03 avril 2021

Le vide et le silence - 48.1


Dans mes recherches, la rencontre des écrits de Joseph Moingt m’a conduit, en effet, à un déplacement conséquent. Je ne peux plus écrire et lire sans être influencé par les écrits de ce théologien. Moingt insiste plus que d’autres (et notamment Kasper) sur le vide qui a suivi la mort du Fils. Un temps incertain où des hommes qui avaient suivi Jésus se retrouvent dans le noir et la désespérance. Ils avaient cru trouver chez lui le Messie, le libérateur et voilà qu’il est mort, qu’il a disparu sous les coups conjugués des Romains et de certains pharisiens. Ce temps de la désespérance passe par l’expérience du vide.

On voudrait passer au récit de la résurrection trop vite (c’était le cas de mes premiers essais sur ce sujet). Ce serait oublier ce temps essentiel qui est celui que nous vivons et que vivent surtout tous ceux que la lumière du ressuscité n’a pas encore éclairés…

En effet, ce vide premier et constitutif est celui de l’absence de Dieu. À notre époque, après Auschwitz, le retrait de Dieu, sa mort, ne sont pas anodins, ils emplissent notre temps. « Où est-il ton Dieu ? », nous crient certains à la figure, alors que le mal et la souffrance leur éclatent au visage et les conduisent au désespoir. Le vide du Samedi saint est le temps d’arrêt dans la symphonie de Dieu, un temps de silence où nous sommes interpellés au plus profond de notre foi et de notre croyance. Va-t-on demeurer à cette place, devant le silence, où va-t-on faire le pas du croire… ?

Jean passe trop vite sur ce temps. Et il nous faut peut-être alors quitter cette lecture cursive pour un vaste retour aux autres Évangiles…

Avant le saut de la foi, Luc nous conduit par exemple dans ce temps de silence intérieur. C’est le chemin des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-25). Ils n’avaient rien compris, ces marcheurs en perdition. Celui qui « s'étant approché, se mit à faire route avec eux » sans qu’ils le reconnaissent, leur explique l’Écriture. Il retrace et développe ce qui, depuis les temps anciens, était la musique de Dieu, combien ce temps de silence et de vide était déjà précédé par la symphonie des instruments de la révélation. Lente et humble pédagogie de Dieu qui se révèle dans le passé…

Et pourtant, celui qui les accompagne, que le lecteur a reconnu, mais que leurs yeux ne voient pas comme avant, reste en retrait. Cette troublante discrétion de Dieu dans sa pédagogie amplifie le sentiment de vide. Il est là dans le silence, il parle, mais ne se révèle pas entièrement. Peut-être qu’il y a, dans ce Christ déjà ressuscité, une autre facette du Jésus terrestre. Avant sa mort, il pouvait être Fils, mais ils ne le savaient pas. Ils n’avaient pas reconnu Dieu en Lui. S’ils l’avaient fait, ils ne seraient pas partis en courant lors de son arrestation.

Des deux côtés de la mort, transparaît donc déjà quelque chose de Dieu que nous traduisions par l’entre-deux, un Dieu qui reste faible, pauvre, silencieux, pour ne pas forcer notre liberté, mais nous accompagner sur le chemin, nous conduire, pas à pas, vers la révélation de ce qui est au plus intérieur de notre cœur, ce sentiment de Dieu, déposé en nous dès l’origine, cherché à l’extérieur, alors qu’il brûle, en-nous, sans relâche.

L’expérience du vide, c’est ce temps où nous pouvons crier, rester incrédules, outrés et bouleversés par la souffrance et la mort. À l’image de ces deux pèlerins, dépourvus d’espérance, ne sommes-nous pas souvent dans le temps de l’incertain ? Quand le monde nous semble marqué par la mort et la désespérance, quand les justes semblent punis à côté des pécheurs, à l’heure où les pauvres sont plus pauvres, où la mort rôde et frappe sans discernement, ne sommes-nous pas aussi désemparés, comme ces pèlerins ?

La première urgence n’est-elle pas alors de crier ? Crier : « pourquoi ? » C’est le premier temps du récit. Jésus accueille d’ailleurs ce désespoir. Il ne redit pas le « me voici » de Jean, mais demeure caché. Pourquoi ? Parce qu’il respecte notre chemin. Ce chemin intérieur qui passe du cri, de la révolte, à la compréhension, est, par excellence, le lieu de notre liberté. Le vide et le silence de Dieu sont probablement ce qui manifeste le plus son respect de l’homme.

À la mère qui souffre le départ d’un enfant, à l’homme qui vient de perdre son épouse, à l’enfant qui souffre du mal, à celui qui est touché par la maladie, les mots n’ont pas de place. Dieu respecte ce temps. Face à cela, il n’a qu’une réponse, troublante, interpellante, celle du vide…

Et ce vide n’est-il pas, à sa manière, une autre façon de percevoir l’humilité de Dieu ?

Aujourd’hui, plus qu’ailleurs, nous en sentons l’importance. Dans le silence des camps de la mort, dans le désespoir de ceux oubliés par la richesse, le silence de Dieu est la première réponse. Elle n’implique pas le fait que Dieu est absent. Elle dit juste quelque chose de son respect de l’homme… Ce n’est qu’en méditant ce silence, que l’on peut sentir qu’il est pourtant là. Dans le silence de la croix, dans la nuit de l’agonie, Jésus n’a-t-il pas fait, lui aussi, cette expérience, jusqu’au doute, jusqu’au sentiment d’abandon qui va jusqu’au cri « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Ce silence, apparent, pesant, révoltant parfois, est le premier pas de Dieu. Il masque une présence autre, qui ne se révèle pas tout de suite, qui laisse à l’homme le temps de l’humain…

En cela, il n’est pas loin de nous, mais comme l’affirme en chœur certains théologiens, depuis Luther, Barth, Moltmann, Hans Urs von Balthasar ou Moingt : « Il est solidaire de notre souffrance »… Ce qui se révèle dans le vide et dans le cri partagé de l’homme et de Dieu, c’est un Christ qui n’est pas loin de nous, mais solidaire, marcheur à nos côtés, souffrant plus, voire autant que nous… Homme, pleinement homme !

Une rumeur

Mais voilà, au bout de quelque temps, une rumeur est née. Elle apparaît selon les trois premiers évangélistes dès le troisième jour. Au vide du cœur de l’homme répond un autre creux. Ce n’est pas encore la pleine manifestation du ressuscité, mais l’incertain qui fait résonner le manque. Au lieu de répondre tout de suite à la quête, Dieu respecte encore nos incertitudes. Il ne nous impose pas un ressuscité palpable et visible pour l’éternité. L’expérience de la puissance de Dieu après la mort commence par une brise légère. Est-ce la voix d’un fin silence qui fait écho à ce qu’Élie a pu percevoir sur la montagne. À la fois silence impalpable et, en même temps, voix insaisissable, chant ou musique d’un Dieu qui laisse résonner quelques notes dans un cœur avide de sens.

Cette tendresse dans la manifestation est aussi celle décrite par Luc sur le chemin d’Emmaüs. Alors qu’il se dévoile dans la fraction du pain, Jésus disparaît du regard pour que résonnent encore les notes du tombeau vide…

C’est peut-être le deuxième temps de la manifestation après le silence. D’abord le creux, puis une première note, si ténue que l’on sent le souffle sur son visage, caresse éphémère d’un Dieu qui manifeste sa présence, sans s’imposer, feu follet d’un sourire perçu chez l’autre qui éveille notre curiosité, nous fait demander s’il est possible, qu’au-delà du gouffre, du désespoir, chante, ailleurs, la voix du bien-aimé. Fleur fragile qui révèle que tout n’est pas mort.

« J’ai ouvert la porte et il n’était déjà plus là », nous dit en substance ce beau chant d’amour du Cantique des Cantiques. Dieu ne ponctue le silence que de signes fragiles, d’une rumeur, d’un souffle ténu qui nous fait tourner la tête, rend possible un espoir et nous appelle ailleurs.

La rumeur du tombeau vide fait courir Pierre et Jean. Elle pousse Marie Madeleine à interroger le jardinier. « Où as-tu mis mon Seigneur ? » Bizarrement cette note fragile entre encore en écho avec une autre voix, celle qui résonnait dans le premier jardin. On se souvient, qu’après la chute, l’homme a découvert sa nudité, sa fragilité et qu’il se cache. Dans la souffrance ou dans la faute, il a lui aussi pris conscience du vide, d’un « tombeau vide ». Alors, comme nous l’avons déjà noté, a résonné une rumeur, une Shékinah dit le Targum, présence indéfinissable dans le jardin qui dit l’« Où es-tu ? » de Dieu (cf. Gn 3).

Ici, au jardin où reposait le Christ, Marie Madeleine cherche son Dieu. Parallèle saisissant entre ces deux hommes et cette femme qui cherchent Dieu et Dieu qui n’a cessé de chercher l’humain. Au creux de cette quête, le tombeau vide nous joue une note toute nouvelle de la symphonie trinitaire. Dans ce creux qui répond au vide du cœur de l’homme, Dieu relance sa première musique, il fait vibrer ses instruments.

Les évangélistes auront, ensuite, plusieurs façons d’évoquer le ressuscité. Ici, cette polyphonie des voies postpascales traduit la réception différente des communautés au fait le plus extraordinaire de Pâques. Au tombeau vide succède une deuxième rumeur. « Il est ressuscité ! » Fait incroyable qui heurte encore notre conscience d’homme moderne. Comment est-ce possible ? Notre raison refuse le message. Elle accepte ou rejette la réalité de la puissance de Dieu. Et de fait, cela n’est plus de l’ordre du raisonnable. La vie après la mort, plus que toute autre affirmation, est l’incroyable de Dieu. On ne peut se résigner à faire le pas du croire sans abandonner toutes les certitudes palpables de la vie. Pourquoi laissera-t-on cours à cette légende, à ce mythe qui n’a plus de prise avec ce que l’on peut palper, sentir ? Cela heurte le cri qui résonne encore à nos oreilles. Pourquoi serait-il vivant alors que Jacques, François, Michel et tant d’autres sont morts ?

Sommes-nous prêts à faire le pas de la foi, à nous abandonner à l’acte de croire que Dieu peut être plus fort que la mort, qu’il peut mettre un terme à cette inéluctable fin qui nous guette et emporte ceux qui nous sont chers ? Pourquoi serait-il ressuscité, alors qu’en dépit de nos cris et de nos prières, l’enfant, le père, la sœur sont partis vers le vide ?

Peut-il y avoir quelque chose après ? Il s’agit bien d’une rumeur… Quelle rumeur ! Au cours normal du temps, Dieu pourrait mettre un terme et dévoiler ainsi qu’il est Autre au monde ? Non. Ce n’est pas sa voix ! Nous l’avons vu à Emmaüs, marcheur à nos côtés, il laisse se répandre une rumeur qui révèle encore une infime partie de l’indicible.

