère et le cri de celui qui se révolte devant l’injustice.

 J’ai conscience que la différence entre les deux notions est ténue. Il y a cependant une divergence fondamentale entre les deux versions. Pour la rançon, telle que perçue par certains courants d’une théologie que l’on appelle de la satisfaction, qui a pris sa source à partir d’une lecture étroite de saint Anselme au Moyen-âge, la rançon est versée à un Dieu violent et vengeur. Nous savons que le désir de Dieu est au contraire de rayonner de l’amour dont il déborde. Le prix payé à cette manifestation de l’amour de Dieu est alors le prix du fils, une rançon d’un autre ordre, un déchirement pour Dieu qui rend possible une nouvelle espérance. 

Le glissement qui se joue ici est celui de notre conception de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas le distinguer des autres sens de la croix. Si l’on rejoint le mort-pour-souffrir-avec-nous, la rançon devient bien la manifestation d’un jusqu’au-bout-du-don payé par Dieu. C’est dans cette tension et cette polyphonie que la nature même de Dieu s’éclaire. Elle inverse notre tendance à prendre Dieu pour un dieu vengeur. De plus, elle rejoint le sens même de la vie de Jésus. C’est pourquoi il nous a semblé important d’insister sur ce qui dans la vie de Jésus traduit tout particulièrement l’amour que le Père porte à l’homme. 


[1] Pour W. Kasper, les trois sens principaux rejoignent notre typologie : « Le mot hyper a dans ces textes une triple signification : 1. à cause de nous, 2. pour nous, en notre faveur, 3. à notre place. Les trois significations sont présentes et voulues, car il s'agit d'affirmer que la solidarité de Jésus est vraiment le centre de son humanité », in Jésus le Christ, p. 326ss.

[2] Cf. sur ce point la Thèse de R. Girard, in Des choses cachées depuis la fondation du monde.

(3) prière de saint François d’Assise

(*) Suite de mon extrait de « Dieu dépouillé » dont une deuxième édition vient d’être mise en téléchargement sur Kobo.



Aucun commentaire: