06 mars 2021

Théophanies 37.2 - la danse du feu...

Je vous avais promis une suite sur la transfiguration. Elle risque d’être un peu longue. Après Gn 22 déjà longuement commenté en septembre je voudrais revenir sur Exode 3 et ce fameux buisson ardent, qui prépare à leur manière la transfiguration, au point que certains commentaires pensent qu’il est première révélation du Christ lui même.


Les flammes de feu, qui ne consument pas le buisson, introduisent en effet une double symbolique.


Le feu

1. Parlons d’abord du feu. Pour Hans Urs von Balthasar, « la Gloire de Dieu se manifeste ici avant la parole », comme ce sera le cas au Mont Thabor. Le feu précède le discours pour susciter l’écoute… La gloire qui s’y révèle rend attentif au message.

C’est aussi l’interprétation du Targum(1), qui par ses commentaires ajoutés au texte, insiste sur « la présence de Dieu » (la Shékinah) dès le verset 1 : « La montagne, sur laquelle apparut la Gloire de la Shékinah de Yahvé, l’Horeb  ». Au lieu de dire seulement : « il arriva à la montagne de Dieu, à Horeb », le targum y place déjà la Gloire.

La Mischna introduit ce même concept à propos de l’ange : « Et la gloire de la Shékinah de Yhwh lui (apparut) dans les flammes du feu ». Le targum va d’ailleurs jusqu’à donner un nom : Zagnuagaél à cet émissaire de Dieu au v. 2 : « Et Zagnugaél, l’ange de Yahvé, lui apparut. »

Quel est alors le sens du feu ? Dans la Bible, il a une connotation positive ou négative. Selon Greenberg, il évoque autant la furie (Jr 4, 4, Ps 79, 5), que la destruction (Dt 4, 24 ; 9, 31), la pureté (Nb 31, 23 et Mal 3, 2), l’illumination (Ex 13, 21) et le guide (Ex 13, 21)…

Pour le Pseudo Denys(2), le feu est « à la fois totalement lumineux et comme secret, inconnaissable en-soi (...) insoutenable et impossible à regarder (...) revivifiant par sa chaleur vitale, éclairant par ses illuminations sans écran, impossible à maîtriser, sans mélange, dissociateur, inaltérable, tendant vers le haut, agissant vite, sublime et exempte de toute faiblesse (...) saisissant et insaisissable, n'ayant besoin de rien d'autre, s'accroissant en secret et révélant sa propre grandeur selon les matières qui l'accueillent, actif, puissant, invisiblement présent à tout être (...) se manifestant de manière soudaine ». Même si cette description est générique, elle pourrait presque s'adapter à ce passage d'Exode 3.

Dans la ligne de notre recherche, nous pouvons aussi probablement évoquer cette flamme qui brule en nous, tout ce qui nous retient vers la terre, ce que nous appelons nos adhérences. Ce feu nous libère de nos liens au mal, nous ouvre à la contemplation. Mais il est plus que cela et la mention de la Gloire nous ouvre à une tension. Le feu purifie et éclaire, illumine et libère…


Le buisson

Le buisson a aussi fait l’objet de nombreux commentaires. Il est interprété par les Pères de l’Église comme l’Égypte, contenant la flamme d’Israël prisonnière, ou encore comme le Sinaï, réceptacle de Dieu. On y voit aussi une lampe à 7 branches, signifiant la révélation perpétuelle de Dieu. Certains le comparent aussi à Marie, restée vierge malgré la naissance de l’enfant.

L’interprétation du texte est ainsi très vaste, ce qui rend difficile une cohérence.

Et pour nous ? Qu’évoque-t-il ? Peut-on parler du tabernacle ou à l’inverse du mystère du monde, dans lequel Dieu vient faire irruption ? Dieu est-il cantonné dans un espace où apparait-il partout ?


La non-combustion

Notons enfin le paradoxe de la non-combustion, qui peut conduire à interpréter la visite comme celle d’une tendresse. Ici le feu met en valeur, mais ne détruit pas.

Pourquoi le feu ne brûle-t-il pas le buisson ? Qu’est-ce que cela nous dit sur Dieu ?

Alors que nous nous préparons à méditer demain l’apparente colère de Dieu, prenons de la distance sur ce feu.

Au respect que Moïse porte à Dieu ne faut-il pas y voir un autre respect, celui de Dieu pour l'homme ? Un respect qui se manifestera seulement dans « la voix d'un fin silence » (1 Rois 19) ou qui, à travers Jésus, se révèlera dans son tact et son attention. Le respect, nous dit J.M. Carrière, est « la manière de recevoir humblement l'autre, du plus petit au plus grand, et dans son dévoilement et dans le projet qui le porte à son accomplissement ».

Comme l’échelle de Jacob, il y a là « une représentation symbolique de la nature paradoxale de l’expérience théophanique*. Elle combine des forces hostiles – la flamme et le buisson – dans une relation apparemment symbiotique dans laquelle les deux sont maintenus en vie. »

Dieu réveille en nous le feu de désir et en même temps nous laisse intact, respecte notre personne. Et ce paradoxe souligne pour moi, à la fois la puissance et la tendresse de Dieu.

Benoît XVI fait déjà, à ce sujet un parallèle éclairant entre le buisson-ardent et la Croix. Est-ce à mettre en lien avec ce qu’il évoquait sur la « fission nucléaire » du cœur au JMJ de Cologne, c’est-à-dire ce déchirement intérieur, soudain et violent qui nous brûle et fait exploser ce qui nous retient de l’amour ?

La contemplation du buisson ardent porte une symbolique puissante de la réalité de Dieu, même si elle n’est qu’un aperçu imparfait d’une réalité indicible.

Quelle que soit notre vision unique et personnelle de la rencontre, quel que soit la forme prise par le buisson et la flamme, nous devons accueillir ici l’inouï d’un Dieu qui vient à nous.


Le nom de Dieu

On doit souligner les difficultés de traduction du verset 14 : « Je suis celui qui suis ».

Pour Maître Eckhart, « la répétition qu’il y a dans : « Je suis celui qui suis » indique la pureté de l’affirmation, toute négation étant exclue de Dieu lui-même (...) un certain bouillonnement ou parturition de soi, s’échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par soi-même, lumière de la lumière et vers la lumière (...). C’est pourquoi il est dit en Jn 1 : « En lui était la vie », car la vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, s’enflant intérieurement par soi-même, se répand en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et déborder à l’extérieur  ».

Pour T. Römer on devrait plutôt traduire l’hébreu  « ehyèh asher ehyèh », comme le fait la Tob : « je serai qui je serai » puisque c’est un verbe « à l’inaccompli ». De plus, souligne C. Wiener, le verbe être n’est pas employé en hébreu sauf pour insister sur une présence particulière, signifiante. Le « Je serai » introduit une révélation à venir. Dans cette révélation du nom, que l’on peut mettre en parallèle à celle faite à Abraham sur le mont Moriyâh, Moïse apprend le nom de Yhwh.

Entre la vision d’Eckhart et ce que nous dit Römer se construit une tension. Le bouillonnement de l’être qui se révèle et ce mystère qui demeure est propre au caché/dévoilé de Dieu.

D’ailleurs, comme le rappelle Benoît XVI, cette affirmation de Dieu au buisson-ardent a donné en Jésus une affirmation plus courte et plus ferme : « Je suis » (ani hu = ego eimi). C’est dans cette direction que nous retrouvons probablement notre fil rouge. En Exode 3 se confirme, entre les lignes, la lente tendresse d’un Dieu qui se dévoile à peine, mais prépare la révélation du Christ.

Enfin, selon Grégoire de Nysse : « c’est celui dont jadis Moïse s’est approché, dont aujourd’hui s’approche tout homme qui comme lui se dépouille de son enveloppe terrestre et se tourne vers la lumière qui vient du Buisson, vers le rayon issu du buisson d’épines, figure de la chair qui a brillé pour nous et qui est, nous dit l’Évangile, la vraie lumière et la vraie vérité ».

L’enjeu de cette quête n’est pas dans l’affirmation d’un être palpable, quantifiable, définissable, mais l’humble révélation d’un Dieu à venir dont la Croix sera la gloire fugace et fragile. Dans sa quête, Moïse approche du mystère…

Mais n’anticipons pas trop et laissons au fil du texte sa propre direction.

À suivre



PS : Ces commentaires reprennent et complètent les recherches déjà publiées dans plusieurs de mes travaux précédents dont « J’ai soif », « La voix d’un fin silence », « L’amphore et le fleuve », « Humilité et miséricorde ». Leur reprise ici, extraite de Dieu depouillé, s’inscrit dans une étude plus linéaire qui trouve ici son sens.


[1] Le targum est un texte contemporain de Jésus, écrit en araméen, sorte de commentaire imagé destiné à aider à la compréhension du texte (cf. notre glossaire pour tous les mots accompagnés d’un astérisque).

[2] Denys l'Aéropagite, CH XV, 2 (239 AC, Hiér. Cél. p. 168-171, cité par Hans Urs von Balthasar in GC2 p. 165

05 mars 2021

Danse avec Michel Rondet - 38

 Danse avec Michel Rondet -38

Pour continuer dans l’hommage à la spiritualité de Michel Rondet, et en écho à une longue discussion que j’ai eu avec lui à la Baume les Aix il y a plus de 20 ans, je dirais que son souci de l’accompagnement inductif est, d’une certaine manière en phase avec la pastorale d’engendrement longtemps développée par P. Bacq et C. Theobald(1).

Il s’agit d’abandonner un enseignement de certitudes figées pour partir de cette inhabitation en l’homme qui l’appelle et le pousse à aimer.

Un chemin en fait très rahnérien et probablement aussi très ignacien, qui cherche à pousser l’homme au discernement intérieur et le conduit sur ses chemins sans forcer un discours.

Agenouillement devant l’homme(2), pédagogie du polyèdre(3), pastorale du seuil (4) et de la périphérie...?

L’enjeu est finalement d’oublier nos catéchismes trop scolaires pour retrouver l’homme dans son éternelle quête du divin.

N’est-ce pas finalement le chemin kénotique du Christ à Emmaüs, qui rejoint l’homme perdu sur les routes de Palestine, donne un sens à leurs quêtes et disparaît dans la fraction du pain, de peur d’imposer une présence qui est déjà semence en l’homme.

Nos quêtes se rejoignent quand la danse du Verbe vient réveiller chez nous une flamme vacillante, fait vibrer nos cordes intérieures à la musique divine.

C’est ce que j’appelle la danse trinitaire (5).


Ramener au centre(6) n’est-ce pas, comme le souligne aussi Kasper, en venir à résumer le problème en « Jésus-Christ oui, l'Église non ! Ce qui les intéresse, ce n'est pas le Christ que prêchent les Églises ; ce qui les rend attentifs, c'est Jésus lui-même et son affaire[7].» La réponse que l'on tend à donner, selon lui, c'est de montrer que le christianisme est devenu objectif dans l'Église. Mais alors, souligne-t-il, Jésus Christ risque d'être accaparé par l'Église et l'Église risque de prendre la place de Jésus[8] ». 

« La "pastorale d'engendrement" [qui] puise son inspiration dans une certaine manière de se référer aux récits fondateurs ne prétend pas se substituer aux autres modèles pastoraux (…). Elle renvoie à l'expérience humaine (…), évoque tout d'abord les paroles et les gestes de l'homme et de la femme qui s'aiment et qui s'unissent pour donner la vie. En s'offrant ainsi l'un à l'autre (…), ils s'engendrent mutuellement et donnent la vie à un nouvel être qui, à son tour, les engendre à devenir parents[9] ».

Il s'agit de transmettre une manière d'être, faite d'accueil et de don, mais surtout redonner une certaine « fécondité à l'Évangile », susciter une « contagion relationnelle » autour de la Parole de Dieu, vecteur de relecture et d'interpellation personnelle et communautaire. »(10).

On n’est pas éloigné de ce que prêchait aussi Joseph Moingt dans « l’Evangile sauvera l’Église » et finalement de ce que j’ai lancé sur la pointe des pieds dans mon projet de Maison d’Evangile sur FB (11). Un lieu où la Parole danse avec nous.



(1) « Une nouvelle chance pour l'Évangile, Vers une pastorale d'engendrement, sous la direction de Philippe Bacq, sj et Christoph Théobald, sj, Lumen Vitae, Novalis, Éditions de l'Atelier, Bruxelles 2004 »

(2) (4) et (5) cf. mes livres éponymes librement téléchargeables sur Kobo

(3) pour reprendre l’expression fréquente de notre pape.

(6) pour paraphraser le titre d’un beau livre d’Hans Urs von Balthasar

(7) « W. Kasper, Jesu der Christus [Jésus le Christ], Matthaus Grünewald Verlag Mayence 1974, Tr. fr. J. Désigaux et . Lefooghe 4° Edition, Cogitatio Fidéi, Oct 1991, p. 33

[8]     ibid. p. 34

[9]   Une nouvelle chance pour l’Evangile, op. cit. p. 16-17

(10) Extrait de Pastorale du seuil, Claude J. Heriard, op. cit.

(11) https://www.facebook.com/groups/2688040694859764/

04 mars 2021

Hommage à Michel Rondet

 Hommage à Michel Rondet, décédé à 98 à ans. Un jésuite hors du commun, croisé il y a bien des années à la Baume les Aix, et dont le texte suivant m’a longtemps habité  :

« Pendant des siècles, notre pédagogie spirituelle s'est appuyée sur une tradition, reçue et transmise, qu'il s'agissait d'ouvrir à l'expérience spirituelle. On partait de la tradition reçue pour tenter de faire vivre une expérience.

Aussi sommes-nous désarmés lorsque nous nous trouvons face à une expérience qui a sa valeur, son dynamisme, mais ne dispose d'aucun repère pour se comprendre et se développer. Qu'est-ce qui m'arrive ? Suis-je le premier à vivre de tels états ? Est-ce que je ne suis pas sur le bon chemin ? Questions angoissantes que rencontrent vite les nouveaux chercheurs de sens et qui les conduisent à aller frapper à toutes les portes, sauf à celles qui justement sont dépositaires d'une tradition spirituelle qui semblerait pouvoir répondre à leur attente. Pourquoi ?

Parce que, trop souvent, nous proposons des réponses là où l’on nous demande des chemins. Ceux qui, d'horizons très divers, se mettent en marche, au souffle de l'Esprit, n'attendent pas que nous leur offrions la sécurité d'un port bien abrité. Ils ont justement quitté le port des sécurités factices. Ils ont gagné le large à leurs risques et périls, ils savent que la traversée sera longue. Ils ne nous demandent pas de leur décrire le port, mais de les accompagner sur un chemin dont ils ne connaissent pas encore le terme : ils savent qu'une rencontre les attend, qui leur fera découvrir le meilleur d'eux-mêmes et le sens de l'aventure humaine. Ce qu'ils espèrent, c'est un compagnonnage de recherche et de disponibilité, pas un étalage complaisant de certitudes. Ceux qu'ils aimeraient rencontrer, ce sont les mages dans leur marche à l'étoile, pas les scribes de Jérusalem qui, eux, savent. Or, trop souvent, l'Église a pour eux le visage des scribes de Jérusalem.

Trop occupés des vérités à transmettre, nous sommes peu sensibles à l'attente de ceux qui ne nous demandent pas encore ce qu'il faut croire, mais ce que c'est que croire. Nous partons d'une tradition à transmettre, alors qu'il faudrait accompagner une naissance. Mais qui d'entre nous est assez libre dans sa foi pour oser la nouveauté, dans une fidélité créatrice au don qu'il a reçu ? » [1]





[1]     Michel RONDET s.j., La Baume-les-Aix, Études Fév 97

28 février 2021

La Transfiguration - de la kénose à la Gloire. Danse 37.1


S’Il y a un schéma littéraire très particulier dans le Premier Testament qu’il est beau de contempler à travers l’Ecriture, c’est bien celui des théophanies où Dieu se révèle aux hommes dans sa pédagogie particulière(1). Comme en Gn 22 ou dans les grandes théophanies du Sinaï, Il y a, à chaque foi, un messager (malak) qui prépare l’irruption, insupportable à l’homme, du divin, puis la manifestation d’une gloire extraordinaire, suivi d’une conversion et d’un agenouillement. 

Pour Abraham et Isaac la conversion apparaît au bout d’une longue marche (voir mes commentaires de septembre). 

Mais plus globalement ce schéma trace chez nous aujourd’hui un chemin d’espérance dans ces temps sombre, et mérite d’être poursuivi. 

Il est repris d’une certaine manière dans plusieurs textes des synoptiques en particulier chez Matthieu et Luc, soit dans l’Annonciation, ou le baptême du Christ, mais surtout dans la transfiguration que nous célébrons aujourd’hui en écho justement avec Gn 22. 

Que peut-on dire en élargissant la perspective ?

Peut-être avancer sur la pointe des pieds que de la souffrance toujours subie et jamais voulue par Dieu peut jaillir une flamme fragile, un jet de lumière, un tressaillement d’espérance.

Ne sombrons pas dans le désespoir. Crions à la suite d’Augustin (cf. Confessions ch.VIII) : Il est là, alors qu’on le croit absent, ce Dieu d’amour.


Sa danse passe par l’effacement et la croix, mais déjà le relèvement se distingue au bout du tunnel.

Comme Moïse nimbé d’une lumière insurmontable au retour du Sinaï en Exode 34, répond et répare la chute du veau d’or, le Christ est notre lumière, joie cachée mais rayonnante d’une croix sombre qui devient glorieuse par la résurrection.

La transfiguration est le premier déchirement discret du voile dont nous parle les synoptiques.

Saint Léon le grand a une belle analyse que je découvre cette nuit :  « Le Seigneur découvre sa gloire devant les témoins qu'il a choisis, et il éclaire d'une telle splendeur cette forme corporelle qu'il a en commun avec les autres hommes que son visage a l'éclat du soleil et que ses vêtements sont aussi blancs que la neige.


Par cette transfiguration il voulait avant tout prémunir ses disciples contre le scandale de la croix et, en leur révélant toute la grandeur de sa dignité cachée, empêcher que les abaissements de sa passion volontaire ne bouleversent leur foi.


Mais il ne prévoyait pas moins de fonder l'espérance de l'Église, en faisant découvrir à tout le corps du Christ quelle transformation lui serait accordée ; ses membres se promettraient de partager l'honneur qui avait resplendi dans leur chef.


Le Seigneur lui-même avait déclaré à ce sujet, lorsqu'il parlait de la majesté de son avènement : Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Et l'Apôtre saint Paul atteste lui aussi : J'estime qu'il n'y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que le Seigneur va bientôt révéler en nous. (...) 

En effet, Moïse et Élie, c'est-à-dire la Loi et les Prophètes, apparurent en train de s'entretenir avec le Seigneur. (...) 

Qu'y a-t-il donc de mieux établi, de plus solide que cette parole ? La trompette de l'Ancien Testament et celle du Nouveau s'accordent à la proclamer ; et tout ce qui en a témoigné jadis s'accorde avec l'enseignement de l'Évangile.


Les écrits de l'une et l'autre Alliance, en effet, se garantissent mutuellement ; celui que les signes préfiguratifs avaient promis sous le voile des mystères, est montré comme manifeste et évident par la splendeur de sa gloire présente. Comme l'a dit saint Jean, en effet : Après la Loi communiquée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. En lui s'est accomplie la promesse des figures prophétiques comme la valeur des préceptes de la Loi, puisque sa présence enseigne la vérité de la prophétie, et que sa grâce rend praticables les commandements. ~


Que la foi de tous s'affermisse avec la prédication de l'Évangile, et que personne n'ait honte de la croix du Christ, par laquelle le monde a été racheté.


Que personne donc ne craigne de souffrir pour la justice, ni ne mette en doute la récompense promise ; car c'est par le labeur qu'on parvient au repos, par la mort qu'on parvient à la vie. Puisque le Christ a accepté toute la faiblesse de notre pauvreté, si nous persévérons à le confesser et à l'aimer, nous sommes vainqueurs de ce qu'il a vaincu et nous recevons ce qu'il a promis. Qu'il s'agisse de pratiquer les commandements ou de supporter l'adversité, la voix du Père que nous avons entendue tout à l'heure doit retentir sans cesse à nos oreilles: Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis tout mon amour; écoutez-le !(2)

L’office des lectures nous le  rappelle : « Sur le visage du Christ;rayonne la gloire de Dieu.

(...) 

Personne n'a jamais vu Dieu.

Le Fils unique qui est dans le sein du Père

nous l'a fait connaître.

 

Oraison

Tu nous as dit, Seigneur, d'écouter ton Fils bien-aimé ; fais-nous trouver dans ta Parole les vivres dont notre foi a besoin : et nous aurons le regard assez pur pour discerner ta gloire.(3)


Suite à venir, mais sans vous laisser planter la tente, comme Pierre, je voulais déjà vous partager ce rayon de soleil... 


(1) cf. Théophanies, mon livre éponyme, repris et très largement amplifié in « Dieu dépouillé » en téléchargement libre sur Kobo

(2) saint Léon le Grand, sermon pour le 2eme dimanche de Carême, source office des lectures, AELF

(3) office des lectures, ibid.


24 février 2021

Une souffrance qui libère ? 36.2


En préambule au texte de dimanche prochain (Gn 22) et à la suite de mon billet précédent, je poursuis ici mon commentaire (*) et l’expose à vos commentaires.

D’autres sens de la mort de Jésus ont été évoqués par l'Église[1]. (...). Parmi ces multiples visions, le plus difficile à comprendre, c’est peut-être l’expression de Paul : « mort en rançon pour la multitude ». Cette vision pourrait nous conduire à l’idée d’un Dieu qui voudrait un échange pour calmer sa colère. Peut-être faut-il nous attarder un peu sur ce plan, pour déconstruire les fausses pistes qui ont été malheureusement exploitées dans le passé.

Une des premières clés nécessaires à la compréhension de ce mot de rançon se trouve dans le contexte historique. Le mot grec évoque le prix payé pour libérer l’esclave. La rançon payée par le Christ n’est pas un tribut versé à Dieu. Elle peut être conçue au contraire comme un don qui libère l’homme de sa servitude, un tribut versé par Dieu. Qu’est-ce à dire ? La mort du Christ serait une voie qui, en rayonnant l’amour, nous conduit à quitter ce qui nous enferme dans l’adhérence au mal. On rejoint ce que nous évoquions alors plus haut, à propos du serpent d’airain.

Une deuxième difficulté vient de la compréhension de l’expression « colère de Dieu ». Ce n’est pas le « tonnerre et le feu » que nous avons croisés aux côtés d’Élie, dans 1 Rois 19. Ce n’est pas, non plus, le désir de sacrifice du fils premier qu’Abraham a pensé entendre dans sa première interprétation de l’appel du divin (cf. Gn 22). Ce qu’il entendait alors n’était pas le Dieu chrétien, mais probablement la voix trouble de ces peuples de nomades qui pensait apaiser le courroux des dieux en sacrifiant leur premier-né. C’est pourquoi l’ange arrête son bras et met fin à l’incompréhension…

Nous devons le reconnaître, l’Ancien Testament a souvent une version violente de Dieu. Elle reflète surtout l’idée que les hommes se font de Dieu plutôt que le Dieu que le Christ vient révéler, celui qui va jusqu’à mourir par amour. La croix est donc déjà une inversion de ce désir sacrificiel que les hommes ne cessent de reproduire au terme d’un processus souvent mimétique[2]. La folie des hommes est de croire que Dieu veut la mort, y compris de l’innocent, pour calmer sa colère. Il serait perçu comme un Dieu violent. La réponse n’est pas là. Déjà nous l’avons vu à partir du chemin d’Élie, Dieu n’est pas favorable au meurtre des prêtres de Baal (1 R 18), de même il n’est pas dans le tonnerre et le feu, mais ailleurs, dans une symphonie plus douce (1 R 19)…

Faut-il considérer pour autant que Dieu ne rentre pas en colère ? Ce serait réduire Dieu à un Dieu faible. D’ailleurs, le Christ lui-même, dans l’épisode du Temple, nous révèle une facette de ce zèle pour la vérité.

Qu’est-ce alors que la rançon, dans ce contexte ? Ce que nous révèle l’Écriture est ailleurs. Dieu n’a jamais voulu la mort, il ne veut pas d’une rançon pour calmer sa colère. Il n’est pas impossible de concevoir, par contre, que le désordre des hommes réveille chez lui une saine colère, celle d’un Dieu qui se fatigue de nos échecs. Dans ce sens, la rançon versée pourrait être pour Dieu une manière de surajouter l’amour, là où il pourrait manifester de la colère. 

« Là où règne la haine que j’apporte l’amour »(3).

Cette réponse s’articule dans le jeu trinitaire. Il ne s’agit plus d’une vengeance, mais plutôt de l’ordre d’un amour débordant qui en acceptant de donner ce qu’il a de plus cher, vient inverser le sens du monde et apaiser la colère et le cri de celui qui se révolte devant l’injustice.

 J’ai conscience que la différence entre les deux notions est ténue. Il y a cependant une divergence fondamentale entre les deux versions. Pour la rançon, telle que perçue par certains courants d’une théologie que l’on appelle de la satisfaction, qui a pris sa source à partir d’une lecture étroite de saint Anselme au Moyen-âge, la rançon est versée à un Dieu violent et vengeur. Nous savons que le désir de Dieu est au contraire de rayonner de l’amour dont il déborde. Le prix payé à cette manifestation de l’amour de Dieu est alors le prix du fils, une rançon d’un autre ordre, un déchirement pour Dieu qui rend possible une nouvelle espérance. 

Le glissement qui se joue ici est celui de notre conception de Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas le distinguer des autres sens de la croix. Si l’on rejoint le mort-pour-souffrir-avec-nous, la rançon devient bien la manifestation d’un jusqu’au-bout-du-don payé par Dieu. C’est dans cette tension et cette polyphonie que la nature même de Dieu s’éclaire. Elle inverse notre tendance à prendre Dieu pour un dieu vengeur. De plus, elle rejoint le sens même de la vie de Jésus. C’est pourquoi il nous a semblé important d’insister sur ce qui dans la vie de Jésus traduit tout particulièrement l’amour que le Père porte à l’homme. 


[1] Pour W. Kasper, les trois sens principaux rejoignent notre typologie : « Le mot hyper a dans ces textes une triple signification : 1. à cause de nous, 2. pour nous, en notre faveur, 3. à notre place. Les trois significations sont présentes et voulues, car il s'agit d'affirmer que la solidarité de Jésus est vraiment le centre de son humanité », in Jésus le Christ, p. 326ss.

[2] Cf. sur ce point la Thèse de R. Girard, in Des choses cachées depuis la fondation du monde.

(3) prière de saint François d’Assise

(*) Suite de mon extrait de « Dieu dépouillé » dont une deuxième édition vient d’être mise en téléchargement sur Kobo.



20 février 2021

Homélie du 1er Dimanche de Carême Année B - V3

Homélie du 1er Dimanche de Carême Année B
Projet 3
Seigneur, enseigne-moi tes voies,
fais-moi connaître ta route.
Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi,
car tu es le Dieu qui me sauve, dis le psaume 24

Quel va être l'essence de notre carême cette année ?
Nous sommes en carême depuis un an maintenant avec cette pandémie et la tentation peut-être de dire que nous avons déjà assez souffert.
Mais l'enjeu est il là ?
L'enjeu est il de souffrir ou l'enjeu est il ailleurs ?

Osons sortir de nos schémas tout faits, de nos certitudes, de nos habitudes, de nos privations rituelles souvent vite abandonnées pour chercher un autre chemin.
Changeons notre cœur en jeûnant de ce qui nous encombre ; tentons de remettre les choses à leur place dans nos vies bousculées, désorientées, désespérées quelquefois. Mission impossible ?

Souvenons-nous que « Dieu ne permet pas que nous soyons éprouvés au-delà de nos forces » (1 Co 10, 13). N'hésitons pas à suivre les conseils du pape François pour le carême : « Jeunez de tristesse et d'amertume et remplissez votre cœur de joie ; jeunez des soucis et ayez confiance en Dieu, jeunez de mots et équipez vous de silence pour écouter les autres. » (Quelle belle idée il a eu !)

Allons au désert, le mot est à la mode mais ce voyage intérieur dans notre désert personnel ne demande que bonne volonté et humilité, descendre là où ça fait mal pour retrouver ce silence intérieur, celui qui nourrit et fortifie, celui qui me permet de repartir dans le monde faire connaitre les chemins du Seigneur !

Jeuner, Prier, faire l'aumône pour remettre les choses à leur juste place dans ma vie et non par obligation de faire carême, mais pour gravir la montée vers pâques, un chemin de la conversion, de la résurrection.

Les textes que nous proposent la liturgie ce week end vont dans ce sens et la première lecture en Gn 9 en atteste par sa limpidité : « je mets mon arc au milieu des nuages pour qu'il soit le signe de l'alliance entre moi et la terre ; lorsque l'arc apparaitra au milieu des nuages, je me souviendrai de mon alliance entre moi et vous ». « Toi et moi, moi et la terre », (quelle belle illustration de Laudato SI !)

Nous ne sommes pas seuls, Dieu s'est fait homme pour nous accompagner dans notre pèlerinage sur la terre, pour nous accompagner par sa Parole dans l'espérance et la joie de la résurrection.

Contempler le Christ, le nouvel arc en ciel, la voie, c'est entrer dans une liberté nouvelle, se dépouiller des adhérences et nous « pousser » jusqu'au bout l'amour.
S'introduire devant Dieu, c'est nous dépouiller de ce qui nous encombre et discerner ce qui est beau, ce qui est bon dans notre vie.
« le baptême ne purifie pas de souillures extérieures,
mais il est l'engagement envers Dieu » nous dit l'épître de Pierre. L’arc en ciel nous tire vers le haut, nous pousse en avant...

La piste suivie par Saint Euscher, à la suite de Marc 1 est intéressante. 
« Ne peut-on raisonnablement avancer que le désert est le temple sans bornes de notre Dieu ? Car celui qui habite dans le silence doit certainement se plaire dans les lieux retirés. (...) De la même manière, [nous devons nous  libérer de ce qui entrave notre course], (...)  nous  réfugier [dans la solitude intérieure. Pour toi quand tu pries(1), retire toi au fond du désert]. Oui, c'est dans le désert qu'il va approcher ce Dieu qui [nous] arrache de [nos] servitudes... " (2) et de nos addictions.
L’enjeu de notre marche vers Dieu n’est il pas d’entrer dans la dynamique sacramentelle (3) de notre baptême. Il est donné à la fin de l'Evangile (Mc 1, 15) : croire à l'Evangile, la bonne nouvelle.

Vivons en Dieu et nous trouverons son amour
Vivons de l'amour et nous trouverons son amour
« je mets mon arc au milieu des nuages,
pour qu'il soit le signe de l'alliance entre moi et la terre. Lorsque je rassemblerai les nuages au-dessus de la terre, et que l'arc apparaîtra au milieu des nuages, je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants »
Notre espérance c'est que Dieu est fidèle, qu'il est Amour et qu'il est plus grand que la mort...
Qu'il est vie...
Reprenons la fin du psaume 24 :
« Son amour est de toujours.
Il ne m'oublie pas,
Il est droit, il est bon, le Seigneur,
lui qui montre le chemin.
Sa justice dirige les humbles,
il enseigne aux humbles son chemin. »




PS : merci à PLB pour sa grande et belle contribution 

19 février 2021

Souffrance et danse kénotique 36

« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup » (Luc 9, 22)

Ce « il faut » que nous rapelle la liturgie de jeudi interpelle et mérite pour moi un long développement. J’en livre ici une première partie à critiquer... 

Pourquoi à critiquer ? Qui suis je, qui sommes-nous pour commenter la profondeur de ce texte aux multifacettes, mais plus encore l’intention divine ? Lévinas ne distinguait il pas magnifiquement le Dire et le Dit dans « Autrement qu’être » ?

Contempler la mort du Christ, n’est pas en tout cas, pour moi, sombrer dans le dolorisme ou dans le désespoir, mais plutôt, à travers la polyphonie des sens de la Passion du Fils, percevoir en quoi il est possible que quelque chose de Dieu et de sa symphonie, de ce que j’ose nommer sa danse kénotique se manifeste.  « il faut » mérite pour moi un long développement. J’en livre ici une première partie à critiquer...

C’est en contemplant la mort que l’on peut concevoir comme possible la résurrection. Faire le chemin inverse serait prendre le risque d’un raccourci, celui qui nie notre humanité et notre propre rapport avec sa contingence, avec l’incontournable réalité qu’est la souffrance, le cri et la mort des hommes. Un Dieu qui ignorerait cela ne pourrait être un Dieu pour tous. Pour cela, nous devons contempler les multiples sens d’un Jésus « mort pour nous ».

L’approche synoptique - Plusieurs récits

Deux récits s’opposent en apparence sur la Passion de Jésus. Celui de Jean et les synoptiques. On pourrait considérer que les oppositions décrédibilisent la réalité de la mort du Christ. Au contraire, cette absence de vision unique, ces nuances permettent d’ouvrir des interprétations sans fermer sur une vision uniforme. Ces nuances n’obligent pas à croire « en sens unique », mais laissent, à chacun, un chemin de méditation personnelle et de contemplation. Jésus n’a pas d’ailleurs expliqué sa mort. Il n’a rien écrit. Il a laissé aux hommes le temps de la prise de distance, du discernement et sous l’influence de l’Esprit, plusieurs visions d’une unique mort nous ouvrent des champs d’interprétations et de possibles. C’est au sein de cette polyphonie que peut transparaître, entre-les-lignes le sens de la Passion. Il nous faut nous laisser travailler par ces sens multiples, chacun résonnant chez les uns et les autres à la lumière de son propre chemin intérieur.

J. Moltmann, un théologien protestant allemand a ainsi voulu insister sur le fait que souvent nous avions une vision de la croix du côté des persécuteurs, de ceux qui font violence et pour qui la croix interpelle le sens de leurs actes, leur montre le non-sens de la puissance et les conduit à la conversion. Il souligne à l’inverse, dans Le Dieu crucifié, le côté des souffrants, ceux qui sont à jamais marqués par la violence et la mort subies et pour qui la Passion est, plus qu’ailleurs, un être-avec de Dieu. Dans la souffrance de Jésus, résonne alors une proximité extraordinaire, à l’image de celle qu’il évoque à travers un texte d’Élie Wiesel sur les camps de la mort. Écoutons son propos, tiré d’une conférence donnée à Paris.

« Comment prier et parler de Dieu "après Auschwitz" ? L’athéisme est-il la solution ? Est-ce que Dieu est "mort" après Auschwitz ? Ou bien est-ce que beaucoup ont perdu leur confiance en Dieu après ce crime et le silence du ciel ? Je trouvai de l’aide dans le livre d’Élie Wiesel sur ses expériences à Auschwitz, intitulé Nuit :

 « Trois condamnés enchainés – et parmi eux, le petit serviteur [pipel], l’ange aux yeux tristes. [...] Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. « L’ombre de la potence le recouvrait. [...] Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants. Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le petit, lui, se taisait.

Où est le Bon Dieu, où est-il ? demande quelqu’un derrière moi. Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent. [...] Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, l’enfant vivait encore. [...]

Derrière moi, j’entendis le même homme demander :

Où donc est Dieu ?

Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :

Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence ...

Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. »

Est-ce que c’est une réponse ? Dieu souffrit-t-il avec les victimes d’Auschwitz ? Est-ce que Dieu n’était pas dans le ciel lointain, mais présent dans les chambres à gaz ? Est-ce que Dieu était pendu là au gibet ? J’eus l’impression que toute autre « réponse serait hors de propos. Il ne peut pas y avoir d’autres réponses. Parler à ce moment-là d’un Dieu incapable de souffrir, cela ferait de Dieu un démon. Parler d’un Dieu indifférent nous rendrait indifférents, nous aussi. Renier Dieu et se tourner vers l’athéisme réduirait au silence le cri des victimes. On priait le Sheema d’Israël et le Notre Père à Auschwitz, on peut donc prier Dieu après Auschwitz. Dieu était dans leurs prières[1455]. »


Souffrant pour nous

À la suite de Moltmann, il nous semble central de considérer cette souffrance de Jésus dans tout ce qu’elle révèle de Dieu. Avant d’en arriver là, il nous faut laisser temporairement de côté ce que l'Église peut nous dire de la divinité du Christ, en prenant peut-être une certaine distance avec l’interprétation traditionnelle faite à la suite de Jean. Ce qui compte, dans cette contemplation, c’est probablement le fait qu’il est homme, vraiment homme. Il ne s’agit pas d’une souffrance simulée, d’un Dieu descendu sur terre pour faire semblant « d’être-avec. Il a souffert la Passion nous disent en cœur les trois évangélistes synoptiques[1456].

Cette croix qui se dressait au bout de son chemin, qu’en savait Jésus ? Il n’a pas pu agir et proclamer une voie nouvelle sans ignorer qu’il se heurtait aux puissances conjuguées du judaïsme de l’époque et du monde romain. Pourtant, sa vie l’a conduit à la mort.

C’est au jardin de Gethsémani que les évangélistes nous racontent ce combat intérieur de l’homme. Une version de l’Évangile selon saint Luc a notamment des accents poignants sur cette agonie de Jésus qui « suait des gouttes de sang » (Lc 22, 23). Qu’en savons-nous ? L’incrédule peut rejeter ce texte justement parce qu’il n’est pas commun aux autres évangélistes. Et de fait, nous pouvons ignorer cet aspect de la lutte intérieure du Christ. Et pourtant, plusieurs siècles de méditation ont trouvé dans ce récit la force d’une espérance. La souffrance du Christ, avant et pendant la Passion a résonné avec ce qu’ils vivaient dans leur chair. C’est peut-être là que l’on peut en tirer une crédibilité. « Une mystique comme Anne-Catherine Emmerich a ainsi perçu dans ce texte que Jésus souffrait de l’inutilité de sa mort. Il aurait beau mourir, nous ne changerions pas notre vie. Pour elle, notre insouciance, en dépit même de cette souffrance partagée, rendrait sa mort stérile. Telle serait à ses yeux l’agonie du Christ. Nous avons remarqué des accents similaires dans la méditation de Jean 4 à propos de la fatigue du Christ…

Nous pouvons passer outre cette vision, en rejeter le caractère doloriste, s’il ne venait pas perturber notre façon de voir le pourquoi du « mort pour nous »… Il nous semble néanmoins que cette souffrance a un sens, dans ce qu’elle révèle en nous l’amour. Comme ce serpent d’airain brandi au désert pour guérir des morsures, la mort à un effet sur nous, comme tout être souffrant que nous côtoyons et qui nous interpelle. Ce n’est cependant qu’un des sens de la mort de Dieu.


Souffrant avec nous 


« L’autre point de vue, déjà esquissé dans le récit d’Élie Wiesel, est cette communion de Jésus avec les souffrants. Que celui qui se dit envoyé du Père accepte de mourir d’une mort ignominieuse, fait historique par excellence, comme nous le soulignions plus haut, n’est pas sans conséquence pour tous ceux qui souffrent encore de la mort. Si ce Jésus est l’envoyé de Dieu, alors peut-on pressentir, au-delà du cri et du rejet que la souffrance fait jaillir en nous, que quelque chose de Dieu se fait proche, qu’il se peut qu’il soit encore à nos côtés, malgré son silence ? Par rapport au vide que nous évoquions au départ, une piste, une lueur, apparaît dans cet être-avec de Jésus.

Plus encore, cette mort n’est pas un simulacre, puisque justement alors, le Dieu que l’on croyait tout-puissant se tait, qu’il se garde bien d’intervenir.

Dans la contemplation de ce que l’on appelle la déréliction, c’est-à-dire le sentiment d’abandon total de Jésus par le Père, nous pouvons, à la suite d’Adrienne von Speyr et de son ami, le théologien « Hans Urs von Balthasar[1457], méditer sur le sens que revêt cet abandon[1458]. Si Jésus a été jusqu’à douter même de la présence, ce ne peut-être que parce qu’il voulait nous suivre, au plus profond de notre désespoir, nous accompagner, jusque dans le vide du Samedi saint, allant jusqu’à ce lieu du « non-dieu », de l’enfer des hommes sans Dieu…

Moltmann évoque d’ailleurs une représentation médiévale de l’enfer où un homme semble s’interroger, suite à la venue du Christ dans ce lieu perdu. « Es-tu venu pour moi ? » On a parfois du mal à y croire, et pourtant, n’est-ce pas le sens même de la parabole de la brebis perdue, elle-même entrant en écho avec un texte d’Ezéchiel, qui affirme que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il vive »…

Ce Dieu qui connaît l’abandon laisse transparaître une lueur de vie à tous les abandonnés. S’il a vécu jusque-là, alors nous pouvons espérer, contre toute espérance, qu’une lumière viendra au bout du tunnel, peut-être pas dans cette vie, mais dans le temps de Dieu. »


 [1453]           Saint Jean est plus équivoque puisque, déjà, dans sa méditation de la Croix, il nous livre aussi l’enthousiasme de la présence de Dieu, qui se révèle comme source jaillissante du cœur de Jésus…

[1455]           Conférence de Mars 2010, à l'Église américaine de Paris, texte inédit.

[1456]           Nous aborderons plus loin l’interrogation différente qu’apporte Jean.

[1457]           Cf. par exemple Pâques le mystère, ou Dramatique Divine ou C. Hériard, Retire tes sandales.

[1458]           Nous développerons ce point dans la 4ème partie.

Cf. aussi sur ce thème : C. Hériard, Quelle espérance pour l’homme souffrant ? Amazon, 2013.


PS : je vous livre ici un Extrait de Dieu depouillé - À suivre..




17 février 2021

Homélie du 1er Dimanche de Carême Année B - Projet

Projet 1 
Seigneur, enseigne-moi tes voies,
fais-moi connaître ta route.
Dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi,
car tu es le Dieu qui me sauve, dis le psaume 24

Quel va être l'essence de notre carême cette année ?
Nous sommes en carême depuis un an maintenant avec cette pandémie et la tentation peut-être de dire que nous avons déjà assez souffert.
Mais l'enjeu est il là ?
L'enjeu est il de souffrir ou l'enjeu est il ailleurs ?

La lettre de Pierre nous donne la réponse , « Bien-aimés, le Christ, lui aussi, a souffert pour les péchés, une seule fois, lui, le juste, pour les injustes, afin de vous introduire devant Dieu »
Non, l'essentiel n'est pas de souffrir mais de nous retirer au désert pour contempler le Christ, le nouvel arc en ciel, la voie, celle d'une liberté qui se dépouille et vit jusqu'au bout l'amour.
S'introduire devant Dieu, c'est nous dépouiller de ce qui nous encombre et discerner ce qui est beau, ce qui est bon dans notre vie.

Quel peut être le sens de notre carême 2021 ? 
Non une auto flagellation mais peut-être un dépouillement et une invitation au silence. La piste suivie par Saint Euscher, à la suite de Marc 1 est intéressante. 
« Ne peut-on raisonnablement avancer que le désert est le temple sans bornes de notre Dieu ? Car celui qui habite dans le silence doit certainement se plaire dans les lieux retirés. C'est là que souvent il s'est manifesté à ses saints ; c'est à la faveur de la solitude qu'il a daigné rencontrer les hommes. C'est dans le désert que Moïse, la face inondée de lumière, voit Dieu... Là, il est admis à converser familièrement avec le Seigneur ; il échange parole contre parole ; il s'entretient avec le Maître du ciel. (...) De la même manière, [nous devons nous  libérér] des œuvres terrestres, (...)  nous  réfugier [dans la solitude intérieure. Pour toi quand tu pries(1), retire toi au fond du désert]. Oui, c'est dans le désert qu'il va approcher ce Dieu qui [nous] arrache de la servitude... " (2).
L’enjeu de cette marche vers Dieu n’est il pas d’entrer dans la dynamique sacramentelle (3) de notre baptême. 
« Le baptême ne purifie pas de souillures extérieures, mais il est l'engagement envers Dieu d'une conscience droite et il sauve par la résurrection de Jésus Christ » nous dit l'épître de Pierre.

L'enjeu final de cette marche est donnée à la fin de l'Evangile (Mc 1, 15) : croire à l'Evangile, la bonne nouvelle.

Vivons en Dieu et nous trouverons son amour.
Vivons de l'amour et nous trouverons son amour.
« je mets mon arc au milieu des nuages, pour qu'il soit le signe de l'alliance entre moi et la terre. Lorsque je rassemblerai les nuages au-dessus de la terre, et que l'arc apparaîtra au milieu des nuages, je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants » (Gn 9).
Notre espérance c'est que Dieu est fidèle, qu'il est Amour et qu'il est plus grand que la mort...
Qu'il est vie...
Il est notre arc en ciel, signe élevé que « Son amour est de toujours. Il ne m'oublie pas, Il est droit, il est bon, le Seigneur, lui qui montre le chemin. Sa justice dirige les humbles, il enseigne aux humbles son chemin. » Psaume 24

(1) cf. la méditation magnifique de  François Cassingena-Trévedy 
(2)  Saint Eucher, L'Éloge du désert 
(3) voir mon livre éponyme mais aussi mon « Chemin du désert »





Le chemin du désert - un chemin pour notre carême 2021

Clin d'oeil à mes lecteurs du chemin du désert ou bande annonce écrite au 5ème siècle par saint Euscher ?  Non, ce n'est finalement qu'une constatation récurrente : je n'ai pas inventé la roue. 

Depuis Osée 2,  le chemin du désert est une voie vers Dieu. Est-ce une fuite au sens condamné par Balthasar (cf. posts précédents) ou un détour nécessaire pour mieux appréhender le réel.  Si l'on suit Luc 4, 40ss c'est en tout cas la voie du Christ. 
" Ne peut-on raisonnablement avancer que le désert est le temple sans bornes de notre Dieu ? Car celui qui habite dans le silence doit certainement se plaire dans les lieux retirés. C'est là que souvent il s'est manifesté à ses saints ; c'est à la faveur de la solitude qu'il a daigné rencontrer les hommes. C'est dans le désert que Moïse, la face inondée de lumière, voit Dieu... Là, il est admis à converser familièrement avec le Seigneur ; il échange parole contre parole ; il s'entretient avec le Maître du ciel ainsi que l'homme a coutume de s'entretenir avec son semblable. Là, il reçoit le bâton puissant en prodiges ; et après être venu au désert comme pasteur de brebis, il quitte le désert en pasteur de peuples (Ex 3 ; 33,11 ; 34). De la même manière, le peuple de Dieu, quand il doit être libéré d'Égypte et délivré des œuvres terrestres, ne gagne-t-il pas des lieux écartés, ne se réfugie-t-il pas dans les solitudes ? Oui, c'est dans le désert qu'il va approcher ce Dieu qui l'a arraché à la servitude... Et le Seigneur se faisait le chef de son peuple en guidant ses pas à travers le désert. Sur la route, de jour et de nuit, il déployait une colonne, flamme ardente ou nuée rayonnante, signe venu du ciel... Les enfants d'Israël obtinrent donc de voir le trône de Dieu et d'entendre sa voix tandis qu'ils vivaient dans les solitudes du désert... Faut-il ajouter qu'ils ne parviennent à la terre de leurs désirs qu'après avoir séjourné au désert ? Pour que le peuple entre un jour en possession d'une contrée où coulaient le lait et le miel, il lui a fallu d'abord passer par des lieux arides et incultes. C'est toujours par des campements au désert que l'on s'achemine vers la véritable patrie. Qu'il habite une terre inhabitable, celui qui veut « voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants » (Ps 26,13). Qu'il soit l'hôte du désert, celui qui veut devenir le citoyen des cieux. " (1)
(1)  Saint Eucher, L'Éloge du désert (trad. Sœur Isabelle de la Source, Lire la Bible, t. 2, p. 10), source, Evangile au quotidien

16 février 2021

Où es-tu ? - la danse kénotique 33.8

9 Mais Yahweh Dieu appela l'homme et lui dit : « Où es-tu‍ ? » Il répondit : « 10 J'ai entendu ta voix, dans le jardin, et j'ai eu peur, car je suis nu ; et je me suis caché. »

Pendant que l'homme se cachait d'un faux dieu, le vrai Dieu cherchait l'humain. « Où toi ? » dit une traduction littérale de l’hébreu. Le texte nous le montre avec une insistance particulière. Les exégètes, ces vieux savants qui passent leur vie à scruter le sens des textes, appellent cela une forme concentrique ou un chiasme.

Ainsi des affirmations qui comportent une série d'éléments, de phrases ou d’expressions A, puis B, puis C, puis à nouveau B et A, qui se répètent ainsi sous cette forme A B C B A doivent être lues comme une insistance sur le C :

A Ils connurent qu'ils étaient nus; (…)

B 8 (…) la voix de Yahweh Dieu passant dans le jardin

à la brise du jour,

et l'homme et sa femme se cachèrent

de devant Yahweh Dieu

C au milieu des arbres du jardin.

9 Mais Yahweh Dieu appela l'homme et lui dit : « OÙ ES-TU ? » "

Il répondit : « 10 J'ai entendu

B ta voix, dans le jardin, et j'ai eu peur,

A, car je suis nu ; et je me suis caché. « 11

Et Yahweh Dieu dit :  « Qui t'a appris que tu es nu‍ ? »

 

L'essence du texte serait donc là. Dans cette question posée qui, déjà, révèle qu’alors que l'homme pense trouver Dieu ailleurs que là où il est, Dieu est là qui cherche à rencontrer l'homme...

La nudité comme l’humilité est lieu de crainte. Elles permettent de voir enfin Dieu. Pourtant, l’homme refuse cette fragilité, n’entend pas l’appel. Jacques Loew résume bien l’enjeu de ce qui va suivre. Pour lui, les deux milles pages de la Bible nous permettrons de découvrir à la foi un Dieu « qui cherche l’homme pour le combler au-delà de tout ce qui peut se dire et [voir également comment] l’homme en réponse se fait chercheur de Dieu ou se dérobe. La nudité que prétexte Adam signifie le refus de se présenter à Dieu tel que l’on est, sans défense », elle est refus d’humilité.

C’est là que nous retrouvons le chemin entamé probablement dans l’Écriture chez Osée. La quête de Dieu et la quête ou la fuite de l’homme, décrite d’Osée 2 à Osée 11 est présente, sous d’autres traits en Gn 2 et 3.

On retient le Dieu violent, celui qui chasse du paradis, qui enlève à l’homme la jouissance des biens. Cela peut se comprendre, à première vue, si l’on regarde l’état apparent du monde, la dureté des choses, de la nature comme celle de l’homme pour l’homme. C’est aussi ce qu’a dû penser le rédacteur du texte qui écrit dans un monde dur, alors que, en exil, il a perdu le confort de la terre de ses ancêtres. Comme évoqué plus haut, on considère en effet que ce texte a été rédigé ou pour le moins corrigé dans les derniers siècles avant Jésus Christ par des scribes qui se sont vus chassés des jardins de Palestine et se retrouve en exil. Le rédacteur cherche alors à exprimer par ce récit mythique de la chute une explication à sa peine, à la dureté de ses travaux de la terre. Mais cette interprétation, bien humaine, laisse aussi transparaître une trace ténue, celle d’un Dieu qui donne, qui cherche, qui s’inquiète…

Une trace qui mérite que nous poursuivions notre étude plus loin jusqu’à Exode, voire même 1 Rois 19 et les autres théophanies.

Qui est Dieu ? Comment se dévoile-t-il ? Ou comment se cache-t-il ? Est-il ce Dieu violent et cruel imaginé par l’homme comme la source de sa peine, de son exil, ou autre chose, un au-delà des mots ? Est-ce cet autre Dieu plus attentif qui se cache dans la voix qui résonne dans le jardin, révélation d’une autre voix qui résonne, même si nous rejetons la contemplation de ce qui est beauté dans le monde‍ ? Ne fermons pas trop vite ce point d’interrogation. Il restera ouvert pendant toute cette traversée…

La jeune juive Etty Hillesum avait la même pensée quand elle s’émerveillait sur une fleur de jasmin, alors même que son peuple était déporté et massacré par le régime nazi. Il demeurait dans son jardin une trace différente, au-delà du dieu des puissants. Et cette fragilité même était pour elle source d’espérance et d’action. Elle y a puisé le courage de devenir par ses mains l’instrument de l’amour et de la miséricorde, pour ses frères et ses sœurs marqués par l’horreur des camps. C’est ce décentrement qu’il est peut-être possible d’entamer.


PS: pardon d’avoir encombré la bande passante, mais les textes de cette semaine méritait ce long développement qui m’habite depuis l’écriture il y a 20 ans des prémisses d’Aimer pour la vie...

Nu devant l'autre - danse et contre danse 33.7

Tous deux ne feront plus qu'un. Tous les deux, l'homme et sa femme, étaient nus, et ils n'en éprouvaient aucune honte l'un devant l'autre. (Gn 2, 24-25)

Deux questions se posent. De quelle nudité parle-t-on ? À la lumière de ce que nous venons d'esquisser, ce ne peut-être seulement la nudité du corps, mais bien une notion plus vaste, celle de s'exposer, de se mettre à nu, en vérité devant l'autre. Oser quitter ses défenses et faire le pas de la confiance ? Nous reviendrons sur ce point.

La deuxième question est dans la nature de ce désir qui permet d'être tendu l'un vers l'autre, sans en avoir honte. Quel est-il ?

Ce n'est plus le manque, le désir pulsionnel, mais une recherche plus grande. Un Désir qui touche à l'idéal, une crête impossible à atteindre ? Non, un état, une relation, une unité, une symphonie où l'autre est autre. Un chemin, un appel, une interpellation pour le couple. Ce désir de l'autre ne le réduit plus à un objet, mais entre dans la danse d'une relation de réciprocité où chacun a le droit d'exister, de vivre dans sa différence. Une relation. Elle trace, à son échelle, le début d'une approche de la Trinité.

Le lien qui va unir les époux ne peut que s'inscrire en effet dans cette relation du don et du recevoir qui en fera le cœur de l'échange « sacramentel ». Et quelle sera la nature de cet échange si ce n'est un amour qui, idéalement, est à une distance infinie de soi-même comme le dit M. Zundel ? Ce qu'il dit là à propos de la Trinité peut être chemin de crête pour le couple. Quitter son moi pour être don. « Te recevoir et me donner. Non pas me prêter, mais me donner tout entier ». Il n'est pas neutre que ces versets de la Genèse servent de référence au Christ quand il évoque le couple (Mat. 19,5) et que Paul les reprenne dans Éphésiens 5,31. Ils traduisent cette tension à chercher, cet appel, ce chemin ascendant que nous qualifierons à la lumière de Paul Ricoeur de métaphore vive(1) ou d'hyperbole, c'est-à-dire l'entrée dans une dynamique ascendante (2) qui fait passer de l'amour humain à un amour plus grand qui nous dépasse. La relation sera à l'image d'une relation plus belle encore.

Être nu devant l'autre, c'est aussi s'exposer. Avoir l'un pour l'autre une relation vraie. En actes et en vérité (3) Exposer son corps comme on expose son visage, dans la beauté d'une relation qui respecte son corps et le corps de l'autre. Tracer les chemins d'un don, d'un échange mutuel dont on n'a pas honte.

Il y a enfin dans cette phrase une bénédiction. Dès la création, l'homme et la femme sont relation en devenir. Échange en vérité. L'exposition mutuelle du regard, l'échange d'un cri qui vient du cœur et va au cœur, ouvre à une relation où l'on quitte soi-même et son histoire pour mettre en commun son cœur, mais aussi son corps.

Tel semble être le chemin tracé par Dieu, d'après la Genèse. Elle exprime dès l'origine une vision positive sur l'homme et son potentiel d'amour. L'homme est appelé dans cette voie ascendante, ce que j'appelle l'hyperbole. En sera-t-il digne ?


Quelle Chute ?

Le chapitre 3 de la Genèse trace néanmoins un deuxième écueil. Plusieurs interprétations ont été données sur ce texte pivot du mystère de l'homme face au mal. J'en retiendrai deux.

Selon une première clé de lecture, dans la Divine Origine, M. Balmary parle d'un repas qui n'est pas partagé. On quitte la vision positive du chapitre 2 qui introduisait une relation vraie, une unité dans l'échange. On n'est plus dans le fait de quitter père et mère et soi-même, mais on reste dans une recherche personnelle du plaisir. « Je mange, tu manges ». Il n'y a plus repas et unité, mais plaisir personnel où l'autre n'est plus proche, mais concurrent ou serviteur de mon plaisir et de mon bonheur.