Que dire, face à ces interrogations ? Nous le sentons bien, au-delà de la certitude historique de la mort, la certitude de la résurrection est d’un autre ordre… Et pourtant.

Et pourtant, la rumeur s’est amplifiée, elle a bouleversé Jean, Pierre puis Paul au point de les pousser à une conversion du cœur. Des peureux qu’ils étaient, malgré leur trahison et leurs doutes, ils sont devenus forts d’une certitude. C’est peut-être là que la symphonie trinitaire a réveillé sa musique. Alors que nous avions atteint le silence, que seul le cri d’un homme mourant sur la croix retentissait avant le grand silence, une musique nouvelle est née. Elle emplit le cœur d’une communauté. Des pêcheurs sans instruction, faibles et incroyants a jailli un extraordinaire souffle. Le feu de Dieu résonne dans leur cœur et nous devons reconnaître, à défaut de pouvoir prouver la résurrection, que ce feu jaillit encore, au cœur même d’une communauté d’un milliard d’êtres humains. Certes, ce feu est fragile, il est masqué par les ombres et lumières de notre Église et pourtant, c’est quelque part, dans le sourire ou le geste d’un frère qu’a jailli, en nous, une lueur d’espérance. Si nous ne pouvons avoir foi en la résurrection, nous pouvons encore en sentir le souffle de renouveau qui a ébranlé une petite communauté et qui jaillit maintenant, dans une Église plus grande encore. C’est là où la rumeur apparaît comme force nouvelle.

Elle n’est pas vérité palpable qui nous force à croire. Elle nous invite seulement à la danse de Dieu…

Pédagogie évangélique

Quand on médite sur le passage entre le tombeau vide et la création de l'Église, on ne peut que reconnaître que quelque chose s’est passé. Les Évangiles nous donnent des images balbutiantes et parfois contradictoires des manifestations du ressuscité. Mais ce temps intermédiaire reste de l’ordre de l’indicible. Comment décrire le sentiment d’une présence nouvelle ? Comment raconter ce qui ne peut être croyable ? Il était mort et il est vivant… Ce qui a résulté de ces récits et qui est certitude pour nous, c’est la création de plusieurs communautés qui ont dépassé leur peur et commencé à rayonner d’une espérance.

La force de l’Esprit, déposée au cœur de chacun d’eux, les a conduits à rechercher qui était l’homme Jésus. C’est dans la méditation de sa vie qu’ils ont construit un discours. Chacun des auteurs a tracé un chemin, une pédagogie pour dire l’incroyable nouvelle. Les évangélistes ont parlé de l’homme Jésus, de sa vie et de sa mort. Paul a fait l’économie du récit de la vie et a surtout cherché à interpréter le sens de la mort… Ses textes sont historiquement plus anciens. Nous avons donc là plusieurs approches qui se complètent et cherchent à dire l’incroyable mystère d’un homme que Dieu aurait réveillé des morts.

Face à cela, qu’elle peut être notre chemin, deux mille ans plus tard ? Nous ne pourrons jamais savoir qu’elle a été la vie réelle de Jésus, encore moins sa vie nouvelle. Ce qui demeure, c’est néanmoins une trace et une contemplation. Dans le Jésus terrestre décrit par chacun des Évangiles, à sa manière, se révèle quelque chose de l’homme, de son humanité véritable, mais également de cette proximité particulière entre Jésus et celui qu’il a osé appeler Père. C’est en méditant à notre tour cette histoire que nous pouvons faire nôtre la conversion du cœur qui a conduit ces hommes à croire en la résurrection.


Extrait de mon « Dieu dépouillé », pour critique et discussion

Silence et danse - 48


Ce qui vient d’être vécu mérite un arrêt sur image, tellement la densité liturgique du triduum pascal nous a conduit à un feu d’artifice symbolique sans nous laisser de temps pour manduquer ce qui nous est livré...

Il faudra 40 jours pour que les apôtres soient prêts à danser dans le feu de l’Esprit...


Je voudrais en profiter pour revenir sur deux points qui dansent ensemble et encadrent la révélation fragile du Ressuscité.

Ce qui se passe de la croix à Pâque mérite que l’on respecte l’indicible d’une révélation qui parle d’elle-même.


1. Samedi Saint

Joseph Moingt, sj., insiste beaucoup sur ce temps de silence qui précède la résurrection, comme ce lieu où, d’une certaine manière, se concentre nos doutes, nos peurs et nos incompréhensions. Contempler le silence du jardin, c’est prendre conscience de tous ces lieux où le vide et la question nous envahissent. C’est le lieu où nous pouvons rejoindre ceux qui ont encore du mal à croire. C’est aussi le lien où nous entendons plus qu’ailleurs le cri des souffrants...

« Quiconque contemple en Jésus l'humanité victime de ses manipulations du divin au point de s'entretuer, se sentant solidairement coupable de cet état de choses et impuissant à s'en libérer, est invité à y écouter le silence du Dieu qui parle en Jésus et à y découvrir l'inconnu d'un Dieu tout différent de ses images, plein d'amour et de respect pour les hommes, qui les appelle à l'aimer et à le respecter par le respect et l'amour les uns des autres, à exister pour les autres comme pour Dieu même. »(1)


Écouter et faire résonner en nous le silence de Dieu... 


2. Le soir de Pâques 

L’autre versant (mais est-il bien différent ?) est ce chemin d’Emmaus qui encadre aussi l’éclat lumineux et fugace des théophanies pascales.


« Il leur expliquait les écritures... » nous dit Luc.

Contemplons un instant ce compagnon de route qui sait s’effacer ensuite, « pour laisser advenir, en ceux (...) qui le suivent, sa propre relation à son Père »[2].

Pour C. Théobald « ceux qui ont commencé par le suivre avec leurs pieds doivent comprendre où il demeure (Jn 1, 38) s'ils veulent aller au bout de leur désir pour passer ainsi à une relation symétrique de compagnonnage ou d'amitié avec lui ».[2] »

Le risque de toute pastorale, renchérît à sa manière Michel Rondet (dans un texte souvent cité ici) est de proposer « des réponses là où l’on nous demande des chemins. Ceux qui, d'horizons très divers, se mettent en marche, au souffle de l'Esprit, n'attendent pas que nous leur offrions la sécurité d'un port bien abrité. Ils ont justement quitté le port des sécurités factices. Ils ont gagné le large à leurs risques et périls, ils savent que la traversée sera longue. Ils ne nous demandent pas de leur décrire le port, mais de les accompagner sur un chemin dont ils ne connaissent pas encore le terme : ils savent qu'une rencontre les attend, qui leur fera découvrir le meilleur d'eux-mêmes et le sens de l'aventure humaine. Ce qu'ils espèrent, c'est un compagnonnage de recherche et de disponibilité, pas un étalage complaisant de certitudes ».(4)


Magie du chemin de Jésus à Emmaus qui accompagne sans se révéler pleinement. 

À sa suite, osons partager nos quêtes intérieures et laissons Celui qui nous habite, au Nom de qui nous sommes réunis, transformer notre pain de froment en pain de vie, notre sueur en vin de noces en espérant intérieurement que Dieu, qui est là, au cœur de ces rencontres, fera jaillir une source.

L’enjeu révèlé à Emmaüs est un accompagnement, une marche où l’on cherche à plusieurs, on danse, non dans la position du savant, mais plutôt dans celle du marcheur comme Jésus sur le chemin.

« ils causaient entre eux de tous ces événements. Tandis qu'ils causaient et discutaient, Jésus lui-même, s'étant approché, se mit à faire route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : " De quoi vous entretenez-vous ainsi en marchant ? " Et ils s'arrêtèrent tout tristes. L'un d'eux, nommé Cléophas, lui dit : " Tu es bien le seul qui, de passage à Jérusalem, ne sache pas ce qui s'y est passé ces jours-ci !  » Luc 24


L’approche discrète de Jésus est à contempler en soi tant elle diffère de tout étalage de certitudes.


Son questionnement est un éveil, un réveil qui permet de sentir, en toute liberté, que Son chemin n'est pas étranger à leur propre recherche, qu'il rejoint leur chemin d'humanité. Sans révéler sa présence, le Christ marche et donne du sens à leur route. « Et ils le reconnurent à la fraction du pain » (Luc 24, 31), c’est-à-dire que sans qu'il y ait eu besoin d'en dire plus, dans la démarche ouverte, accueillante et respectueuse, insistante sur la liberté de chacun, Il est venu entre-ouvrir la porte du mystère. 


Pastorale d’engendrement...


 La catéchèse de Jésus complète et éclaire un bon millénaire de pédagogie divine, et fait prendre conscience au lecteur de Luc ce que la parabole du vigneron (Luc 20, 9-18) résumait si bien : la mort du fils s’inscrit dans une histoire. Elle est le point final de l’histoire d’un peuple. Au bout de ce chemin, à la suite des pèlerins d’Emmaüs, un seul signe se révèle, celui du pain rompu.

Qu’est-ce que le pain rompu ? Une communion véritable, comme celle que nous sommes appelés à vivre à sa suite ? Un corps brisé et broyé qui se révèle ? Un Dieu qui se donne et se tait. Les trois et plus encore, très certainement.

Il nous faut peut-être entrer à nouveau dans le silence pour percevoir les harmoniques qui se déploient ici. La révélation est loin des trompettes sonores des premières théophanies de l’Exode(5). Dieu se dit et se tait. Et le pain rompu à Emmaüs n’est pas encore un rituel. Il est mystère, mime au sens donné par Léon Dufour(6), d’un Dieu brisé, nu, dépouillé (7) et offert et qui en même temps disparaît, s’efface pour nous appeler à poursuivre ensemble le chemin, dans nos gallilées et nos périphéries.


La fraction du pain est danse fragile, kénose trinitaire...invitation sublime au banquet à venir...(8)

Peut-être doit on à nouveau retrouver ce sens eucharistique premier, loin d’un automatisme rituel. 

Double et lente manducation aux deux tables de la Parole et du Pain. Musique de Dieu(9)


(1) Joseph Moingt, L’homme qui venait de Dieu, Cerf, 1995, Ed° de 2002, Cogitatio Fidéi n° 176, p.546ss

(2) Une Nouvelle Chance pour l'Évangile, Vers une pastorale d'engendrement, publié sous la direction de P. Bacq et Christoph Théobald en 2004 chez Lumen Vitae/Novalis/Editions de l'Atelier, p.70 »

(3) Christoph Théobald , in La Révélation, Editions de l'Atelier, Paris 2001, p. 79

(4) Michel RONDET s.j., La Baume-les-Aix, Études Fév 97

(5) voir Pédagogie divine

(6) voir son commentaire de Jean déjà cité 

(7) cf. Dieu nu d’Arnold ou mon Dieu dépouillé 

(8) voir ma « danse trinitaire »

(9) sans vouloir rétablir le latin massacré d’antan, je dois avouer que la liturgie grégorienne a ainsi une harmonie particulière dans le chant pascal « Cognoverunt eum in fractione panis » que j’ai découvert il y a 30 ans dans un vieux monastère et qui danse encore dans ma mémoire. 


PS : je reprends, expose à vos critiques et fusionne ici quelques réflexions croisées dans mes livres « Pastorale du Seuil » et « Chemins de miséricorde » (cf. Kobo). 

PS2 : comme déjà précisé Il y a quelques jours, l’expression très imagée de danse que je développe beaucoup vient d’une expression des pères de l’Église : la perichorèse des personnes divines ou circumincession, que je traduis « danse trinitaire » car il s’agit d’un « jeu » entre les personnes divines unies et tournées l’une vers l’autre, comme l’exprime bien le prologue de Jean. 

Cette harmonie entre les trois personnes jusque dans l’abaissement est à la fois lieu de contemplation et invitation. Il ne s’agit pas de fusion mais d’une distance au sens donné par Jean Luc Marion dans l’idole et la distance...

Je développe longuement les implications d’une telle lecture  dans mon livre « danse trinitaire »téléchargeable gratuitement sur Kobo qui résume la thèse d’Emmanuel Durand sur la perichorèse, moins accessible.


C’est à cette danse que Dieu nous invite. J’ai joué de la flûte et vous n’avez pas dansé. Bien sûr la danse peut avoir d’autres acceptions mais elle me semble plus facile à percevoir en pastorale que perichorèse 


Illustration : Arcabas

02 avril 2021

Homélie du vendredi saint... - La Croix 12.0 - la danse finale (n.45)

Projet 2

Qu’est-ce que nous contemplons ce soir ?

Peut-on épuiser le mystère ? Il y a au moins douze dimensions dans la Croix que notre entrée en semaine sainte nous permet de manduquer lentement :

  1. La dimension verticale et descendante qui est celle de l’abandon trinitaire. Triple kénose où :
    • Le Père renonce à toute puissance pour laisser l’homme Jésus révéler l’amour.
    • Le Fils renonce à toute divinité pour se dépouiller d’abord de son vêtement par le mime kénotique tout symbolique d’un lavement des pieds (Jn 13) puis « forcé » sur la croix pour prendre la condition finale d’un esclave, d’un rejeté...(1)
    • L’Esprit sera déposé au fond de nos cœurs de pierre pour faire danser en nous l’amour(2)
  2. La dimension horizontale où les bras ouverts d’un Dieu transpercé nous invitent à sa danse pour l’humanité toute entière 
  3. La dimension « inversée » où le serpent moqueur qui nous empêche d’aimer et nous pousse à la violence, la jalousie, l’orgueil ou la cupidité est transpercé et dressé (Nb 11) par le feu d’un amour qui se révèle derrière un rideau déchiré (3)
  4. L’appel mystique d’un fin silence qui pèse sur le bruit du monde avant que bruisse le chant des anges à la sortie de nos carêmes...(4). Chant discret qui apparaît au terme de nos chemins de désert (5) et se prépare à l’Alleluia pascal...
  5. Un homme au paroxysme de la souffrance, agneau innocent qui révèle l’amour d’un Dieu avec nous.
  6. La déréliction de celui qui va jusqu’à connaître l’abandon du Père et rejoint ainsi les assoiffés du monde qui crie leurs « où es-tu ? » solitaires et souffrant.(6)
  7. La nudité révélée de l’Epoux déchiré sur le bois et qui n’en a plus honte, nouvel Adam au sens transcendé de Gn 2,25 (7) 
  8. La soif d’un Dieu qui crie pour la énième fois un « où es-tu ? » à l’homme depuis l’appel du premier jardin, le « donne moi à boire » de Jean 4 au « j’ai soif » de toi final d’un Dieu mourant de son désir d’amour (8).
  9. La joie cachée d’un Dieu qui en criant « tout est accompli » révèle qu’au delà de la souffrance et de l’abandon du Père se cache le mystère d’un chemin trinitaire.(3)
  10. L’Alliance ultime de l’homme Dieu qui épouse l’humanité par une danse ultime 
  11. Le don inouï d’un Dieu qui meurt et entre dans le silence du samedi saint dans l’attente fragile que le murmure d’une femme, devenue fidèle par une danse aimante(9), révèle à des hommes incrédules le bruissement du ressuscité qui déjà les précède en Galilée 
  12. La petite espérance où la soif de l’homme-Dieu se change en don et transforme un corps transpercé et « livré pour nous » en source jaillissante d’eau et de sang mêlés(10)


Je suis sûr que j’en oublie. 

Le chiffre 12 est révélateur mais on pourrait parler aussi de  l’Église fondée par un « Mère voici ton Fils » ou d’un « m’aimes tu ? » qui encadre le mystère. Je vous laisse compléter ;-). On n’épuisa jamais la révélation de la Croix. 


Jean nous conduit aussi à une interrogation particulière. Nous l’avons vu, quand Jésus, au jardin, affirme par trois fois Je suis, c’est à la fois une révélation du mystère même de l’homme Dieu et un écho aux trois « je ne suis pas » de Pierre. 

Ego eimi / ouk eimi


Et nous qu’allons nous dire. Je suis ? Je te suis ? Ou je ne suis pas, je ne te suis pas.


Laissons la question résonner dans le silence. Est-ce que Jésus est mort en vain... est-ce que notre marche vers Pâques est stérile ou sommes-nous prêts à avancer, à répondre enfin à l’où es-tu de Dieu, aidé par la contemplation de la croix et sa miséricorde ? 



Pour aller plus loin :

(1) relire Philippiens 2 ou ma « danse trinitaire » et « Serviteur de l’homme » en téléchargement libre sur Kobo

(2) Ezechiel 36, 26 et mon « Dieu dépouillé »

(3) voir Marc 15, 38 ou mon « Rideau déchiré »

(4) 1 Rois 19

(5) cf. mon livre éponyme 

(6) voir Hans Urs von Balthasar - Dramatique divine.  les travaux d’Adrienne von Speyr, Jurgen Moltmann et son Dieu crucifié ou mes deux livres sur ce thème dont « où es-tu ? »

(7) cf. « Le Dieu est nu » d’Arnold longuement commenté dans mes billets précédents...

(8) cf. À genoux devant l’homme 

(9) cf mon billet précédent 

(10) Ezeckiel 47 ou mon  livre « L’amphore et le fleuve »


Lavement des pieds 47.2

 Lavement des pieds - 2 - danse 47.2

Un autre indice nous amène à reprendre la recherche que nous avions entamée plus hautC’est le verset 4 qui soulève le voile : « Jésus dépose ses vêtements ». Rappelons-le, c’était déjà, en Ex 33,5, la même exhortation de Dieu adressée au peupleAprès l’idolâtrie du veau d’or, le peuple était invité à tomber ses vêtements de parade avant de se tourner vers la tente de la rencontre, lieu du dialogue entre Moïse et Dieu (cf. plus haut Ex. 33). Ici, c’est Dieu lui-même qui tombe ses vêtements de parade, qui se dévêtit pour prendre la condition de serviteur (cf. Ph. 2). Et, ce faisant, il se met à genou devant l’humanité pour en vénérer son devenir. Démarche ultime, si chargée de sens, d’un Dieu, qui au sommet de tout ce qu’il a pu révéler, se met aux pieds de l’homme pour l’appeler à l’amour.

Il y a ici encore pour moi, une belle illustration de ce que j’appelle le « schéma des tours ». Le Christ accepte d’en descendre au plus bas de ce qu’il lui est humainement possible d’aller pour inviter l’homme à ce chemin intérieur. Et la résistance de Pierre est à l’image de nos propres résistances à entrer dans ce mouvement qui met en jeu toute notre intégrité, notre construction d’homme debout. Cela évoque pour moi la conversion de cette Etty Hillesum qui conçoit enfin de s’agenouiller devant Dieu alors que sa raison l’empêchait de consentir à cet abaissement. C’est alors qu’elle perçoit enfin l’immense amour qui n’attendait que de pouvoir se déverser enfin dans son cœur fermé à l’amour de Dieu.

Enlève tes vêtements, quitte ta toute-puissance... Le plus étonnant est que cette invitation à l’humilité précède un quiproquo identique entre Moïse et Dieu dans le reste d’Exode 33. Cette voix nouvelle a du mal à être comprise par l’homme. Chez Judas, le geste de Marie de Béthanie a provoqué chez ce dernier le désir du mal. Chez Pierre, elle engendre une incompréhension.

« Pierre lui dit: "Non, jamais vous ne me laverez les pieds." Jésus lui répondit: "Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi." »

Et c’est pourtant le chemin auquel Jésus nous invite.

Chez Grégoire de Nysse (IV° siècle) notamment, la symbolique de la « tunique de peau » traduit les passions (pathé) qui peuvent enfermer l’homme dans une spirale et l’éloigner de Dieu. Retirer sa tunique pour revêtir un manteau de lumière rejoint la tension jour/nuit que nous avons notée plus haut. Chez Jésus, le geste est symbolique puisqu’il a déjà trouvé la voie de l’aphateia …- le grec exprime un privatif : sans pathos. Pour nous, le chemin est dans cette imitation…

Dans le cadre même d’un texte invitatoire à l’institution de l’eucharistie, il n’est pas anodin de retrouver cette évocation. Au sein même de l'ensemble de l'attitude de Jésus, nous entrons également en résonance avec le propre chemin de Dieu vers l'homme, cet abaissement de Dieu qui, depuis qu’il cherche l'homme dans le jardin, ne va cesser d'exprimer le "j'ai soif" crié par Dieu à l'humanité... Là où le nouvel Adam se met à nu, quand le premier Adam se cache derrière un vêtement, y a-t-il plus qu’une symbolique ? Il nous semble au contraire que le cri trinitaire ne cesse de se conjuguer dans l'Écriture. On le trouvera dans l'entre-deux de la visite à Mambré, entre-les-lignes de l'échange entre Moïse et Dieu, en Ex 33, dans la voix d'un fin silence où la tendresse de Dieu vient chercher l'homme juste et lui fait entendre le chant des autres chercheurs de Dieu, le cœur des 7000 (cf. 1 R 19).

Comme nous venons de le souligner le « donne-moi à boire » prononcé à la Samaritaine (Jn 4), et la danse du Fils, au pied de la femme adultère, vient donner une dimension nouvelle à cette succession d’agenouillements devant l’homme blessé. Le « va et ne pèche plus » comme tous les abaissements du Fils devant l’homme blessé résonnera jusque dans le cri final prononcé sur la Croix (cf. plus loin) par l’homme mis à nu pour l’homme. Au « j'ai soif » de ton humanité, viendra répondre, comme en écho, la symphonie du don trinitaire, jaillissement infini du fleuve d'amour, face à laquelle notre amphore reste bien petite...

Plus je médite ce texte, plus sa portée, ce sommet théologique, ressemble à cette échelle de médiation, présentée en Jn 1,51, où le Christ apparaît à la fois comme l'échelle et le nouveau Jacob. Il est le lien entre la terre et le Ciel... L'échelle est accrochée au sommet du ciel. Ce Dieu de faiblesse révélé dans la kénose/l’humilité du Fils, résonnera chez Paul dans l'affirmation « Dieu lui a donné le nom » (Ph 2)... « Jésus est le Christ... »

Le texte du lavement des pieds vient confirmer une tension qui traverse tout l’Évangile. Depuis l’annonce de « celui qui doit venir et qui était avant moi » du prologue narratif (Jn 1) jusqu’à la Croix, tout nous prépare au procès de Jésus. L’enjeu est de nous dévoiler le Fils d’une autre manière. Le lavement des pieds bouleverse la vision du Fils. Ce n’est pas anodin que ce récit introduise ce que la plupart considèrent comme la deuxième partie de l’Évangile, celle de l’Heure, où le Christ se révèle dans son humanité la plus entière.

Les spécialistes de Jean distinguent souvent le temps des signes du temps de l’Heure qui débute au chapitre 13. Le terme d’heure que l’on rencontre 26 fois chez Jean insiste sur le temps de la Passion/Résurrection comme l’heure de la révélation ultime.

Le mystère de l’incarnation, le sens même de toute l’incarnation, c’est de comprendre cet acharnement de Dieu à appeler et réveiller en l’homme toute son humanité. Et cet acharnement ira jusqu’à l’extrême. Un décentrement de tout ce qui retient l’homme-Dieu à sa divinité pour se faire don, pour s’offrir au service du réveil de l’humanité.

Jude n’est pas dupe de cette réserve du Christ, quand il demande quelques versets plus loin : « Comment se fait-il que tu aies à te manifester à nous et pas au monde ? » (Jn 14, 22). Jésus n’y répond pas directement. Il confie le travail au « Paraclet, que le Père enverra en mon nom, pour enseigner toute chose » (14,26).

Commentaires

Saint Augustin commente ainsi ce passage : « "Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu'il était sorti de Dieu et qu'il retournait à Dieu". Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l'office, non d'un Seigneur Dieu, mais d'un homme esclave. Et si l'évangéliste a parlé d'un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c'est pour nous montrer le comble de l'humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d'un pareil crime. » Il ajoute plus loin « Il est vrai que, pour se ceindre d'un linge, il quitta les vêtements qu'il avait, tandis que pour prendre la forme d'esclave au moment où il s'anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu'il avait, mais il prit ce qu'il n'avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l'enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s'abaisser, non-seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L'humilité est d'une importance si grande pour l'homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet; car l'homme aurait péri, à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l'avait sauvé par son humilité. Le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu (1). Or, l'homme s'était perdu en imitant l'orgueil de son séducteur; puisqu'il est retrouvé, qu'il imite l'humilité de son Rédempteur. »

Le Christ au pied de Judas, c’est la mise en actes de la parabole du Fils prodigue. Au pécheur qui fuit l’amour, Dieu n’avait d’autres armes que de se jeter au cou du fuyard et d’offrir son fils. La réponse de Dieu au veau d’or de l’idolâtrie et du refus de Dieu, c’est le don du « veau gras » évoqué par saint Augustin, le don du Fils qui va jusqu’à s’agenouiller devant Judas et lui offrir son corps, la première bouchée du repas du jeudi saint, signe de l’acceptation totale, par le Fils, de la mort, comme dernier signe offert, dernier message d’amour à l’homme aveuglé par le mal.

Combien sommes-nous loin de cet agenouillement ?


[•••]


Pilate prononcera au verset 5 du chapitre 19 de Jean l’affirmation centrale, déjà introduite par le lavement des pieds. Alors que les juifs attendaient un roi tout puissant, c’est l’homme servile et blessé qui se dévoile à nous.

 « Ecce homo ». La révolution est ici complète. Elle pouvait nous heurter lors du lavement des pieds, mais qu’est-ce à dire quand la déchéance de l’homme va jusqu’à l’humiliation totale ? C’est devant cette faiblesse de l’homme-Dieu que tout se révèle.





Excursus : Des ponts

Une autre lecture peut être faite en analysant la substitution réalisée par Jean. On a déjà noté que, dans le récit de la Passion, les similitudes sont multiples au point que Dodd se demande si la tradition orale du récit de la Passion n’était pas si forte et antérieure à tout écrit évangélique, que les quatre recensions n’ont pu déroger à une lecture semblable. Et cependant, le texte du lavement des pieds est unique. Il n’est raconté que par Jean et remplace, nous l’avons dit, le récit de l’institution de l’eucharistie. Cette absence donne à penser. Deux hypothèses peuvent être avancées dans ce cadre.

Soit le lavement des pieds, en particulier dans sa deuxième partie est d’une certaine manière, une autre façon de dire ce à quoi nous invite Jésus : une véritable communion et réciprocité dans l’amour.

Soit il se surajoute au mémorial eucharistique, déjà présenté entre les lignes en Jn 6, 22-58 et qui, au temps de la rédaction finale du IV° Évangile, devait déjà être bien établie dans la communauté johannique. Dans ce cas, la finalité est la même. Faire des rencontres eucharistiques, non pas un simple rituel, mais un « signe efficace », un sacrement de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes au sein d’une communauté vivante.

Le texte donne cependant une direction particulière, en soulignant l’attention aux frères, aux plus petits et aux plus pauvres, aux esclaves à qui Jésus s’identifie ici.

On se souvient de la remarque de Paul (cf. notamment 1 Co 11, 33) qui déjà notait l’absence de communion véritable dans la jeune église, où les derniers arrivés, les esclaves, n’avaient pas le même traitement que les premiers, les hôtes du repas. En inversant les rôles, Jean nous conduit aux mêmes conclusions.

Cette tension reste un point sur lequel nous ne devrions pas cesser d’attacher de l’importance. Il est au cœur de ce à quoi nous appelle le message de l’eucharistie : une double tension vers Dieu et vers autrui…

Excursus : Transversalités

Pour compléter cette approche centrée sur l’Évangile selon saint Jean, il convient de chercher d’autres références dans les textes du Nouveau Testament.

Le « lavement des pieds » a, chez les Synoptiques, une autre dimension. Chez Luc, c’est une femme pécheresse qui vient laver les pieds de Jésus de ses larmes (Lc 7, 35). Cette mise en perspective confirme notre intuition. À partir de ce geste du pécheur pardonné, Jean nous conduit progressivement sur une autre voie. Il attribue ce geste à Marie de Béthanie puis à Jésus. Cette progression et l’inversion qu’elle sous-entend renforcent l’aspect révolutionnaire de ce geste.

Pour ce qui est de la tension maître-serviteur, elle n’est pas unique à l’Évangile selon Jean. On trouve déjà une allusion au maître qui se fait serviteur dans l’inversion surprenante de la parabole de Luc 12, 37 « Heureux ces serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera veillant ! Je vous le dis en vérité, il se ceindra, les fera mettre à table et passera pour les servir ». Nous sommes là dans une continuité avec l’esprit des Synoptiques, à la différence près que Jésus passe aux actes. Il ne s’agit plus d’un discours, mais de gestes.

Enfin, on ne peut ignorer que Luc a mis dans les paroles de Jésus, ce qu’il aurait accompli selon Jean :

« Vous, (ne faites) pas ainsi ; mais que le plus grand parmi vous devienne comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert. Qui, en effet, est le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N'est-ce pas celui qui est à table ? Or moi, au milieu de vous, je suis comme celui qui sert. » Lc 22, 26-27

De même, Paul, dans son hymne aux Philippiens insiste sur la kénose du Fils : « il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur, jusqu’à la mort sur une croix » (Ph 2). Ce que nous avons souligné chez Jean demeure au cœur même de la pédagogie de Dieu. Le lavement des pieds n’est pas un épisode anodin dans la révélation du Fils. L’agenouillement de Jésus devant les hommes s’inscrit sur le chemin où le Fils de Dieu va jusqu’au silence de la croix, au cri d’amour lancé à l’humanité tout entière.

Chez les Synoptiques, d’autres textes feront écho à cette faiblesse de Dieu devant l’homme. On en trouvera la trace dans l’attitude de Jésus devant Zachée (Lc 19). « Il est descendu à Jéricho », a souligné le texte. Pour les Pères de l'Église, cette seule introduction dit tout de l’attitude de Jésus. Jéricho, c’est le domaine des hommes à la différence de la cité de Dieu : Jérusalem. On descend vers l’humanité quand on va vers Jéricho, on monte vers Dieu quand on se dirige vers Jérusalem. Que Jésus veuille habiter dans la maison du collecteur d’impôts, au cœur même de Jéricho, n’est pas en contradiction avec le lavement des pieds. Bien au contraire, il semble important de souligner là cette pédagogie spéciale du Christ vers les « brebis perdues ».

Au terme de cette mise en perspective, une autre intuition se confirme. Si Dieu s’agenouille devant l’homme, s’il demande à boire à la Samaritaine, s’il s’invite chez Zachée, alors le « j’ai soif » de Jn 19 pourrait ne pas sonner uniquement comme une évocation du Psaume 22 (21), comme le cri d’un homme assoiffé sur une croix. Il prend une dimension plus vaste plus essentielle. C’est le cri de Dieu qui résonne encore, depuis l’« Où es-tu » du jardin (Gn 3). Le cri du Christ en Croix peut dépasser chez Jean la seule dimension charnelle de l’homme abandonné qu’il a surtout dans les autres Évangiles, pour résonner aussi de l’appel que Dieu fait à tout homme. Comme nous l’avons esquissé à propos de Judas, c’est un « J’ai soif de toi »… Pour cela, il nous faudra creuser plus loin notre recherche et procéder, comme nous venons de le faire pour Jn 13, à une analyse systématique de Jn 19.

Le geste de Jésus, qui va jusqu’à se faire esclave devant les hommes, peut être aussi rapproché d’autres références dans l’Ancien Testament. Il est ainsi intéressant de noter que la mention la plus explicite du texte se trouve dans l’échange entre David et Abigail. Celle qui va devenir l’épouse du roi se prosterne devant lui :

« 41 Elle se leva et, s'étant prosternée le visage contre terre, elle dit : « Voici que ta servante est comme une esclave pour laver les pieds des serviteurs de mon seigneur ! »

Cette marque de soumission qui suit la demande de mariage du roi David nous invite à méditer par opposition celle du Fils de David, à genoux devant son Église à venir. Le renversement est saisissant…

Comme le soulignera Léon-Dufour : « Le geste entrepris par Jésus traduit visuellement une attitude de service sans réserve. Il symbolise le don de lui-même qu’il va bientôt réaliser en se livrant à la mort. Son geste est une figure de l’événement imminent, sous son aspect de dépossession de soi. » La tradition de l'Église y a vu, avec justesse, un signe de la kénose décrite par Paul dans Ph 2. « Transposé dans l’épisode du lavement des pieds » elle devient le « mime symbolique de la mort volontaire de Jésus ».

Plus loin, l’exégète souligne également « le refus de Pierre » qui peut être « compris à un second niveau comme un refus de la souffrance comme il a pu être raconté dans les Synoptiques (Mt 16, 22) ».


Jean 19, 17 – Jésus porte sa croix

17. Et ils prirent Jésus et l'emmenèrent. Jésus, portant sa croix, arriva hors de la ville au lieu nommé Calvaire, en Hébreu Golgotha;

Commentaire :

À la différence des Synoptiques, Jésus porte seul sa croix. Les « Pères grecs et latins y ont discerné une allusion à la figure d’Isaac chargé du bois de l’holocauste (Gn 22, 6). Cette admirable typologie, retenue par certains commentateurs modernes, n’est toutefois pas certaine » nous dit X. Léon-Dufour, arguant que l’Évangile de Jean n’a pas « d’interprétation sacrificielle ».

Certes, le Christ va librement vers la mort. Il s’est avancé seul dans le jardin et il porte seul sa croix. Ce n’est pas un sacrifice dans le sens d’une soumission autoflagellante. Et l’analyse de Gn 22 nous a montré combien cette interprétation du sacrifice n’est pas la volonté du Père, mais une fausse interprétation tirée des religions sacrificielles locales. Il demeure cependant, dans cette humanité assumée jusqu’au bout, une idée de participation à la misère du monde, non au sens d’un sacrifice, mais d’un être-avec. Nous reviendrons dessus.

Le sacrifice d’Isaac (Genèse 22) est un texte dense où plusieurs fausses idées de Dieu sont corrigées. Abraham croit obéir à un appel - le sacrifice du premier né était fréquent dans sa culture. L’ange lui fait apercevoir une autre idée de Dieu.

C’est peut-être en Jn 5 que nous trouvons cette symbolique : « porte ton grabat et marche ». Au paralysé, Jésus a donné l’ordre de soulever ce qui marquait son adhérence au sol. À son tour, il soulève à lui seul le signe de son élévation. Cette correspondance nous ouvre à une dimension qui n’est pas sacrificielle, mais de l’ordre de l’espérance. S’il a soulevé sa croix, c’est qu’il est, dans la faiblesse, la force qui va sauver l’humanité.

Lavement des pieds 47.1

 Lavement des pieds - danse 47


Le début de Jean 13 s’inscrit dans un cadre très large qui prend racine dans la multiplication des pains et s’étend jusqu’à la Passion. On peut même affirmer qu’il s’agit d’un « pont » central entre la vie de Jésus avant Pâques, marqué par toutes ces premières humilités que avons relevées dans le texte et cette humilité finale que sera la croix. Le geste du lavement des pieds vient alors comme une invitation à imiter Jésus. « Comme je vous aimés les uns les autres » 13, 34 vise à la fois :

- le lavement des pieds : « les uns les autres (...) comme » de Jn 13, 14-15,

- le repas partagé

- et s’étend jusqu’à la Croix : « Ceci est mon commandement, que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » Jn 15, 12-13.

C’est donc l’ensemble de la Passion qui habite l’invitation à l’humilité donnée par le geste de Jésus, en dépit des ruptures de lieux, de temps et de styles. Le lien est d’ailleurs à nouveau souligné en Jn 15, 15 et au verset 20.

C’est en ce sens que la visée de Jean peut s’entendre, dans son acception la plus large.

La première partie du texte, au sein même du dialogue entre Jésus et Pierre (Jn 13, 6-10) nous invite à nous laisser purifier par le Christ et donc à recevoir le pardon de Dieu, avec un sommet donné dans le verset 8 : « Si je ne te lave pas les pieds, tu n'auras point part avec moi".

L’analyse textuelle sur la base des répétitions observées dans le texte grec fait apparaître une petite forme concentrique qui se résume comme suit :

A Le dessein de le livrer

B Prendre le linge et se ceindre

C Laver les pieds

B’ Prendre le linge et le ceindre

A’  allait le livrer

Rappelons que l’on appelle forme ou structure concentrique cette répétition de phrases qui encadrent l’affirmation centrale. Ainsi la forme ABCB’C’ est une manière d’insister sur le C, verset central, ici le « lavement des pieds ». Par le biais de ces répétitions, l’auteur prévient le lecteur familier à l’époque de ces formes. Il s’agit là d’un message central.

À cette structure, s’ajoute une structure en parallèle qui fait rebondir le quiproquo entre Pierre et Jésus, dans la répétition entre laver et non laver, propre à l’échange entre le Christ et l’apôtre. Elle reprend le style « ironique » propre à Jean qui, en soulignant l’incrédulité de l’apôtre, fait résonner chez le lecteur une compréhension plus large. Le lecteur n’est pas appelé à trouver dans le geste une invitation au rite de purification des juifs, mais à dépasser la symbolique pour trouver son sens spirituel plein. C’est à l’intérieur même de l’homme, dans sa purification spirituelle que se joue le nœud du problème. Car le lavement des pieds ne purifie pas le cœur. On aura beau laver le corps entier, cela ne suffira pas à nettoyer le cœur du projet de livrer Jésus(1)

Et pourtant, c’est là la réponse de Jésus au problème de Judas. Il aurait pu aller plus loin, lui faire savoir qu’il n’était pas dupe, essayer de le détourner de sa voie mauvaise. Non. La réponse du maître est dans l’agenouillement. Sa kénose ne heurte pas frontalement le mal en lui faisant violence. La réponse du Christ reste dans la faiblesse d’un « Si tu veux » donné à l’homme : Je suis à genoux devant toi, dans ma faiblesse. Si cette descente ne te convertit pas, rien ne pourra le faire !


[...]


« Les Pères de l'Église, précise Cantalamessa, (2) utilisaient, à ce sujet, le terme « condescendance » (synkatabasis) qui indique deux choses : le fait que Dieu s’abaisse, qu’il descend et, en même temps, le motif qui le pousse à le faire : son amour pour l’homme. (...) Si Dieu sort de lui-même et agit en dehors de la Trinité, ce ne peut être qu’en s’abaissant et en se faisant petit… »

Cantalamessa retrouve cela chez saint François : « Regardez, frères, l’humilité de Dieu ! », s’écriait dans l’étonnement saint François d’Assise. « Chaque jour, il s’humilie, exactement comme à l’heure où, (...) il s’est incarné dans le sein de la Vierge ». Dans les Louanges du Dieu Très-Haut (...) il ajoute « Tu es humilité ! » (...) Dieu est vraiment humilité. Dieu seul est vraiment humble ».

Dans la même lignée, F. Varillon (3) affirme qu’en voyant Jésus « laver avec humilité des pieds d’homme, je « vois » donc (...) Dieu même éternellement mystérieusement Serviteur avec humilité au plus profond de sa Gloire. » Il va jusqu’à ajouter que l’humiliation du Christ n’est pas un avatar exceptionnel de sa gloire. Elle manifeste dans le temps que l’humilité est au cœur de la gloire ». C’est dit-il, « un paradoxe si fort que la raison vacille, décontenancée, et comme découragée d’avance (...). Si pourtant, abandonnant les concepts à leur apparente opposition, on choisit de se référer, sans plus attendre, à l’expérience toute simple qu’on a de l’amour, même mêlée de péché, un rai de lumière filtre déjà (...) Si Dieu est Amour, Dieu est humble… »

La conclusion est simple : si l’on veut être aimant, seule l’humilité est chemin, sans être pourtant « devoir ».

« On t’a fait savoir, homme ce qui est bien, ce qui Yahvé réclame de toi : rien d’autre que l’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu. » (Michée 6, 8).

Pourtant, cette humilité, « on ne peut même pas la recommander », dit Varillon, elle est « dépassement radical de l’ordre de la moralité » (...) « elle est divine ».

Doit-on comprendre, au-delà de l’exhortation du prophète qu’elle reste « inaccessible à l’homme » et donc « possible à/en Dieu » au sens de Mt 19,26 ?

Probablement, car, nous pouvons, en même temps, reconnaître que l’immensité de l’Amour passe par une humilité immense. « C’est alors, précise Varillon, que l’humilité de l’homme reconnaît son échec. Ce n’est qu’au terme de son itinéraire, (...) qu’il sera capable d’aimer comme Dieu aime, d’être humble comme Dieu est humble. Tant que nous sommes sur le chemin terrestre, l’humilité, toujours visée comme nécessaire, doit être tenue pour une limite inaccessible. » Pourquoi ? C’est J. L. Marion, dans Étant-Donné, qui nous donne une explication possible. Elle tient au fait que jamais nous n’atteindrons la gratuité ultime de celui qui s’efface dans le don au point de rester anonyme. Un exemple développé dans un autre ouvrage, m’a permis de découvrir cela. Quand j’offre une fleur à ma femme, mon geste ne peut être véritablement gratuit. Il attend toujours un retour. L’humilité véritable serait de lui transmettre la fleur sans qu’elle sache que cela vient de moi. Pourrais-je y arriver un jour ? Le vrai donateur, dit Marion est celui qui s’efface et disparaît.

C’est peut-être dans cet axe que l’on peut également comprendre l’étendue du paradoxe et de la tension qui affleurait dès le départ de notre analyse de l’Évangile selon saint Jean entre « humilité et gloire ». Varillon ira jusqu’à dire, quelques pages plus loin que « C’est la Toute-Impuissance du Calvaire qui révèle la vraie nature de la Toute-Puissance de l’Être infini (...) Dieu est Puissance illimitée d’effacement de soi ».

Avant de comprendre ce que cet attribut de Dieu peut signifier pour nous, il nous faut donc aller plus loin et méditer plus avant l’humilité de Jésus dans Jean 13.


Excursus : Livrer

Une autre récurrence mérite, en effet, d’être notée, c’est l’allusion au fait que le Fils va être livré. Le mot ‘livrer’ apparaît en Jn 13, 2 et sera repris au verset 11 puis au futur en Jn 13, 21. Le « lavement des pieds » apparaît donc au cœur même de l’intention de Judas de livrer Jésus. Tout porte à croire que le Christ en prend conscience en Jn 13, 21, le narrateur soulignant son bouleversement : « il fut bouleversé (...) l’un d’entre-vous me livrera ». Cela pourrait en effet indiquer qu’il ne le savait pas. Cela serait ignorer qu’il en faisait déjà mention au verset 11, comme un fait. De plus, cette prescience de Jésus semble être un point déjà souligné par le rédacteur du texte. C’est donc une thèse de l’auteur que l’on ne peut ignorer d’autant qu’on en trouve déjà mention en Jn 6, 62 :

« Mais il y en a parmi vous quelques-uns qui ne croient point. » Car Jésus savait, dès le commencement, qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui était celui qui le trahirait ».

On peut penser qu’on est au cœur même du combat avec le mal, dans cet épisode ultime où Jésus s’affronte à ceux qui veulent sa mort. Jusqu’au sein même des apôtres, des douze choisis et désignés, le mal s’est incrusté et lance sa pique ultime. C’est en cela que l’attitude d’agenouillement du Fils est poussée à l’extrême et demeure, en cela, indépassable par l’homme. Il pourrait sortir par le haut, identifier le coupable, le confondre et le faire changer de direction. Comme nous l’avons vu lors de l’épisode de la femme adultère, qu’il faudrait lire en parallèle avec ce texte, ce n’est pas la voie choisie par Jésus, comme le confirme le fait que Judas sera le « premier communiant » en Jn 13, 26.

L’attitude du Christ n’exclut pas Judas. Bien au contraire, il est l’un des personnages les plus présents. Même si le lavement des pieds de Judas n’est pas précisé, on peut affirmer que l’abaissement du Christ devant l’homme pécheur est au cœur du symbole. Elle a dû marquer le geste d’une manière toute particulière. Puisque le rédacteur insiste pour nous dire qu’il savait déjà, on peut contempler cette attitude particulière du Christ devant Judas, à genoux devant lui, et cherchant, une dernière fois, à lui transmettre le cœur du mystère : la faiblesse d’un Dieu à genoux devant l’homme. Nous avons noté que le nom de Judas est aussi celui de la tribu principale d’Israël. On peut donc contempler l’ampleur du geste qui rejoins ce que Luc dira dans son « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34).

Alors résonne une phrase que nous n’avons cessé de noter depuis le début de nos recherches. « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » Ez 18, 21. Quel est le message du Christ devant Judas ? Est-il différent de celui qu’il a eu devant la femme aux six maris, la Samaritaine ? « Donne-moi à boire », lui avait-il dit (Jn 4, 8).

L’opposition est saisissante. Peut-être est-ce justement dans ce contraste que se trouve la clé de lecture. À celle à qui il a demandé à boire, il lui parlera d’eau vive. Plus loin, il insistera à nouveau : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive. Celui qui croit en moi, de son sein, comme dit l'Écriture, couleront des fleuves d'eau vive. (Jn 7, 38) »

Malgré l’affirmation prégnante de la gloire du Christ, subsiste donc une insistance toujours discrète, mais toujours présente chez le rédacteur qui y souligne l’humilité du Fils.

Rappelons-le, lorsque, devant la femme adultère, les pharisiens s’adressent à lui comme un Maître, son premier geste reste celui de l’abaissement : « Mais Jésus, s'étant baissé, écrivait sur la terre avec le doigt. » Jn 8, 6.

À cette affirmation des trois abaissements du Christ devant Judas (lavement des pieds, partage du pain, acceptation du baiser – chez les synoptiques – dont il n’a pas l’initiative), certains répondent que Judas est condamné. C’est en effet ce que l’on peut lire dans l’affirmation sèche du rédacteur : « Judas, ayant pris le morceau de pain, se hâta de sortir. Il était nuit. » Jn 13, 30

Chez Judas, on le voit non sans tristesse, l’abaissement de Jésus marque pour lui la fin d’un rêve. Il voulait un Dieu de puissance et il ne cesse de se heurter à l’humilité du Fils. Déjà, comme nous l’avons vu en Jn 12, il n’avait pu supporter le lavement des pieds de Marie de Béthanie. Quel a été l’impact sur lui de ce second geste ?

Pour Nicodème (cf. Jn 3, 2), la nuit marquait l’incompréhension totale du message de Jésus. Il est probable que Judas soit sorti dans cette nuit-là. Il nous semble cependant plausible de noter que ce n’est pas faute d’avoir tout tenté.

Et peut-être que justement, cet abaissement ultime, souligne plus qu’ailleurs, le jusqu’au bout de Dieu. Citons là encore Varillon et Nabert : « Il faut (...) appeler « divin » l’amour qui est assez fort pour ne pas exiger la réciprocité comme condition de sa constance. Parce qu’il est enveloppé d’humilité, il demeure égal à lui-même en dépit des « oscillations » de la réponse de l’aimé (...). Dieu, s’il existe, est cet être qui prononce un "je t’aime" inconditionnel ». Quelle meilleure illustration que cet agenouillement du Christ devant Judas… Geste qu’aucun homme ne sera probablement capable d’imiter. C’est en cela que Mt 19, 26, déjà cité, traduit l’impossibilité humaine : « Aux hommes c’est impossible, mais c’est possible à Dieu »


[1]  On peut aussi ajouter à la suite de B. Arminjon que « Pierre dans le lavement des pieds résistait à la "déstabilisation". [En Jn 21, ] l'heure [viendra où il lui faudra] passer derrière, suivre le Christ, d'accepter son appel.... » in Nous voudrions voir Jésus Avec saint Jean 12-21, ibid., p. 185ss.

[2]  Cantalamessa,     La vie dans la Seigneurie du Christ, Cerf, Paris - Médiaspaul, Montréal, 2010.

La vision de Cantalamessa peut cependant être tempérée, si l’on conçoit l’humilité opérative comme recherchée. Varillon est plus délicat quand il affirme, sur le même thème, que Dieu est humble, sans se forcer… « Il faut se méfier », dit ce dernier « d’un esthétisme de l’humilité. (...) Certains hommes se complaisent dans la faiblesse comme d’autres dans la force. Il en est qui cultivent l’échec. Il faut balayer, quand on pense à Dieu, ces pharisiens suspects ». op. cit. ci-dessous p. 67. Une nuance délicate.

[3]  François Varillon, L’humilité de Dieu, Centurion, Paris, 1974, p. 59.



Extrait de mon livre « À genoux devant l’homme » dont l’intégralité est téléchargeable gratuitement sur Kobo ou disponible en pdf sur demande par MP. 

31 mars 2021

Étincelles et danse - 46

Je déguste doucement le tome 3 d’Etincelles de François Cassingena-Trévedy(*). Quelques pages mérite, comme souvent chez lui, un détour. Notamment quand il critique notre attrait du nombre. Avons-nous une nostalgie des grandes assemblées de chrétiens ? Pour lui ce qui compte n’est pas le volume, le nombre, mais le Reste. 

Qu’est-ce que le Reste ? 

Je dirais que ce n’est pas se croire l’Unique comme Elie, en 1 Rois 18 puis 19, (2) mais découvrir comme le prophète qu’il n’est pas seul, concevoir un christianisme qui n’est ni celui des grands nombres, ni celui des automatismes ou des rites, mais de l’intelligence de la foi, de l’échange, de la communion de vie. 

Avec l’auteur, je crois que le christianisme doit devenir non plus une majorité puissante, mais un minorité, qui contemple le germe, le travail discret des semences, de la Parole enfouie au cœur des hommes et des femmes, « un christianisme de la célébration comme œuvre vive (...) plus humble, plus accessible »(3) plutôt qu’un christianisme des « cérémonies ».

Un christianisme de l’intelligence et de la tendresse, ajoute François Cassingena-Trévedy...

Là dessus je pense que Moingt danserait aussi avec nous...


(1) François Cassingena-Trévedy, Étincelles III, 2006-2009, p. 27

(2) cf. mon analyse dans L’amphore et le fleuve

(3) François Cassingena-Trévedy, ibid p. 30


(*) je n’ai pas encore acheté ses nouvelles « chroniques du temps de peste », me rappelant que je n’avais pas poursuivi la lecture de ce tome 3, bien dense, mais plein de surprises...


https://livre.fnac.com/a15575936/Francois-Cassingena-Trevedy-Chroniques-du-temps-de-peste

27 mars 2021

La Croix 12.0 - danse finale ? (Billet n.45)


Peut-on épuiser le mystère ? Il y a au moins douze dimensions dans la Croix que notre entrée en semaine sainte nous permet de manduquer lentement :

 1. La dimension verticale et descendante qui est celle de l’abandon trinitaire. Triple kénose où :

 • Le Père renonce à toute puissance pour laisser l’homme Jésus révéler l’amour.

 • Le Fils renonce à toute divinité pour se dépouiller d’abord de son vêtement par le mime kénotique tout symbolique d’un lavement des pieds (Jn 13) puis « forcé » sur la croix pour prendre la condition finale d’un esclave, d’un rejeté...(1)

 • L’Esprit sera déposé au fond de nos cœurs de pierre pour faire danser en nous l’amour(2)

 2. La dimension horizontale où les bras ouverts d’un Dieu transpercé nous invitent à sa danse pour l’humanité toute entière 

 3. La dimension « inversée » où le serpent moqueur qui nous empêche d’aimer et nous pousse à la violence, la jalousie, l’orgueil ou la cupidité est transpercé et dressé (Nb 11) par le feu d’un amour qui se révèle derrière un rideau déchiré (3)

 4. L’appel mystique d’un fin silence qui pèse sur le bruit du monde avant que bruisse le chant des anges à la sortie de nos carêmes...(4). Chant discret qui apparaît au terme de nos chemins de désert (5) et se prépare à l’Alleluia pascal...

 5. Un homme au paroxysme de la souffrance, agneau innocent qui révèle l’amour d’un Dieu avec nous.

 6. La déréliction de celui qui va jusqu’à connaître l’abandon du Père et rejoint ainsi les assoiffés du monde qui crie leurs « où es-tu ? » solitaires et souffrant.(6)

 7. La nudité révélée de l’Epoux déchiré sur le bois et qui n’en a plus honte, nouvel Adam au sens transcendé de Gn 2,25 (7) 

 8. La soif d’un Dieu qui crie pour la énième fois un « où es-tu ? » à l’homme depuis l’appel du premier jardin, le « donne moi à boire » de Jean 4 au « j’ai soif » de toi final d’un Dieu mourant de son désir d’amour (8).

 9. La joie cachée d’un Dieu qui en criant « tout est accompli » révèle qu’au delà de la souffrance et de l’abandon du Père se cache le mystère d’un chemin trinitaire.(3)

 10. L’Alliance ultime de l’homme Dieu qui épouse l’humanité par une danse ultime 

 11. Le don inouï d’un Dieu qui meurt et entre dans le silence du samedi saint dans l’attente fragile que le murmure d’une femme, devenue fidèle par une danse aimante(9), révèle à des hommes incrédules le bruissement du ressuscité qui déjà les précèdes en Galilée 

 12. La petite espérance où la soif de l’homme-Dieu se change en don et transforme un corps transpercé et « livré pour nous » en source jaillissante d’eau et de sang mêlés(10)


Je suis sûr que j’en oublie. 

Le chiffre 12 est révélateur mais on pourrait parler aussi de  l’Église fondée par un « Mère voici ton Fils » ou d’un « m’aimes tu ? » qui encadre le mystère. Je vous laisse compléter 😉. On n’épuisa jamais la révélation dans un billet sur FB ni d’ailleurs dans les milliers de pages citées ci-dessous.


