03 avril 2021

Le vide et le silence - 48.1


Dans mes recherches, la rencontre des écrits de Joseph Moingt m’a conduit, en effet, à un déplacement conséquent. Je ne peux plus écrire et lire sans être influencé par les écrits de ce théologien. Moingt insiste plus que d’autres (et notamment Kasper) sur le vide qui a suivi la mort du Fils. Un temps incertain où des hommes qui avaient suivi Jésus se retrouvent dans le noir et la désespérance. Ils avaient cru trouver chez lui le Messie, le libérateur et voilà qu’il est mort, qu’il a disparu sous les coups conjugués des Romains et de certains pharisiens. Ce temps de la désespérance passe par l’expérience du vide.

On voudrait passer au récit de la résurrection trop vite (c’était le cas de mes premiers essais sur ce sujet). Ce serait oublier ce temps essentiel qui est celui que nous vivons et que vivent surtout tous ceux que la lumière du ressuscité n’a pas encore éclairés…

En effet, ce vide premier et constitutif est celui de l’absence de Dieu. À notre époque, après Auschwitz, le retrait de Dieu, sa mort, ne sont pas anodins, ils emplissent notre temps. « Où est-il ton Dieu ? », nous crient certains à la figure, alors que le mal et la souffrance leur éclatent au visage et les conduisent au désespoir. Le vide du Samedi saint est le temps d’arrêt dans la symphonie de Dieu, un temps de silence où nous sommes interpellés au plus profond de notre foi et de notre croyance. Va-t-on demeurer à cette place, devant le silence, où va-t-on faire le pas du croire… ?

Jean passe trop vite sur ce temps. Et il nous faut peut-être alors quitter cette lecture cursive pour un vaste retour aux autres Évangiles…

Avant le saut de la foi, Luc nous conduit par exemple dans ce temps de silence intérieur. C’est le chemin des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-25). Ils n’avaient rien compris, ces marcheurs en perdition. Celui qui « s'étant approché, se mit à faire route avec eux » sans qu’ils le reconnaissent, leur explique l’Écriture. Il retrace et développe ce qui, depuis les temps anciens, était la musique de Dieu, combien ce temps de silence et de vide était déjà précédé par la symphonie des instruments de la révélation. Lente et humble pédagogie de Dieu qui se révèle dans le passé…

Et pourtant, celui qui les accompagne, que le lecteur a reconnu, mais que leurs yeux ne voient pas comme avant, reste en retrait. Cette troublante discrétion de Dieu dans sa pédagogie amplifie le sentiment de vide. Il est là dans le silence, il parle, mais ne se révèle pas entièrement. Peut-être qu’il y a, dans ce Christ déjà ressuscité, une autre facette du Jésus terrestre. Avant sa mort, il pouvait être Fils, mais ils ne le savaient pas. Ils n’avaient pas reconnu Dieu en Lui. S’ils l’avaient fait, ils ne seraient pas partis en courant lors de son arrestation.

Des deux côtés de la mort, transparaît donc déjà quelque chose de Dieu que nous traduisions par l’entre-deux, un Dieu qui reste faible, pauvre, silencieux, pour ne pas forcer notre liberté, mais nous accompagner sur le chemin, nous conduire, pas à pas, vers la révélation de ce qui est au plus intérieur de notre cœur, ce sentiment de Dieu, déposé en nous dès l’origine, cherché à l’extérieur, alors qu’il brûle, en-nous, sans relâche.

L’expérience du vide, c’est ce temps où nous pouvons crier, rester incrédules, outrés et bouleversés par la souffrance et la mort. À l’image de ces deux pèlerins, dépourvus d’espérance, ne sommes-nous pas souvent dans le temps de l’incertain ? Quand le monde nous semble marqué par la mort et la désespérance, quand les justes semblent punis à côté des pécheurs, à l’heure où les pauvres sont plus pauvres, où la mort rôde et frappe sans discernement, ne sommes-nous pas aussi désemparés, comme ces pèlerins ?

La première urgence n’est-elle pas alors de crier ? Crier : « pourquoi ? » C’est le premier temps du récit. Jésus accueille d’ailleurs ce désespoir. Il ne redit pas le « me voici » de Jean, mais demeure caché. Pourquoi ? Parce qu’il respecte notre chemin. Ce chemin intérieur qui passe du cri, de la révolte, à la compréhension, est, par excellence, le lieu de notre liberté. Le vide et le silence de Dieu sont probablement ce qui manifeste le plus son respect de l’homme.

À la mère qui souffre le départ d’un enfant, à l’homme qui vient de perdre son épouse, à l’enfant qui souffre du mal, à celui qui est touché par la maladie, les mots n’ont pas de place. Dieu respecte ce temps. Face à cela, il n’a qu’une réponse, troublante, interpellante, celle du vide…

Et ce vide n’est-il pas, à sa manière, une autre façon de percevoir l’humilité de Dieu ?