Il n'y a donc plus un rapport de Personne à Personne, une danse globale, mais une relation de Personne à objet. Tu es objet de mon désir, je te désire pour que tu sois source de plaisir. Et lorsque ce désir sera assouvi dans le plaisir, viendra la chute de mon manque. Jean Luc Marion décrit ainsi l'après-rencontre comme une falaise(4), où tout s'effondre, mon désir, mon plaisir et mon manque. Cette chute brutale du désir peut conduire à un esclavage, comme un dom Juan qui court vers une nouvelle recherche de plaisir. La rencontre, n'étant pas rencontre véritable, n'a pu porter ses fruits, il lui manque les deux autres aspects qui en font une danse : la construction du Nous et l'ouverture à la Vie.

P. Beauchamp, dans son analyse de ce chapitre de la Genèse(5) parle quant à lui d'un rapport de puissance. Vouloir accéder à la connaissance de l'autre (le verbe connaître a ici un sens de consommation), devient une façon de renforcer son Moi, d'accéder à une toute-puissance du Moi. Une recherche qui défie Dieu pour en prendre le pouvoir. Je défie l'ordre divin parce qu'il m'empêche d'être son égal.

En cela le serpent déforme la parole de Dieu pour orienter l'homme vers sa chute. Il déforme le « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin ; mais quant à l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras pas » (Gn 2, 16-17), et suggère que Dieu craint cette « divinité », cette concurrence de l'homme.

La chute devient un enfermement sur soi, un enroulement sur soi-même, son égoïsme, ses certitudes. La chute, c'est vouloir être Dieu tout seul, sans Dieu. Construire sa tour d'orgueil et ne plus en descendre. S'enfermer dans un égo-centrisme, dans l'orgueil d'une toute-puissance qui ne laisse plus de failles à l'altérité.

Il y a aussi, dans cette analyse, un chemin de discernement pour le couple. Il peut se traduire dans ce que l'on appelle le conflit des « deux tours ». Il est à l’opposé de la « descente de tour », où l’on se met à nu pour d'atteindre le même niveau de vérité que celui évoqué dans Gn 2,25. « Être nu devant l'autre et ne pas en avoir honte ». S'exposer dans la nudité de celui qui demande et de celui qui reçoit. Trouver le chemin d'un amour dans la réciprocité. Ce chemin n’est pas celui du Serpent qui travestit la vérité pour masquer son désir de puissance.

De fait, suite à ce don du jardin et de la femme, l’homme est resté ignorant. Il n’a pas compris que le don était démesuré et il n’a pas écouté la parole qui lui donnait un chemin de vie.

L'homme a cru au serpent, il est parti sur une fausse piste, celle d'un Dieu qu'il croyait tout-puissant et jaloux de son pouvoir. Il pensait que Dieu ne voulait pas lui donner sa place, le laisser être Dieu à côté de lui. Et pourtant, s'il avait su...

Mais le Dieu de nos fantasmes, celui que nous imaginons, le Dieu gâteux, vieux sage, jaloux de ses droits est-il le vrai Dieu‍ ?

S'il avait su, l'homme...

Il n'aurait pas cru ce serpent intérieur, ce doute qui vient quand on n'a plus confiance en soi et en l'autre, ce faux Dieu qui s'installe quand on se ferme à l'écoute... Il aurait entendu l'appel.

Depuis l’alerte donnée par ce récit, il nous faut entendre et réaliser que le serpent se glisse partout, jusque dans nos certitudes. Jésus lui-même le rencontre au désert (cf. Mat 4 // Lc 4) (6)et il réapparaît au milieu de ses amis, le dernier soir (cf. Jn 13). Restons attentifs, gardons nos lampes allumées, car la tentation nous guette, elle s’insère dans les failles de nos certitudes, déforme jusqu’à la voix de Dieu.


Et n’oublions pas que Dieu est là. Il nous attend et nous appelle : « où es-tu ? » crie t il encore d’Eden à Gethsémani. À suivre


(1) voir son livre éponyme mais aussi l’insistance de Paul Beauchamp in L'un et l'autre testament,

(2) cf. La dynamique sacramentelle 

(3) cf. Alphonse d’Heilly, Aimer en actes et en vérité 

(4) Jean Luc Marion, le phénomène érotique, Grasset, Figure, 2003, p. 212ss,

(5) Paul Beauchamp, L'un et l'autre testament

(6) cf. Le chemin du désert

15 février 2021

La voie royale ? - une danse kénotique 33.6

Je reviendrais sur la nudité et la chute qui forment une agrafe entre Gn 2 et Gn 3. En complément de mon billet 33.5 je voudrais aller plus loin sur le terme de la « chair de la chair » et en intersection et résonance avec le texte de la liturgie d’aujourd’hui sur une des facettes de l’expression, le « donner naissance ».

Il y a dans le mystère très intime de l’accouchement dans la douleur que défend avec brio Sylvaine Landrivon dans son dernier livre (1) une piste de lecture spirituelle qui reste à poursuivre et à tracer plus en détail.

La « voie différente » des femmes qu’elle souligne, à la suite de Caroll Gilligan, est sa manière une voix très intérieure. Cela commence par un tressaillement (2) et va jusqu’à un combat - à la manière de Jacob (3)-, un renoncement et une délivrance, nous avons là aussi une Pâque mais aussi une danse kénotique particulière qui transforme la jeune fille en mère, qui ouvre à son tour non plus comme l’homme son « côté » à la manière anesthésiée (4) de Gn 2, mais laisse place, bien au contraire, non sans douleurs, à autrui, au visage d’autrui, au Fils, comme un Père très maternel dont les entrailles se retournent (Osée 11) pour révéler l’amour...

Lent accouchement intérieur qui rejoint à sa manière ma web série sur les tressaillements(5), moi qui ne suit qu’un terreux, indigne de connaître cette voie royale faute de ne pouvoir être femme, je perçois ici un chemin de contemplation particulier du mystère des mères (6), de leur aptitude non violente à se donner pour autrui dans le « cadre » appris douloureusement par cette voie royale. Je renverrai aussi volontiers à ce dernier opus qui trace pour moi une voie particulière de combat pour celles qui passent parfois bien difficilement à cette occasion du statut de « fille de » à « mère ». Un décentrement qui est là aussi kénose. 

Le sommet s’exprime discrètement chez Sylvaine Landrivon, entre les lignes, dans cette comparaison avec le cycle d’Exode 33-34 (7) où l’homme rejoint l’inaccessible Dieu dans une rencontre incomplète (8). Mais ce que connaît Moïse sur la montagne n’est que le mime fragile d’un déchirement plus dramatique, celui d’une mère qui voit son enfant mourir en Croix et laisse ainsi déchirer le voile (9) qui nous cachait le mystère final, la danse kénotique de Dieu.

Comme nous sommes complémentaires, vis à vis, et chemins de danse symphonique. L’homme par sa semence donnée dans une danse nuptiale et somptueuse ne perçoit pas toujours la dimension symphonique de ce « corps à corps » qui ira jusqu’au « peau à peau »d’une mère qui laisse aller la chair de sa chair dans un cri digne de celui, final, d’un Dieu qui s’efface en un geyser d’eau et de sang versés (Jn 19). Passage qui prépare la traversée d’une mer rouge sang...

Comme le souligne Sylvaine, est-ce vraiment une malédiction (Gn 3) que cet engendrement (10) dans la douleur ? 

Non, bien au contraire, c’est une fission du cœur, une kénose qui devient féconde par ce qu’elle libère. Car dans ce mouvement kénotique par excellence se joue un don véritable. Une mère en accouchant sans refuser la douleur devient don. Elle le ressent jusque dans ses entrailles et ce déchirement est le premier d’un laisser aller sans fin.


À méditer.


(1)  Sylvaine Landrivon, La voie royale, Cerf, 2020

(2) cf. http://chemin.blogspot.com onglets tressaillement 

(3) cf. La voie royale p. 270

(4) ibid. p. 291

(5) cf. note 2, http://chemin.blogspot.com/search/label/tressaillement

(6) cf. le livre éponyme de Catherine Bergeret Amsalek et notre échange du 25/8/20.

(7) Pédagogie divine p. 300 à 322

(8) la voie royale, op.cit. p. 323

(9) voir mon « rideau déchiré » repris dans Pédagogie divine.

(10) genèse d’une pastorale en devenir ? au sens donné par Bacq et Théobald ? privilège féminin ?


PS1 : J’ai toujours eu du mal à comprendre la troisième vocation du baptisé. Prêtre parfois, prophète aussi, mais roi en quoi ? Serviteur du Royaume par la voie royale que seules les femmes peuvent atteindre in utero...? 


PS2 : Voir aussi en contrepoint ma petite nouvelle « La danse intérieure »

13 février 2021

Danse, symphonie et liturgie 33.5

J’ose poursuivre mon analyse. Même si le texte de la Genèse est trop court et trop dense pour que l'on saisisse la portée de ce qui est sous-tendu. Il y a  une « esthétique » des origines. C'est un peu comme si les deux auteurs de ces chapitres de la Genèse se taisaient devant l'indicible. Comment décrire en effet ce paradis perdu ?

Il faut d’abord peut-être inverser le sens de la lecture, ce que les deux premiers chapitres de la Genèse décrivent n’est pas une situation passée, mais probablement une situation future ou en tout cas une invitation dans ce sens. Ce qui est décrit n’a pas existé comme tel sauf peut-être dans le plan de Dieu. Cela était voulu par Dieu pour l’homme et cette relation sera, à la fin des temps, quand le mal sera vaincu... 

Peut-on tracer une voie dans ce sens ? 

Il n’est pas anodin que Jésus lui-même cite ces versets dans l'une de ses seules allusions au mariage (Mat 19,5) pour exprimer le bonheur qui nous attend.

Le protestant J. G. Hamann nous donne une image très belle de cette « étincelle esthétique » en décrivant ainsi le paradis ou « tout voyait et goûtait, de première main et de toute sa fraîcheur, la bienveillance du maître d'œuvre, qui jouait sur la terre et trouvait sa joie avec les enfants des hommes. » « Toute manifestation de la nature était une parole. (...) Tout ce que l'homme entendait, voyait et considérait de ses yeux, touchait de ses mains était une parole vivante ; car Dieu était la Parole ». (1) Hans Urs von Balthasar complète cette description en ajoutant que tout le sensoriel était Parole de Dieu à l'homme et réponse de l'homme à Dieu. Il s'agit bien d’une symphonie entre la création, le créateur et l'homme.

Une symphonie où chacun s'efface pour être et transmettre l'amour. Une forme « humaine » et qui reste donc imparfaite de la Trinité pourrait-on dire, dans laquelle l'homme et la femme sont invités à être à l'image et ressemblance de cette Trinité déjà existante, mais que Dieu voulait rendre visible au sein même de la création à travers l'amour d'un homme et d'une femme :

« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme » (Gn 1,27) »

« Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait : c'était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le sixième jour » (Gn 1,31).

 

Introduire un parallèle entre le couple et la Trinité est délicat, mais suit finalement la logique d’Eph. 5. (2) Si la Trinité est cet admirable échange entre le Père, le Fils et Esprit Saint, un échange d'amour, l'humanité, fruit de l'acte libre et gratuit de la création, est invitée de fait à participer à cet amour trinitaire par le don de l'Esprit. En effet, l'amour du Père se manifeste à travers le don et l'incarnation de son Fils, qui rejoignant notre humanité se fait don. Il reçoit son amour du Père et se donne d'un don total, jusqu'au bout. Et cet échange est suivi, transmis à l'humanité par l'Esprit, généré de cet échange d'amour entre le Père et le Fils et inscrit dans le cœur de l'homme avec la discrétion d'un Dieu aimant qui se donne, tout en respectant notre liberté.