Pour aller plus loin :

(1) relire Philippiens 2 ou ma « danse trinitaire » et « Serviteur de l’homme » en téléchargement libre sur Kobo

(2) Ezechiel 36, 26 et mon « Dieu dépouillé »

(3) voir Marc 15, 38 ou mon « Rideau déchiré »

(4) 1 Rois 19

(5) cf. mon livre éponyme 

(6) voir Hans Urs von Balthasar - Dramatique divine.  les travaux d’Adrienne von Speyr, Jurgen Moltmann et son Dieu crucifié ou mes deux livres sur ce thème dont « où es-tu ? »

(7) cf. « Le Dieu est nu » d’Arnold longuement commenté dans mes billets précédents...

(8) cf. À genoux devant l’homme 

(9) cf mon billet précédent 

(10) Ezeckiel 47 ou mon  livre « L’amphore et le fleuve »

25 mars 2021

Le Verbe fait chair - Annonciation - la danse trinitaire 44



S’il y a un thème que je ne cesse de contempler et qui prend, à l’aube de la semaine sainte, et en cette fête de l’Annonciation mêlée, une coloration particulière, c’est bien cette danse intra divine (1) entre l’humanité et la divinité du Fils que l’ange révèle à sa manière à Marie, dans l’interprétation très spirituelle de Luc.

L’office des lectures d’aujourd’hui me pousse ci après à un crime de « saute verset » sur une texte de saint Léon le grand, qui supprime certaines expressions qui me semblent erronées ou « misleading » dans une dynamique théologique plus constructive. Les puristes pourront se référer au texte intégral (2) Mais je préfère cette version 🙂 de la lettre à Flavien, qui rend bien compte à mon avis de la tension à maintenir entre la révélation bi-face du Christ.


« La petitesse a été assumée par la majesté, la faiblesse par la force, l'asservissement à la mort par l'immortalité ; (...) la nature inaltérable s'est unie à la nature exposée à la souffrance. C'est ainsi que, pour mieux nous guérir, le seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus Christ devait, d'un côté, pouvoir mourir et, de l'autre, ne pas pouvoir mourir.


C'est donc dans la nature intégrale et complète d'un vrai homme que le vrai Dieu est né, tout entier dans ce qui lui appartient, tout entier dans ce qui nous appartient. Par là nous entendons ce que le Créateur nous a donné au commencement et qu'il a assumé pour le rénover.(...) 


Il a accepté de partager les faiblesses humaines, (...)  pris la condition de l'esclave sans la souillure du péché ; il a rehaussé l'humanité sans abaisser la divinité. Par son anéantissement, lui qui était invisible s'est rendu visible, le Créateur et Seigneur de toutes choses a voulu être un mortel parmi les autres. (...)  lui qui a fait l'homme en demeurant dans la condition de Dieu, c'est encore lui qui s'est fait homme en adoptant la condition d'esclave.


Le Fils de Dieu entre donc dans la basse région du monde qui est la nôtre, en descendant du séjour céleste sans quitter la gloire de son Père ; il est engendré selon un ordre nouveau et par une naissance nouvelle.


Selon un ordre nouveau : étant invisible par lui-même, il est devenu visible en se faisant l'un de nous ; dépassant toute limite, il a voulu être limité ; existant avant la création du temps, il a commencé à exister temporellement ; le Seigneur de l'univers a adopté la condition d'esclave en plongeant dans l'ombre la grandeur infinie de sa majesté ; le Dieu inaccessible à la souffrance n'a pas dédaigné d'être un homme capable de souffrir, et lui qui est immortel, de se soumettre aux lois de la mort.


En effet, le même qui est vrai Dieu est aussi vrai homme, et il n'y a aucun mensonge dans cette unité, puisque la bassesse de l'homme et la hauteur de la divinité se sont unies dans cet échange.


De même que Dieu n'est pas altéré par sa miséricorde, de même l'homme n'est pas anéanti par sa dignité. Chacune des deux natures agit en communion avec l'autre, mais selon ce qui lui est propre : le Verbe opère ce qui appartient au Verbe, et la chair exécute ce qui appartient à la chair.


L'un brille par ses miracles, l'autre succombe aux outrages. Et de même que le Verbe ne perd pas son égalité avec la gloire du Père, de même la chair ne déserte pas la nature de notre race humaine.


C'est un seul et même être, il faut le dire souvent, vraiment Fils de Dieu et vraiment fils d'homme. Dieu par le fait que au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. Homme par le fait que le Verbe s'est fait chair et a établi sa demeure parmi nous. »(3)


Revenons à Luc. L’historicité de l’Annonciation peut être contestable, ce que je tente de démontrer dans « pédagogie divine » est qu’il utilise un schème littéraire très classique de théophanie (4) avec ses étapes répétées d’ange, d’humilité et de révélation pour nous introduire à un mystère qui est de fait au cœur de notre foi. Peu importe alors si l’événement a eu lieu. Ce qui nous reste à faire est de tomber à genoux devant le Dieu qui vient nous visiter dans une danse sublime avec la femme, nouvelle Ève qui réalise en elle le rêve de Dieu(5).


Il faudrait refaire idéalement en cette fête particulière un pèlerinage à Florence pour découvrir dans une cellule discrète cette ultime version de Fra Angelica qui fait un arrêt sur image (cf. Photo 1) sur la réalisation toute intérieure du mystère en Marie, elle même. 


(1) cf. sur Kobo ma « danse trinitaire »

(2) voir AELF . Org l’office des lectures de mercredi 

(3) saint Léon le Grand, lettre à Flavien, extrait.

(4) cf. mon « Pédagogie divine »

(5) sur le « rêve de Dieu », relire aussi François, un temps pour changer. p. 141


Photo 1 Fra Angelica, photo 2 : Lérins, l’Annonciation

La femme et Jésus - danse 43


 

L’Evangile d’aujourd’hui (Jn 8 ) est pour moi une danse. Jésus qui s’accroupît devant la femme adultère est loin de tout moralisme...


Il y a, dans les mouvements du Christ, une indication claire de cette danse de Dieu vers l’homme que nous avons déjà commenté. Si l’on relit le texte, en notant ces gestes, on sent, entre les lignes, ce double abaissement du Christ qui, assis, s’était relevé, puis s’est penché à nouveau au sol pour écrire. On le suppose alors tout près de la femme, pour se relever à nouveau. Les gestes de Jésus parlent ici la langue de l’humilité. Qui peut édicter une loi qui touche le cœur ? Le pharisien, le modèle, dressé par la rigidité d’une règle qui condamne ou l’humble chercheur qui trace, aux côtés de l’homme, des traits que le vent vient effacer et qui, pourtant, s’inscrivent au plus profond du cœur (1) et sont plus inflexibles qu’une loi humaine, car enracinés dans la seule loi de l’amour qui fait avancer l’homme. N’est-ce pas là ce que les théologiens tentent d’appeler « l’économie » de Dieu, ces gestes qui révèlent l’indicible ? (2) 


La danse de Jésus commence très loin, rime avec les lavements des femmes à Bethanie ou ailleurs et se poursuivent jusqu’au lavement des pieds.

A contempler ou à danser 🙂 


(1) cf. l’alliance nouvelle de Jr 31 d’hier

(2) Extrait de mon livre « À genoux devant l’homme ». Voir aussi mon roman également téléchargeable gratuitement sur Kobo, « d’une perle à l’autre »...

24 mars 2021

Danse avec le Bienheureux Titus Brandsma



« Alors, vous aussi, vous vous êtes laissé égarer ? »


Nous vivons dans un monde où l'amour lui-même est condamné : on l'appelle faiblesse, chose à dépasser. Certains disent : « L'amour n'a pas d'importance, il faut plutôt développer ses forces ; que chacun devienne aussi fort qu'il le peut ; et que le faible périsse ! » Ils disent encore que la religion chrétienne avec ses sermons sur l'amour, c'est du passé. (...) C'est ainsi : ils viennent à vous avec ces doctrines, et ils trouvent même des gens qui les adoptent volontiers. L'amour est inconnu : « l'Amour n'est pas aimé » disait en son temps saint François d'Assise ; et quelques siècles plus tard à Florence, sainte Marie-Madeleine de Pazzi sonnait les cloches du monastère de son Carmel pour que le monde sache combien l'Amour est beau ! Moi aussi, je voudrais sonner les cloches pour dire au monde comme il est beau d'aimer !

Le néo-paganisme [du nazisme] peut répudier l'amour, l'histoire nous enseigne que, malgré tout, nous serons vainqueurs de ce néo-paganisme par l'amour. Nous n'abandonnerons pas l'amour. L'amour nous regagnera les cœurs de ces païens. La nature est plus forte que la philosophie. Qu'une philosophie condamne et rejette l'amour et l'appelle faiblesse, le témoignage vivant d'amour renouvellera toujours sa puissance pour conquérir et captiver les cœurs des hommes.(1)


Je découvre cette pépite dans l’Évangile au Quotidien.

Inconnu pour moi que ce Titus, victime probablement du nazisme...?


(1) carme néerlandais, martyr (1881-1942)

Invitation à l'héroïsme dans la foi et l'amour (Itinéraire spirituel du Carmel, coll. Grands Carmes; trad. Romero de Lima Gouvêa; Éd. Parole et Silence 2003, p. 163), source  : l’Évangile au Quotidien

22 mars 2021

Dynamique sacramentelle 41. Danse avec ton Dieu


Plus nos discussions avancent plus je me demande s’il n’y a pas une autre voie que les baptisés n’osent pas prendre et qui pourrait résoudre bien des problèmes. 

Au lieu de se cristalliser sur la messe, sa forme, ses rites, et sa présidence, il nous faut inventer, pousser par l’Esprit, d’autres voies alternatives qui ne font pas concurrence à la messe dominicale mais constituent d’autres chemins complémentaires pour faire Église.

Sommes-nous en effet réduits à réciter sans cesse des phrases prémâchées comme si l’intelligence de la foi nous était retirée ?

Nous ne sommes plus au XIXeme siècle, la Bible est ouverte et des laïcs sont formés pour l’ouvrir, la lire, la commenter et en vivre.

Il est temps que ceux qui sont nourris par l’Ecriture inventent d’autres lieux de rencontre, d’autres maisons d’Evangile (*) lieux de « réflexion théologique » qui interpellent le monde par l’intelligence du cœur et non par des automatismes.

C’était l’intuition fondamentale de Joseph Moingt que de dire que l’Evangile sauvera l’Église.

Comment écrivons-nous l’Église au delà des sept sacrements qui ne constituent pas un tout mais un moyen, non exclusif de vivre en Dieu.

Ce que j’ai longuement développé dans mon livre « la dynamique sacramentelle » (1) mérite d’être complété ici...


