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07 octobre 2021

Souffrance et Crucifixion - 8

Où es-tu mon Dieu ?

Une question d’actualité à propos de ce rapport affligeant où les mots nous manquent.

Au delà de la désespérance et de la honte et après un temps de silence, il nous faut chercher la lumière, la seule, celle du Christ nu et exposé qui démonte tous les masques et les volontés de puissance.

Parce que nous restons sans voix, il faut peut-être refaire le chemin de nos pères, comme celui de Jurgen Moltmann, l’auteur du « Dieu crucifié » : « Est-ce que beaucoup ont perdu leur confiance en Dieu après ce crime et le silence du ciel ? » demandait Moltmann dans une conférence à Paris il y’a quelques années à propos d’Auschwitz. Sa réponse est édifiante. 

« Je trouvai de l’aide dans le livre d’Élie Wiesel sur ses expériences à Auschwitz, intitulé Nuit ». Relisons le texte : « Trois condamnés enchainés – et parmi eux, le petit serviteur [pipel], l’ange aux yeux tristes. [...] Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la potence le recouvrait. [...] Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants. Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le petit, lui, se taisait.

Où est le Bon Dieu, où est-il ? demande quelqu’un derrière moi. Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent. [...] Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, l’enfant vivait encore. [...] Derrière moi, j’entendis le même homme demander : « Où donc est Dieu ? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence .... »


Moltmann reprend ainsi : « Est-ce que c’est une réponse ? Dieu souffrit-il avec les victimes d’Auschwitz ? Est-ce que Dieu n’était pas […] présent dans les chambres à gaz ? Est-ce que Dieu était pendu là au gibet ? J’eus l’impression que toute autre réponse serait hors de propos. Il ne peut pas y avoir d’autres réponses. Parler à ce moment-là d’un Dieu incapable de souffrir, cela ferait de Dieu un démon. Parler d’un Dieu indifférent nous rendrait indifférents, nous aussi. Renier Dieu et se tourner vers l’athéisme réduirait au silence le cri des victimes. On priait le Shema d’Israël et le Notre Père à Auschwitz, on peut donc prier Dieu après Auschwitz. Dieu était dans leurs prières(1).  »


On peut déboulonner les statues, mais ne déboulonnons pas notre espérance.


Dans ma thèse sur l’incompréhensible souffrance humaine (2) je cherche à tracer un chemin fragile. Peut-on en trouver un aujourd’hui quand la souffrance de 5 millions de victimes d’abus est évoquée ? Et surtout quand plus de 330.000 le sont par ceux qui ont fait voeux d’imiter le Christ ?


Le rapport de la CIASE met en haut d’une perche le mal humain dans son horreur la plus rude. Il nous faut voir ce que disait Jean 3 à propos de cet épisode au désert de Nb 11. :


« De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle.

Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. »


Notre seule espérance c’est de croire que Dieu n’est pas dans le for externe d’une toute puissance affichée, mais dans la toute faiblesse d’un enfant abusé. 


Notre seule espérance est que Dieu est amour…


Dieu souffre triplement disait, à sa manière Hans Urs von Balthasar, comme un Père qui voit souffrir son Fils, comme un Fils déchiré sur le bois, et comme l’Esprit qui pleure de nos refus d’aimer (3)


À la suite d’une conférence donnée à Zagreb un ami m’a conduit dans une Église dont j’ignore le nom. Sur un mur figure des milliers de victimes de leur guerre fratricide et un peu en hauteur, une barque traversée en son milieu par une ligne blanche. Cette barque représente notre Église disait mon ami. Le mal est dans notre barque. Nous venons ici pour nous rappeler que nous sommes tous embarqués dans cette triste galère.


Seigneur pardon…

Tu es là.

Qu’ai-je fait ? 


(1) Elie Wiesel, Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 1957, cité par J. Moltmann dans sa conférence de Mars 2010 à l'Église américaine de Paris, texte inédit.

Cf. Aussi Emmanuel Lévinas, « Transcendance et Mal », Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, texte repris dans Philippe Nemo, op. cit. Job et l’excès du mal, Paris, Albin

(2) Quelle espérance pour l'homme souffrant. https://www.fnac.com/livre-numerique/a14819046/Claude-J-Heriard-Quelle-esperance-pour-l-homme-souffrant

(3) Hans Urs von Balthasar, Théologique II, Namur, Éditions Culture et Vérité, 1996, série «Ouvertures», p. 156. Voir aussi J-M. Garrigues, op. cit. p. 107 citant Osée 11, 8 »

27 septembre 2014

Sacrifice du Christ - I

Un ami me pose cette question : "Le Père a-t-il exigé ce sacrifice d’une cruauté inouïe, de son fils, pour racheter nos péchés ?"
Je vous livre ma tentative de réponse.


L'erreur est de considérer Dieu comme un sadique qui veut la mort de son Fils.
La solution est de voir Dieu comme aimant le monde et voulant apporter une réponse à la violence
en faisant un choc : la mort de l'innocent qui révèle au monde sa folie.
Il n'a d'ailleurs pas voulu, en soi la mort du Fils, il a envoyé le Fils faire le choix libre d'aller jusqu'au
bout de ce que représente la mort.

C'est notamment la thèse de René Girard dans "Des choses cachées depuis la fondation du monde".