Dire ainsi que le projet de Dieu sur l'homme et la femme repose sur cette admirable invitation de Dieu à participer à cet amour trinitaire, c'est signifier que l'amour conjugal est, dans le plan de Dieu, appelé à signifier à sa manière, le mystère invisible de cet amour des trois Personnes au sein du Dieu unique.

Ce projet de Dieu sur l'homme s'entend comme une vision eschatologique, c'est-à-dire qu'il ne sera pleinement réalisé et visible qu'à la fin des temps. Le couple est invité à signifier par la symphonie de son amour imparfait cette bonté même de la création.

Le deuxième récit, de tradition plus ancienne, reprend cette image d'une symphonie en insistant sur la différence homme - femme, sous-entendant le désir. Mais cette description ajoute une touche plus réaliste à cette première description.

Il faudrait ici résumer tout mon livre « aimer pour la vie »(3) que je vous invite à découvrir car il poursuit et manduque longuement ces versets 24 à 26 en partant du « quitter » jusqu’au « faire une seule chair ». On y voit que le mariage humain, qui a pris sa source dans la matrice du désir (éros) humain, devient ainsi signe d'un autre dépouillement (kénose), celui où l'homme quitte ce qui l'attache à sa matrice pour s'ouvrir à l'autre, pour le recevoir dans son immensité, mais en même temps se donner dans sa propre nudité, exposition de tout son être à la grâce. Ce dépouillement visé par le mariage est également double, tout en étant réciproque. Le « Je te reçois et je me donne à toi... » est prononcé par chacun des époux et sous-entend cette double dimension.

D'abord, il appelle à une réceptivité extrême de l'autre et de Dieu en l'autre et invite, en même temps, au don total de soi-même et donc à un renoncement à « l'être-pour-moi » vers un « être-pour-l'autre ». Cet échange ne doit pas pour autant être une violence faite à l'autre. Par cette limitation de moi, je m'élance vers l'autre tout en le laissant être autre...

On se souvient du chemin du Christ décrit par Paul dans l'hymne aux Philippiens :

« Lui qui était dans la condition de Dieu, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu ; mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur » (Philippiens 2).

 

Nous sommes appelés à quitter nos parents, comme le Christ quitte son Père pour se faire homme, et même serviteur, don de soi hors de soi.

Le visage de l'autre m'appelle à cette sortie de moi-même. Elle m'assigne au don. Je dois faire un pas en avant dans la confiance en autrui, différent de moi-même. Et ce pas est rupture de mon enfermement sur moi-même ou mon semblable (mêmeté) qui m'enfermait dans mon confort intérieur.

Le pas en avant vers l'autre permet de trouver en soi un au-delà de soi. Ce décentrement autorise une sortie de sa tour, pour planter une tente dans un ailleurs, une relation véritable, une ouverture à l'autre et à l'être véritable qui apparaît dans le visage de l'autre. Cela permet une projection dans l'avenir, dans la confiance, cette foi en l'autre, auquel j'accepte de me donner. (...) Quitter père et mère, c'est finalement accepter qu'un ailleurs puisse être, qu'un autre visage soit devant moi.

Et l'irruption du visage de l'autre devient possible lorsque mes yeux se sont ouverts et que mon cœur est prêt à franchir cette distance.

Une seule chair...?

Il quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair … (Gn 2,25).

 

Quitter un cocon pour en retrouver un autre ? De quelle union s'agit-il ? Sylvaine Landrivon dans sa thèse déjà citée (4) développe très bien ce danger fusionnel. L'unité à trouver est le cœur de la spiritualité conjugale. Elle est cette symphonie de l'âme et du corps où l'un et l'autre ne perdent pas leur essence, mais conjuguent à l'infini, désir et complétude. Une symphonie où l'autre cœxiste, préexiste parfois à soi-même. Le texte hébreu ne vise pas une fusion. Le terme employé (basar) est plus vaste. Il évoque plus une relation qu'une fusion. La sagesse juive qui est partie du manque ne parle pas d'une réponse à ce manque, mais évoque plutôt une construction, une escalade du désir que le récit de la chute (Gn 3) viendra compléter…

Le terme hébreu basar porte un sens plus large que le sens français; il exprime une symphonie des corps et des cœurs que nous avons du mal à percevoir dans notre monde marqué par la chute, mais qui transparaît dans le sens sacramentel d'une relation conjugale (cf. mes chapitres 10 et 11 d’aimer pour la vie).

Le long soupir d'un violon solitaire ne remplacera jamais les harmonies d'une symphonie ou d'un concerto. La musique n'est pas un plaisir solitaire, mais la rencontre d'instruments. En se répondant, jouant sur les contrastes et les spécificités de chacun, ils parviennent à exprimer une beauté intérieure souvent indicible. La musique est le lieu de la rencontre, de l'expression et du don. Elle n'est pas centrée sur elle-même, mais ouverture à la beauté. Pour beaucoup, elle atteint même le sommet de l'expérience esthétique et ouvre au spirituel. 

Cette symphonie qui consiste à vivre en actes et en vérité le « je te reçois et je me donne à toi » peut tendre vers cette dépossession de l'homme au service de l'amour. Dans cette direction qui devient exercice d'une certaine chasteté peut poindre cette image de la Trinité que nous avons esquissée plus haut.

Il y a, dans le concept même de chair, une dimension de relation au sens trinitaire dans le sens où l'unité est danse entre les Personnes, chacune toute tournée vers l'autre (cf. jean 1). En effet, il ne s'agit plus alors du seul désir humain, mais d'une danse, c'est-à-dire d'une véritable conjugaison des corps et des cœurs au service d'un amour qui les dépasse. Une Personne entre en relation avec une Personne prise dans sa totalité. C'est dans ce sens que le pape Jean Paul II dans ses Catéchèses du mercredi (5) dit que « le langage des corps devient la langue de la liturgie » (…) et élève le langage du corps « aux dimensions du mystère ». Le mot liturgie, qui dans son sens étymologique signifie action du peuple, prend ici son sens chrétien de culte, de célébration de l'amour divin. Cette célébration dépasse le seul amour humain. La danse des corps et des cœurs peut devenir ainsi célébration de l'amour reçu, une manière de rendre grâce aux dons reçus du créateur, mais aussi d'être signe de cet amour.

On retrouve cette même idée de liturgie évoquée par X. Lacroix dans le Corps de Chair lorsqu'il souligne le sens multiple, la polysémie du mot chair qui porte un sens corporel et spirituel. Dans une vision personnaliste qui considère que l'homme est une Personne, telle que celle reprise par Jean Paul II, cette multiplicité du sens appelle en fait à ce qu'il qualifie de « totalité unifiée ».

« Unifier le cœur, le corps et l'esprit, c'est justement entrer dans cette symphonie où mon corps et ton corps sont les humbles instruments d'un dialogue qui fait intervenir tous les langages, celui du visage, de la tendresse, et surtout cette harmonie du cœur sans laquelle la musique reste solitaire. Tu es corps, mais aussi Personne, digne de tendresse et de respect, porteur d'une flamme qui te dépasse… » Cette symphonie est ouverture et s'inscrit dans cet échange.

Dès le chapitre 4 de la Genèse, la Bible emploie à ce sujet le mot hébreu « yd » (connaître) pour décrire la rencontre intime d'Adam et d'Ève : « L'homme connut Ève sa femme » (Genèse 4,1), Mais comme le souligne Ève dans le même verset : « J'ai procréé un homme, avec le Seigneur », soulignant ainsi que cette connaissance est plus vaste qu'une simple relation entre deux humains. Dans l'Ancien Testament, la connaissance est d'ordre existentielle, c'est-à-dire exprime toute une série de liens et de relations qui vont de la connaissance intime, familiale à la connaissance de Dieu, dans l'Alliance et à travers sa révélation.

Dans cette direction, le théologien protestant J. G. Hamann va un pas plus loin dans cette analyse de la Genèse en décrivant le connaître de l'enfantement comme une véritable connaissance symphonique. Ce sens plein du terme biblique traduit une forme de révélation.

Cette image d'une femme qui vibre de tout son corps et tressaille d'allégresse dans cette co-création d'un petit homme est alors une connaissance nouvelle, une révélation intérieure, qui dépasse la seule sensation d'un corps présent dans un autre corps, mais évoque une transcendance, c'est-à-dire la perception d'une présence plus intérieure, plus intime. Cette communion avec le créateur, qui conduit à la naissance d'un petit homme, rejoint à sa manière cette communion du Père et du Fils dans l'Esprit Saint. Elle rappelle aussi ce tressaillement du Fils au sein de la Vierge lors de sa visite à Élisabeth.

Nous irons plus loin dans ce sens, mais il faudra ouvrir un autre livre de Sylvaine avec qui j’ose ici entrer en résonance sur la pointe des pieds.


(1) G. Hamann, Ritter von Rosenkreuz n3 p. 32, cf. Urs von Balthasar in la Gloire et Croix, Styles T2.2 p.147 

(2) disponible gratuitement sur kobo

(3) voir mon billet danse 33

(4) Sylvaine Landrivon, La femme remodelée, op. cit., not. p.205sq

(5) Jean Paul II, L'Amour Humain dans le plan divin, Cerf, p. 30. Ses catéchèses ont été reprises en un tome dans Homme et femme il les créa aux éditions du Cerf

12 février 2021

La danse à deux ? 33.4


Le texte que nous offre la liturgie d’aujourd’hui me conduit à poursuivre. 

La différence naît-elle d’une solitude et d’un désir ? 

L'homme naît de fait homme de désir. Alors, dit la Genèse (Gn 2,21), Dieu l'a endormi, l'a plongé dans une torpeur, une sorte de coma. Et c'est au sein de cette torpeur que Dieu façonne un être qui lui soit semblable. En son sein même, de l'intériorité de son être, par l'action du créateur est apparue la différence homme et femme. 

Qu’est-ce que la femme pour l’homme ? 

Prenons le temps de contempler cela avant de s’arrêter sur le biais apporté par un scribe du 5eme ou 6eme siècle.

La femme est proche, mais différente, autre. 

« Ezer » en hébreu. Un intraduisible ? 

Le mot signifie plus qu’une aide, nous glisse Sylvaine Landrivon...(1) un vis à vis ? 

Ce qu’il nous faut contempler c’est qu’une 

une relation véritable devient possible, qu'il ne pouvait envisager avec l'animal. Alors ce cri, ce premier mot, cette parole qui sort de son gosier et jaillit... « Voici l'os de mes os, la chair de ma chair. » (Gn 2,23).

La femme est issue de la torpeur et de l'intervention divine suggère le scribe. 

Elle reste surtout en même temps désir et inaccessible. D'un don de Dieu et d'un désir est né l'autre. Et de cette autre naît une relation possible, une possibilité d'extériorisation. 