Aujourd’hui, plus qu’ailleurs, nous en sentons l’importance. Dans le silence des camps de la mort, dans le désespoir de ceux oubliés par la richesse, le silence de Dieu est la première réponse. Elle n’implique pas le fait que Dieu est absent. Elle dit juste quelque chose de son respect de l’homme… Ce n’est qu’en méditant ce silence, que l’on peut sentir qu’il est pourtant là. Dans le silence de la croix, dans la nuit de l’agonie, Jésus n’a-t-il pas fait, lui aussi, cette expérience, jusqu’au doute, jusqu’au sentiment d’abandon qui va jusqu’au cri « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Ce silence, apparent, pesant, révoltant parfois, est le premier pas de Dieu. Il masque une présence autre, qui ne se révèle pas tout de suite, qui laisse à l’homme le temps de l’humain…

En cela, il n’est pas loin de nous, mais comme l’affirme en chœur certains théologiens, depuis Luther, Barth, Moltmann, Hans Urs von Balthasar ou Moingt : « Il est solidaire de notre souffrance »… Ce qui se révèle dans le vide et dans le cri partagé de l’homme et de Dieu, c’est un Christ qui n’est pas loin de nous, mais solidaire, marcheur à nos côtés, souffrant plus, voire autant que nous… Homme, pleinement homme !

Une rumeur

Mais voilà, au bout de quelque temps, une rumeur est née. Elle apparaît selon les trois premiers évangélistes dès le troisième jour. Au vide du cœur de l’homme répond un autre creux. Ce n’est pas encore la pleine manifestation du ressuscité, mais l’incertain qui fait résonner le manque. Au lieu de répondre tout de suite à la quête, Dieu respecte encore nos incertitudes. Il ne nous impose pas un ressuscité palpable et visible pour l’éternité. L’expérience de la puissance de Dieu après la mort commence par une brise légère. Est-ce la voix d’un fin silence qui fait écho à ce qu’Élie a pu percevoir sur la montagne. À la fois silence impalpable et, en même temps, voix insaisissable, chant ou musique d’un Dieu qui laisse résonner quelques notes dans un cœur avide de sens.

Cette tendresse dans la manifestation est aussi celle décrite par Luc sur le chemin d’Emmaüs. Alors qu’il se dévoile dans la fraction du pain, Jésus disparaît du regard pour que résonnent encore les notes du tombeau vide…

C’est peut-être le deuxième temps de la manifestation après le silence. D’abord le creux, puis une première note, si ténue que l’on sent le souffle sur son visage, caresse éphémère d’un Dieu qui manifeste sa présence, sans s’imposer, feu follet d’un sourire perçu chez l’autre qui éveille notre curiosité, nous fait demander s’il est possible, qu’au-delà du gouffre, du désespoir, chante, ailleurs, la voix du bien-aimé. Fleur fragile qui révèle que tout n’est pas mort.

« J’ai ouvert la porte et il n’était déjà plus là », nous dit en substance ce beau chant d’amour du Cantique des Cantiques. Dieu ne ponctue le silence que de signes fragiles, d’une rumeur, d’un souffle ténu qui nous fait tourner la tête, rend possible un espoir et nous appelle ailleurs.

La rumeur du tombeau vide fait courir Pierre et Jean. Elle pousse Marie Madeleine à interroger le jardinier. « Où as-tu mis mon Seigneur ? » Bizarrement cette note fragile entre encore en écho avec une autre voix, celle qui résonnait dans le premier jardin. On se souvient, qu’après la chute, l’homme a découvert sa nudité, sa fragilité et qu’il se cache. Dans la souffrance ou dans la faute, il a lui aussi pris conscience du vide, d’un « tombeau vide ». Alors, comme nous l’avons déjà noté, a résonné une rumeur, une Shékinah dit le Targum, présence indéfinissable dans le jardin qui dit l’« Où es-tu ? » de Dieu (cf. Gn 3).

Ici, au jardin où reposait le Christ, Marie Madeleine cherche son Dieu. Parallèle saisissant entre ces deux hommes et cette femme qui cherchent Dieu et Dieu qui n’a cessé de chercher l’humain. Au creux de cette quête, le tombeau vide nous joue une note toute nouvelle de la symphonie trinitaire. Dans ce creux qui répond au vide du cœur de l’homme, Dieu relance sa première musique, il fait vibrer ses instruments.

Les évangélistes auront, ensuite, plusieurs façons d’évoquer le ressuscité. Ici, cette polyphonie des voies postpascales traduit la réception différente des communautés au fait le plus extraordinaire de Pâques. Au tombeau vide succède une deuxième rumeur. « Il est ressuscité ! » Fait incroyable qui heurte encore notre conscience d’homme moderne. Comment est-ce possible ? Notre raison refuse le message. Elle accepte ou rejette la réalité de la puissance de Dieu. Et de fait, cela n’est plus de l’ordre du raisonnable. La vie après la mort, plus que toute autre affirmation, est l’incroyable de Dieu. On ne peut se résigner à faire le pas du croire sans abandonner toutes les certitudes palpables de la vie. Pourquoi laissera-t-on cours à cette légende, à ce mythe qui n’a plus de prise avec ce que l’on peut palper, sentir ? Cela heurte le cri qui résonne encore à nos oreilles. Pourquoi serait-il vivant alors que Jacques, François, Michel et tant d’autres sont morts ?