Voici un extrait de ce que j'écris dans "Mort pour nous"... page 17
" «[Christ] est solidaire de notre souffrance »… Ce qui se révèle dans le vide et dans le cri partagé de l’homme et de Dieu, c’est un Christ qui n’est pas loin de nous mais solidaire, marcheur à nos côtés, souffrant plus voire autant que nous… Homme pleinement homme. "
Je poursuis, page 26 : "J. Moltmann, un théologien protestant allemand a ainsi voulu insister sur le fait que souvent nous avions une vision de la croix du côté des persécuteurs, de ceux qui font violence et pour qui la croix interpelle le sens de leurs actes, leur montre le non sens de la puissance et les conduit à la conversion. Il souligne à l’inverse, dans Le Dieu crucifié, le côté des souffrants, ceux qui comme ceux que nous évoquions plus haut sont à jamais marqués par la violence et la mort subie et pour qui la passion est plus qu’ailleurs un être-avec de Dieu. Dans la souffrance de Jésus, résonne alors une proximité extraordinaire, à l’image de celle qu’il évoque à travers un texte d’Elie Wiesel sur les camps de la mort. Ecoutons son propos, tiré d’une conférence récente donnée à Paris.
« Comment prier et parler de Dieu ‘après Auschwitz’ ? L’athéisme est-il la solution ? Est-ce que Dieu est ‘mort’ après Auschwitz ? Ou bien est-ce que beaucoup ont perdu leur confiance en Dieu après ce crime et le silence du ciel ? Je trouvai de l’aide dans le livre d’Elie Wiesel sur ses expériences à Auschwitz, intitulé Nuit :
« Trois condamnés enchainés – et parmi eux, le petit serviteur [pipel], l’ange aux yeux tristes. [...] Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la potence le recouvrait. [...] Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants. Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le petit, lui, se taisait.
Où est le Bon Dieu, où est-il ? demande quelqu’un derrière moi. Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent. [...] Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, l’enfant vivait encore. [...]
Derrière moi, j’entendis le même homme demander :
Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :
Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence ...
Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. »
Est-ce que c’est une réponse ? Dieu souffrit-t-il avec les victimes d’Auschwitz ? Est-ce que Dieu n’était pas dans le ciel lointain, mais présent dans les chambres à gaz ? Est-ce que Dieu était pendu là au gibet ? J’eus l’impression que toute autre réponse serait hors de propos. Il ne peut pas y avoir d’autres réponses. Parler à ce moment-là d’un Dieu incapable de souffrir, cela ferait de Dieu un démon. Parler d’un Dieu indifférent nous rendrait indifférents nous aussi. Renier Dieu et se tourner vers l’athéisme réduirait au silence le cri des victimes. On priait le Shema d’Israël et le Notre Père à Auschwitz, on peut donc prier Dieu après Auschwitz. Dieu était dans leurs prières. »
(...)

Une mystique comme Anne-Catherine Emmerich a ainsi perçu dans ce texte que Jésus souffrait de l’inutilité de sa mort. Il aurait beau mourir, nous ne changerions pas notre vie. Pour elle, notre insouciance, en dépit même de cette souffrance partagée, serait stérile. Telle serait à ses yeux l’agonie du Christ.

Nous pouvons passer outre cette vision, en rejeter le caractère doloriste, s’il ne venait pas perturber notre façon de voir le pourquoi du « mort pour nous »… Il nous semble néanmoins que cette souffrance a un sens, dans ce qu’elle révèle en nous l’amour. Comme ce serpent d’airain brandi au désert pour guérir des morsures, la mort à un effet sur nous, comme tout être souffrant que nous côtoyons et qui nous interpelle. Ce n’est cependant qu’un des sens de la mort de Dieu.

Souffrant avec nous

L’autre point de vue, déjà esquissé dans le récit d’Elie Wiesel, est cette communion de Jésus avec les souffrants. Que celui qui se dit envoyé du Père accepte de mourir d’une mort ignominieuse, fait historique par excellence, comme nous le soulignions plus haut, n’est pas sans conséquences pour tous ceux qui souffrent encore de la mort. Si ce Jésus est l’envoyé de Dieu, alors peut-on pressentir, au-delà du cri et du rejet que la souffrance fait jaillir en nous, que quelque chose de Dieu se fait proche, qu’il se pourrait qu’il soit encore à nos côtés, malgré son silence. Par rapport au vide que nous évoquions au départ, une piste, une lueur, apparaît dans cet être-avec de Jésus.

Plus encore, cette mort n’est pas un simulacre, puisque justement alors, le Dieu que l’on croyait tout-puissant se tait, qu’il se garde bien d’intervenir.

Dans la contemplation de ce que l’on appelle la déréliction, c'est à dire l’abandon total de Jésus par le Père, nous pouvons, à la suite d’Adrienne von Speyr, et de son ami le théologien Hans Urs von Balthasar (1), méditer sur le sens que revêt cet abandon. Si Jésus a été jusqu’à douter même de la présence, ce ne peut-être que parce qu’il voulait nous suivre au plus profond de notre désespoir, nous accompagner jusque dans le vide du samedi saint, allant jusqu’à ce lieu du « non-dieu », de l’enfer des hommes sans Dieu…

Moltmann évoque d’ailleurs une représentation médiévale de l’enfer où un homme semble s’interroger, suite à la venue du Christ dans ce lieu perdu. « Es-tu venu pour moi ? ». On a parfois du mal à y croire, et pourtant, n’est-ce pas le sens même de la parabole de la brebis perdue, elle même entrant en écho avec un texte d’Ezéchiel, qui affirme que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il vive »…

Ce Dieu qui connaît l’abandon laisse transparaître une lueur de vie à tous les abandonnés. S’il a vécu jusque là, alors nous pouvons espérer contre toute espérance qu’une lumière viendra au bout du tunnel, peut-être pas dans cette vie, mais dans le temps de Dieu.


(1) Cf. par exemple Pâques le mystère, ou Dramatique Divine ou C. Hériard, Retire tes sandales.
Voir aussi mes travaux de recherche :