L'hébreu introduit de plus une distinction entre l'Adam, « le terreux insexué et issu de la glaise et « ish » et « isha », homme et femme qui résulte de cette séparation. L'insexué devient sexué quand, de sa torpeur, de l'action de Dieu et de son désir, naît un désir plus grand (2) et un autre de même nature, mais différent, blessure et manque, que la fusion ne pourra combler…

Magie du visage de l'autre, qui génère ce cri. Autre, différent de moi, qui m'appelle à la différence. Avant, il était sans autre. Maintenant, il devient homme et femme. Et son manque apparaît avec encore plus d'acuité... Le texte, dans la sagesse ancestrale d'un mythe retravaillé et médité, ne se contente pas de noter la différence et le cri, il ouvre à un au-delà. Il traduit une ouverture que la création du monde, de la nature, aussi belle qu'elle puisse être, n'a pu apporter(3). La création d'une altérité, d’un être à la fois semblable et différent, engendre ce basculement, cette faille dans le cœur de l'homme. Elle ouvre à la relation et cette relation est à l'image de la Relation divine. Elle introduit l'échange, le désir de don et de réciprocité.

On est loin d'une interprétation de dépendance, qui verrait la femme issue de l'homme. Au contraire, le texte éveille à une altérité qui ne peut être saisie, domptée, réduite sauf à retourner dans le domaine de l'animal.

L'autre engendre en moi un cri, whaouh ! dit l’hébreu. Est-ce une ouverture qui dépasse toute puissance, voire me conduit à ressentir ma faiblesse, ma finitude ? Par l'autre je ne suis plus un tout, j'entre dans le relatif. (4)»


Danielou disait que l’homme a trois failles intérieures où Dieu peut pénétrer en silence. Des trois failles (5), c’est probablement l’amour qui naît ici d’abord. Quand de sa chair ouverte jaillit dans une brume intérieure la vision d’ezer, le terreux devient homme.

Réduction que de considérer alors la femme comme une simple aide. Elle est au contraire le vis à vis qui rend plus humain l’homme.


À suivre.


(1) Sylvaine Landrivon, la femme remodelée, op.cit.

(2) P. Beauchamp, in 50 Portraits Bibliques, p. 140 et 141 

(3) L'homme, ajoute Vatican II, « de sa nature profonde, est un être social, et, sans relation avec autrui, il ne peut vivre, ni épanouir ses qualités" Gaudium & Spes § 12.4, repris par L. Crépy et M.N. Fabre in La Sexualité

(4) je reprends ici mon chapitre II.2 d’Aimer pour la vie

(5) le cardinal Daniélou rappelait que l’homme se sent petit face à la naissance, l’amour ou la mort. Dans ces conditions seulement, il perçoit un autrui qui vient éveiller, en lui, le souffle d’un autrement-qu’être.”


À titre d’Illustration le duo « Prendi da questa mano » entre Philippe Jaroussy / Emoke Barath à la 7eme minute in : 

10 février 2021

Souffle et danse 33.3

 Souffle et danse 33.3

Comme je le mentionnais on n’a pas épuisé le sens de Gn 2. J’ai été beaucoup trop synthétique dans mes billets précédents (33.2 notamment). Sylvaine dans sa thèse (1) m’a éclairé notamment sur ce souffle venu de Dieu qui instille chez Adam - le « terreux » - une pointe de raison.

Arrêtons nous d’abord sur ce tressaillement de la glaise.

La sagesse de ce texte, bien tardif dans l’Ecriture, qui complète et spiritualise des vieux mythes anciens, est de faire percevoir déjà, à ce stade, que ce souffle est le premier don que Dieu fait à l’humain. 

Est-ce le souffle qui planait sur les eaux de Gn 1?

Quel don nous fait donc ce grand Donateur au sens donné par Jean Luc Marion (2) ? 

Le don du souffle est central.

Celui qui donne puis s’efface (ou se retire dirait Hans Jonas) ne dépose pas de graines inutiles...

Est ce que ce « Nismat » évoqué en Gn 2,7 est autre que la ruah, cette Sagesse qui traverse bon nombre d’écrits de l’époque ? 

Une lecture contextuelle pourrait le souligner. 

Restons sur ce don. Est-ce ce que Justin appellera de son côté les semences du Verbe ou plutôt ce qu’Hans Urs von Balthasar appelait, à la suite de Soloviev, les semences de l’Esprit(3) ?  

Il s’agit de souffle... donc en effet peut-être plus d’Esprit que de Verbe. Mais est-ce d’ailleurs important de distinguer les deux à ce stade car, n’est-ce pas plutôt dans la contemplation du mouvement même que l’on entre déjà dans ce que j’appelle la danse trinitaire ? 

Qu’en est-il ? « Nichmat haïm (Gn 2,7) dit l’hébreu(3) : un souffle qui donne vie. 

Est-il la brise légère, le vent d’un fin silence du livre des Rois (19) qui vient balayer, en l’homme, l’argile encore fraîche pour dessiner des ondes mystérieuses et toutes intérieures, tressaillements fragiles de l’âme, chaleur indicible qui vient puis s’efface et laisse un souvenir indicible ?

« Bouche à bouche (...) baiser de Dieu [où] YHWH s’ouvre un accès à sa créature » suggère Sylvaine (4)


Le don du souffle s’inscrit pour moi dans ce mystère plus vaste d’une création inachevée. Un  chemin, dans ce qu’Irénée puis, plus finement, Bonaventure décrira comme le début d’un passage de la trace à l’image, la contemplation d’un trajet qui va de la fleur à la ressemblance...


Un père de l’Église du Vème siècle, Diadoque de Photicé a, dans la même mouvance, une belle illustration de ce souffle, même s’il le réserve au « moment » du baptême, "la grâce se cache au fin fond de l'intellect en dissimulant sa présence même au sens intérieur" jusqu'à ce que l'âme progressant, "le don divin manifeste ainsi sa bonté à l'esprit" (5).


Qu’il soit donné à l’humain à l’origine comme le suggère l’auteur inspiré de Gn 2 ou au jeune baptisé en puissance est-ce finalement si important ?


Le terreux avant même de se différencier est-il déjà pénétré par une grâce en potentiel, une vertu théologale ? Est-il déjà capax Dei ? 


Sylvaine nous conduit sur ce chemin fragile en évoquant un troisième terme : nèpesh - mélange harmonieux entre la chair et le souffle. Une voie qu’il faudrait suivre chez elle... (5)


Il n’y a pour moi en tout cas dans ces prémisses un premier tressaillement qui creuse un possible. 

Prémisse, car « il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Le don n’est pas achevé... Dans le point suivant nous aborderons justement les versets qui suivent et cette fameuse différenciation entre ish et isha qui a fait couler beaucoup d’encre.


(1) Sylvaine Landrivon, La Femme remodelée, op. cit.

(2) cf. Étant donné, Paris, PUF, Collection Epithémée, 1997.

 « La conscience du don », Jean-Noël DUMONT et Jean Luc MARION, Le Don, Colloque interdisciplinaire, Lyon, Le Collège supérieur, 2001. »

(3) Hans Urs von Balthasar - La Théologique, III – L’Esprit de Vérité p. 15

(4) Landrivon, ibid, p. 39.

(5) Diadoque de Photicé, chap.77, cité par Hans Urs von Balthasar, la gloire et La Croix. Tome 1 p. 238

(6) Landrivon, op. cit. p. 40

Homélie du 6eme dimanche année B

Où est la lèpre aujourd'hui ?
Une petite mise en contexte... avant de contempler l'Evangile.
On peut articuler trois réponses et de fait trois chemins.
Il y a la vraie lèpre qui se soigne, mais nécessite des moyens financiers importants. N'oubliez pas de contribuer à cela, dans la mesure de vos moyens.
Il y a ceux qu'on pourrait appeler les nouveaux lépreux, les migrants, devant lesquels on détourne souvent la tête parce qu'ils dérangent notre confort. Je vous invite à lire ou relire le chapitre 4 de Fratelli Tutti ou le dernier livre du pape, un temps pour changer, qui interpelle nos comportements sur ce point...notre facilité à tourner la tête. 
Il y a ensuite une lèpre plus insidieuse qui est ce mal qui nous ronge de l'intérieur. Comment l'appeler ? Paresse, peur, culpabilité, enfermement sur soi.
Nous sommes bien petits souvent face aux grands enjeux de notre société.
Il y a 15 jours, on me faisait remarquer à la sortie de la messe qu'il était bien difficile d'être chrétien en temps de Covid...
Les arguments sont réalistes, les Ehpad fermés, les maisons se renferment dans la peur. Il nous faut trouver de nouveaux moyens, reprendre la plume, écrire, poster, téléphoner ... soyons innovants !

Contemplons maintenant le Christ qui s'adresse au lépreux. « Il vint auprès de Jésus ;  il le supplia et, tombant à ses genoux, lui dit : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Saisi de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit :  « Je le veux, sois purifié. »  À l'instant même, la lèpre le quitta et il fut purifié.

Peut-être pouvons-nous, à la suite de cet homme, en toute humilité dire maintenant « Si tu le veux, tu peux me purifier. »

Transforme nous de l'intérieur, Seigneur. Viens graver en nous tes dons : la foi, la charité et l'espérance.
Et surtout aide nous, comme le suggère Paul à n'être  « un obstacle pour personne, ni pour les Juifs, ni pour les païens, ni pour l'Église de Dieu. » (...) aide-nous à nous « adapter à tout le monde, sans chercher [notre] intérêt personnel, mais celui de la multitude des hommes.
Augustin parle d’un enfantement difficile. Écoutons sa sagesse pastorale dans son commentaire de la lettre aux Galates sur le chemin difficile de l’imitation à laquelle nous invite Paul : « J'ai été au milieu de vous plein de douceur comme une mère qui entoure de soins ses nourrissons.

Le Christ est formé par la foi chez le croyant, chez l'homme intérieur, appelé à la liberté de la grâce. doux et humble de cœur et qui ne se vante pas des mérites de ses actions, car ils sont nuls. Cependant. la grâce fait commencer en lui un peu de mérite, afin que le Christ puisse l'appeler un « petit ». c'est-à-dire lui-même, lui qui a dit : Ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait. En effet. le Christ est formé en celui qui prend la forme du Christ ; or, on prend la forme du Christ lorsqu'on s'unit au Christ par l'amour spirituel.

C'est en l'imitant que l'on s'identifie au Christ, autant que la marche de chacun le lui permet. Car celui qui déclare demeurer dans le Christ, dit saint Jean. doit marcher lui-même dans la voie où il a marché.

(...) [afin que Dieu l’enfante] à nouveau, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous. (...)  il les enfante à nouveau à cause des dangers de déviation dont il les voit agités. Le souci causé à leur sujet par de telles inquiétudes, souci à cause duquel il emploie la comparaison de l'enfantement, ce souci pourra durer jusqu'à ce qu'ils parviennent à l'état d'adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude, pour qu'ils ne soient plus ballottés à tout vent de doctrine.

Ce n'est donc pas en vue du début de leur foi, par lequel ils étaient déjà nés, mais en vue de leur force et de leur perfection qu'il a dit : Vous que j'enfante à nouveau jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous. Il souligne cet enfantement avec d'autres mots dans un autre passage : Ma préoccupation quotidienne, c'est le souci de toutes les Églises. Qui est faible sans que je sois faible ? Qui est sur le point de tomber sans que je brûle ? »

Oui, nous sommes petits Seigneur dans notre aptitude à aimer. C’est là notre lèpre.

Seigneur vient creuser en nous une véritable charité. Elle ne vient pas de nous, mais de cette force intérieure que tu insuffle en nous. Dans les textes de la Genèse que nous avons j’espère longuement médité tout au long de cette semaine, l’Ecriture nous rappelle que tout es don. Viens révéler et réveiller en nous l’amour que tu as mis en nous.

Laisse nous entendre le cri que tu lances au désert : où es-tu ?