Sommes-nous prêts à faire le pas de la foi, à nous abandonner à l’acte de croire que Dieu peut être plus fort que la mort, qu’il peut mettre un terme à cette inéluctable fin qui nous guette et emporte ceux qui nous sont chers ? Pourquoi serait-il ressuscité, alors qu’en dépit de nos cris et de nos prières, l’enfant, le père, la sœur sont partis vers le vide ?

Peut-il y avoir quelque chose après ? Il s’agit bien d’une rumeur… Quelle rumeur ! Au cours normal du temps, Dieu pourrait mettre un terme et dévoiler ainsi qu’il est Autre au monde ? Non. Ce n’est pas sa voix ! Nous l’avons vu à Emmaüs, marcheur à nos côtés, il laisse se répandre une rumeur qui révèle encore une infime partie de l’indicible.

Que dire, face à ces interrogations ? Nous le sentons bien, au-delà de la certitude historique de la mort, la certitude de la résurrection est d’un autre ordre… Et pourtant.

Et pourtant, la rumeur s’est amplifiée, elle a bouleversé Jean, Pierre puis Paul au point de les pousser à une conversion du cœur. Des peureux qu’ils étaient, malgré leur trahison et leurs doutes, ils sont devenus forts d’une certitude. C’est peut-être là que la symphonie trinitaire a réveillé sa musique. Alors que nous avions atteint le silence, que seul le cri d’un homme mourant sur la croix retentissait avant le grand silence, une musique nouvelle est née. Elle emplit le cœur d’une communauté. Des pêcheurs sans instruction, faibles et incroyants a jailli un extraordinaire souffle. Le feu de Dieu résonne dans leur cœur et nous devons reconnaître, à défaut de pouvoir prouver la résurrection, que ce feu jaillit encore, au cœur même d’une communauté d’un milliard d’êtres humains. Certes, ce feu est fragile, il est masqué par les ombres et lumières de notre Église et pourtant, c’est quelque part, dans le sourire ou le geste d’un frère qu’a jailli, en nous, une lueur d’espérance. Si nous ne pouvons avoir foi en la résurrection, nous pouvons encore en sentir le souffle de renouveau qui a ébranlé une petite communauté et qui jaillit maintenant, dans une Église plus grande encore. C’est là où la rumeur apparaît comme force nouvelle.

Elle n’est pas vérité palpable qui nous force à croire. Elle nous invite seulement à la danse de Dieu…

Pédagogie évangélique

Quand on médite sur le passage entre le tombeau vide et la création de l'Église, on ne peut que reconnaître que quelque chose s’est passé. Les Évangiles nous donnent des images balbutiantes et parfois contradictoires des manifestations du ressuscité. Mais ce temps intermédiaire reste de l’ordre de l’indicible. Comment décrire le sentiment d’une présence nouvelle ? Comment raconter ce qui ne peut être croyable ? Il était mort et il est vivant… Ce qui a résulté de ces récits et qui est certitude pour nous, c’est la création de plusieurs communautés qui ont dépassé leur peur et commencé à rayonner d’une espérance.

La force de l’Esprit, déposée au cœur de chacun d’eux, les a conduits à rechercher qui était l’homme Jésus. C’est dans la méditation de sa vie qu’ils ont construit un discours. Chacun des auteurs a tracé un chemin, une pédagogie pour dire l’incroyable nouvelle. Les évangélistes ont parlé de l’homme Jésus, de sa vie et de sa mort. Paul a fait l’économie du récit de la vie et a surtout cherché à interpréter le sens de la mort… Ses textes sont historiquement plus anciens. Nous avons donc là plusieurs approches qui se complètent et cherchent à dire l’incroyable mystère d’un homme que Dieu aurait réveillé des morts.

Face à cela, qu’elle peut être notre chemin, deux mille ans plus tard ? Nous ne pourrons jamais savoir qu’elle a été la vie réelle de Jésus, encore moins sa vie nouvelle. Ce qui demeure, c’est néanmoins une trace et une contemplation. Dans le Jésus terrestre décrit par chacun des Évangiles, à sa manière, se révèle quelque chose de l’homme, de son humanité véritable, mais également de cette proximité particulière entre Jésus et celui qu’il a osé appeler Père. C’est en méditant à notre tour cette histoire que nous pouvons faire nôtre la conversion du cœur qui a conduit ces hommes à croire en la résurrection.


Extrait de mon « Dieu dépouillé », pour critique et discussion

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