Il y a vingt ans, quand nous avons créé avec un groupe de laïcs un premier lieu de discussion informelle en semaine entre midi et deux à l’heure de la messe en semaine, dans une paroisse parisienne où travaillaient 150.000 personnes, le curé s’est inquiété qu’on lui pique des followers. Mais force est de constater que ceux qui participaient à ce groupe à la même heure que sa messe sont devenus les piliers de la paroisse de semaine car loin d’une répétition rituelle ils constituaient une « maison » habitée par l’Evangile.


Dans ma paroisse de week-end l’expérience est la même, ceux qui se réunissent le samedi une fois par mois pour lire ensemble l’Evangile sont les acteurs de la vie paroissiale dans sa dimension la plus large. Et leur élan qui s’inscrit dans la durée est autant porteur que les curés qui se succèdent, car s’y conjugue une saine complémentarité entre prêtres et laïcs.


Depuis mon billet 40.2 d’autres initiatives de ce type se sont manifestées à moi et conforte cette idée qu’il est temps d’inventer d’autres voies... n’hésitez pas à les partager ici.


Nous rejoindrons alors la force que représentait l’action catholique d’après guerre, les initiatives lancées par Theobald dans la Creuse ou « la messe qui prend son temps » à saint Ignace ?


Pourquoi l’action catholique a perdu son élan ? Il faut peut-être revisiter cela. Probablement parce qu’elle s’est détachée de la source qu’était l’évangile pour se perdre dans l’activisme. Ses fruits ont pourtant été nombreux.


Il y a une vigilance à déployer pour que nos actes ne soient pas séparés des sacrements mais en soient habités par une saine intelligence de la foi, un souci de discernement et une « danse » féconde entre vie humaine, prière, discernement partages et rites. C’est cette articulation qui est clé et que j’appelle la dynamique sacramentelle dans laquelle tout baptisé à sa place qu’il soit célibataire marié ou divorcé remarié !


Je relisais récemment dans La Croix (2) un bel article sur les Xavières et la fécondité de ce mouvement poussé à travailler pour survivre. Illustration différente et complémentaire des intuitions de Madeleine Delbrel ou des prêtres ouvriers, d’une nouvelle diaconie dans l’Église qui pense, prie et agit... Troisième voie ? 


« On doit reconnaître, concluait Michel Quesnel, que de plus grandes responsabilités pourraient être accordées aux femmes dans l’Église catholique si l’on tenait davantage compte des textes de Paul, disait un autre article »(3)


La messe n’est pas le tout. N’ayons pas peur d’inventer d’autres chemins qui ne l’excluent pas, mais déploient sa dynamique et en font un sommet mais non l’unique manifestation de la communauté.


Écoutons ce que disait déjà saint Léon le Grand : 

« Soyez les imitateurs de Dieu,�(...)  Que les fidèles scrutent donc leur âme et discernent par un examen loyal les sentiments profonds de leur cœur. S'ils découvrent que leur conscience a en réserve des fruits (...)  ils peuvent être certains que Dieu est en eux ; et pour se rendre de plus en plus accueillants à un tel hôte, qu'ils se dilatent par les œuvres d'une miséricorde inlassable. En effet, si Dieu est amour, la charité ne doit pas avoir de bornes, car la divinité ne peut s'enfermer dans aucune limite.»(4)


Le chemin tracé par Léon n’est pas exclusif mais s’insère dans la même direction.


La première lecture d’aujourd’hui (Ez 47) est une belle illustration de la fécondité des sacrements. Du Verbe peut couler un fleuve immense.


(1) cf. mon livre éponyme téléchargeable gratuitement sur Kobo.

(2) Les xavières, cent ans de « troisième voie »

Youna Rivallain, La Croix du 2/2/21, à l’occasion de leur centenaire 

(3) La Croix du 18/2/21 sur Paul et les femmes. Ce qu’il a écrit, ce qu’on lui a fait dire de Michel Quesnel Médiaspaul.

(4) Saint Léon le Grand, sermon de Carême, source office des lectures du 16/3/21

(*) Voir aussi : 

https://www.facebook.com/groups/2688040694859764/

21 mars 2021

Danser avec le peuple - 40.3



« Se placer au-dessus du peuple de Dieu, c’est ignorer que Dieu s’est déjà approché de Son peuple, l’oignant, l’élevant. Se placer au dessus du peuple de Dieu conduit aux moralisme, aux légalisme, au cléricalisme, aux pharisaïsme et à d’autres idéologies élitistes, qui ne connaissent rien de ta joie de te savoir membre du peuple de Dieu. Le rôle de l’Église est de servir Jésus-Christ pour rendre sa dignité au peuple, non pas en imposant ou en dominant, mais comme le fait le Christ, dans le lavement des pieds. C’est par le service et le don de l’espérance que l’Église restaure et maintient la dignité du peuple. »(1)

Sans commentaires 


(1) François, un temps pour changer, p. 159

(2) voir sur le même thème mon « à genoux devant l’homme »

20 mars 2021

Communion et danse avec son Dieu - 40.2



Peut-on véritablement comprendre le mystère de cette Cène à laquelle nous sommes à nouveau invités dans un nouveau Shabbat ? Probablement qu’à moitié. Ce qu’on perçoit à la fraction du pain, si l’on en croit Luc 24, ce n’est pas tant le prêtre qu’il soit blanc, noir, homme ou femme, mais la charité en actes de Celui qui disparaît alors, à Emmaüs en nous laissant trouver seul le chemin pour le suivre. L’essentiel est alors de se remettre en marche, car la fraction du pain n’est que le mime (1) d’un don qui va jusqu’au bout de l’amour et qu’il nous faut conjuguer à notre manière en fonction de nos dons, de nos « talents » à l’image de Celui qui disparaît tout en étant bien présent par les traces vives de la Parole et du Pain, manduqués à nouveau ensemble en souvenir douloureux et fécond de nos incapacités et de nos joies mêlées... et dans l’espérance de trouver un jour notre façon de rompre le pain dans une dynamique sacramentelle (2) 

qui dépasse le rite, le mime (au sens donné par  X. Léon Dufour) pour devenir sacrement réel, signe efficace et fécond. L’essentiel est que notre façon d’agir reflète une pâle mais vraie image de Celui qui nous a invité à sa table. La fraction du pain est alors plus que le rite, elle devient Vie, Vérité, Amour partagé et donné, diaconie et communion. Tous les autres débats sur la présence ou non, la forme, l’orientation vers l’Est ou la tenue deviennent alors des frémissements futiles et ridicules... 


Il est temps qu’on retourne au centre au lieu de s’étriper sur la forme. Je n’ai jamais compris le sens des insistances sur la forme alors qu’on est invitée à une danse plus essentielle, à devenir ce que nous disons, à vivre ce que nous prêchons dans nos églises qui se vident non par la faute de l’un ou de l’autre, mais parce que nous oublions l’essentiel. Ce n’est pas nos débats sur la qualité du rite qui fera avancer ce à quoi nous invite le Christ, qui se moquait bien des lavements de mains rituelles, leur préférant une autre forme de diaconie à genoux devant l’homme (cf. Jn 13). 

Arrêtons de réguler ou d’exclure certains du partage de la Table par ce qu’ils seraient moins dignes, moins purs... que celui qui n’a pas péché jette la première pierre (cf. Jn 😎...

Discours moralisateurs et stériles que celui qui veut fermer la porte de l’Église à certains. L’essentiel est ailleurs comme nous le rappelle François (3).

Je ne cesse de contempler cette hymne de la Fédération dont j’ai été longtemps le porte parole pour la France : «  je voudrais qu’en vous voyant vivre les gens puissent se dire : voyez comme ils s’aiment ».(4)

L’essentiel est là. C’est l’appel de Mat 25.(5).


(1) cf. Xavier Léon Dufour dans son commentaire de Jean tome 2

(2) C’est en tout cas ce que je cherche à décrire dans mon livre éponyme téléchargeable gratuitement sur Kobo

(3) cf. son entretien avec Spadaro : «  ne soyons pas ceux qui se tiennent à la porte pour empêcher d’entrer ».

(4) hymne de la fédération internationale des CPM - FICPM

(5) je remonte et complète ici une conversation avec Célestin dans mon billet 40, car elle me semble essentielle.


Illustration : la fraction du pain, Arcabas

19 mars 2021

Communion et dynamique sacramentelle - 40

 

Une amie me signale cet article de Louis-Marie Chauvet dans Etudes (1) sur « la messe en temps de confinement » qui résonne avec de nombreuses réflexions sur ce forum. J’apprécie notamment ces extraits : « la communion eucharistique ne trouve son sens que dans le sillage de l'écoute et de la « rumination » des Écritures » qui rejoint nos essais de Maison d’Evangile sur FB.(2)

Mais aussi « la messe n'est pas le tout de la vie chrétienne, mais qu'elle n'en est ni le point de départ, ni le point d'arrivée. Le point de départ, c'est la parole de Dieu ; le point d'arrivée, c'est une éthique de vie qui, par la « charité » (le don de soi au bénéfice d'autrui) se conforme à ce que signifie l'eucharistie. Celle-ci n'est donc que point de passage. Mais c'est un point de passage obligé et obligeant. »

Et plus loin « Importance non pas de la seule communion bien sûr, encore moins de la communion toute seule (on a envie de parler à ce propos de « communion sèche » !), mais bien de son rapport avec une assemblée et avec la parole de Dieu. »

On rejoint mes travaux de recherche sur « la dynamique sacramentelle » déjà citée 


(1) https://www.revue-etudes.com/numero/mars-2021

(2) cf. mon message précédent

Relecture après la tempête - 39 - danser avec François ?

Après l’incident qui a généré plusieurs centaines de commentaires en février je m’interroge sur deux questions. Est ce que nos positions constituent un entre-soi confortable ou sommes nous capables d’auto-critique. La lecture d’un temps pour changer(1) de François m’interpelle à propos du relativisme, de l’opposition inféconde et de ce qu’il appelle, à la suite de Guardini, les contrapositions (p. 119sq) qui « impliquent deux pôles en tension (...)  des opposés qui interagissent néanmoins dans une tension féconde et créative. (...) Les contradictions exigent un choix [bien ou mal] (...) les contrapositions (...) ouvrent aux intéressés une nouvelle synthèse qui ne détruise aucun des pôles, mais préserve ce qui est bon et valable dans les deux dans une nouvelle perpective. Cette percée se produit comme un don dans le dialogue, quand les gens se font confiance et cherche un pour humblement le bien ensemble, et qu’ils sont prêts à apprendre les uns des autres dans un échange mutuel de dons. Dans ces moments-là, la solution à un problème insoluble se présente de façon inattendue, imprévue, résultat d’une créativité nouvelle et plus grande, libérée, pour ainsi dire de l’extérieur. »...

Je trouve cette analyse pertinente... d’autant qu’elle est suivie d’une belle exhortation à la synodalité (p. 123 sq) vu comme harmonie musicale et vous ?

Il est temps que nous dansions un peu avec nos harmoniques différentes... 🙂 


(1) Pape François, un temps pour changer,  Flammarion, 2020, chapitre 2 - un temps pour choisir.,,