30 octobre 2018

Au fil de Luc, 13, 18-21 - le grain - Maxime de Turin

« Un homme a pris une graine de moutarde et l'a jetée dans son jardin ; elle pousse et devient un arbre, et les oiseaux du ciel s'abritent dans ses branches. » 

Cherchons à qui s'applique tout cela... Je pense que la comparaison s'applique plus justement au Christ notre Seigneur qui, en naissant dans l'humilité de la condition humaine, comme une graine, monte finalement au ciel comme un arbre. Il est grain, le Christ broyé dans la Passion ; il devient un arbre dans la résurrection. Oui, il est une graine quand, affamé, il souffre de manquer de nourriture ; il est un arbre quand, avec cinq pains, il rassasie cinq mille personnes (Mt 14,13s). Là il subit le dénuement de sa condition d'homme, ici il répand le rassasiement par la force de sa divinité.
Je dirais que le Seigneur est grain lorsqu'il est frappé, méprisé, injurié ; il est arbre quand il rend aux aveugles la vue, qu'il ressuscite les morts et remet les péchés. Lui-même reconnaît qu'il est grain : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas... » (Jn 12,24) (1)

Commentaire de saint Clément de Rome :
Remarquons, mes bien-aimés, comment le Seigneur ne cesse de nous montrer la résurrection future dont il nous a fourni les prémices en ressuscitant d'entre les morts le Seigneur Jésus Christ. Observons, mes bien-aimés, la résurrection qui s'accomplit périodiquement. Le jour et la nuit nous font voir une résurrection. La nuit se couche, le jour se lève, le jour s'en va, la nuit survient. Prenons les fruits : comment se font les semailles, et de quelle manière ? Le semeur sort, jette dans la terre chacune des semences. Celles-ci, tombant, sèches et nues, sur la terre, se désagrègent. Puis, à partir de cette désagrégation même, la magnifique providence du Maître les fait ressusciter et un seul grain en fait pousser une quantité, qui portent du fruit.(2)

Comme le suggère aussi Ignace d'Antioche, je voudrais être à son tour le froment de Dieu


(1) Saint Maxime de Turin, CC Sermon 25 ; PL 57, 509s (trad. coll. Pères dans la foi, Migne 1996, p. 123), source Evangelizo 
(2) saint Clément de Rome, lettre aux corinthiens, source AELF 
Sur le sujet voire aussi mes développements in Le troisième arbre

29 octobre 2018

Au fil de Marc 10 - Bartimée - Homélie du pape François

En regard de mes propres balbutiements, extrait de l’homélie du pape :

« Regardons Bartimée : son nom signifie "fils de Timée". Et le texte le précise : « le fils de Timée, Bartimée » (Mc 10, 46). Mais, alors que l'Évangile le réaffirme, émerge un paradoxe : le père est absent. Bartimée se trouve seul le long de la route, hors de sa maison et sans père : il n'est pas aimé, mais abandonné. Il est aveugle et il n'a personne pour l'écouter ; et quand il a voulu parler, ils l'ont fait taire. Jésus entend son cri. Et quand il le rencontre, il le laisse parler. Il n'était pas difficile de deviner ce que Bartimée demanderait : il est évident qu'un aveugle veut avoir ou retrouver la vue. Mais Jésus n'est pas expéditif, il prend le temps de l'écoute. Voilà la première étape pour faciliter le cheminement de foi : écouter. C'est l'apostolat de l'oreille : écouter, avant de parler. »

(...)

«  Il lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » (v. 51). Que veux-tu ? Jésus s'identifie à Bartimée, il ne fait pas abstraction de ses attentes ; que je fasse : faire, pas seulement parler ; pour toi : non pas selon des idées préétablies pour n'importe qui, mais pour toi, dans ta situation. Voilà comment fait Dieu, en s'impliquant en personne, avec un amour de prédilection pour chacun. Dans sa manière de faire passe déjà son message : la foi germe ainsi dans la vie. »

(...)

« Regardons les disciples qui appellent Bartimée : ils ne vont pas à lui, qui mendiait, avec une petite pièce pour l'apaiser ou pour dispenser des conseils. Ils vont à lui au nom de Jésus. En effet, ils lui adressent trois paroles seulement, toutes de Jésus : « Courage ! Lève-toi. Il t'appelle » (v. 49). Seul Jésus dans le reste de l'Évangile dit courage !, parce que lui seul ressuscite le cœur. Seul Jésus dans l'Évangile dit lève-toi, pour guérir l'esprit et le corps. Seul Jésus appelle, en changeant la vie de celui qui le suit, en remettant sur pied celui qui est à terre, en portant la lumière de Dieu dans les ténèbres de la vie. Tant d'enfants, tant de jeunes, comme Bartimée, cherchent une lumière dans la vie. Ils cherchent un amour vrai. Et comme Bartimée, malgré la nombreuse foule, appelle seulement Jésus, de même eux aussi cherchent la vie, mais souvent ils ne trouvent que de fausses promesses et peu de personnes qui s'intéressent vraiment à eux. »

Au fil de Luc 13, 10 - Chemins de liberté

« En ce temps-là, Jésus était en train d'enseigner dans une synagogue, le jour du sabbat. Voici qu'il y avait là une femme, possédée par un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et absolument incapable de se redresser.
Quand Jésus la vit, il l'interpella et lui dit : « Femme, te voici délivrée de ton infirmité. »
Et il lui imposa les mains. À l'instant même elle redevint droite et rendait gloire à Dieu » (Luc 13, 10-12) TL

Commentaire :
Une lecture spirituelle pourrait voir l'Église pécheresse dans les bras de Dieu et notre méditation devient prière. Seigneur, vois nos addictions et nos adhérences au mal, redresse nous de ce qui nous conduit au mal, aide-nous à nous libérer de ce qui nous éloigne de toi.
« C'est pour la liberté que le Christ nous a libérés » (Ga 5,1). En lui, nous communions à « la vérité qui nous rend libres » (Jn 8,32). L'Esprit Saint nous a été donné et, comme l'enseigne l'apôtre Paul, « là où est l'Esprit, là est la liberté » (2Co 3,17). Dès maintenant, nous nous glorifions de la « liberté des enfants de Dieu » (Rm 8,21).(1)

« L'Église, il faut s'acharner à la rendre aimable. L'Église, il faut s'acharner à la rendre aimante.

L'Église, société de pécheurs, m'entraîne dans le mouvement de sa vie.
Je ne peux dire ni "elle" ni "moi", mais seulement "nous".
Dire ce "nous", c'est dire l'Église.

Parce que nous rêvons d'un Christ-Église triomphant aux yeux des hommes, nous ne savons pas toujours nous souvenir que le mystère du Christ est le mystère de l'Église et que jusqu'à la fin des temps il sera le sauveur humilié, camouflé sous des hommes limités et pécheurs, et que c'est en eux qu'il nous faudra le reconnaître.

Nous avons quelquefois vis-à-vis de l'Église, l'attitude de quelqu'un qui veut un certificat de bonne conduite. L'Église ne conduit pas, elle est et nous sommes en elle. Elle est le Corps du Christ et nous sommes membres de ce Corps.
Notre dépendance, notre dévouement vis-à-vis d'elle, s'ils exigent des actes extérieurs, des signes, sont avant tout une dépendance et un dévouement interne, vital. Notre dépendance, vis-à-vis de ce Corps qu'elle est, est considérable.
Mais notre initiative, notre responsabilité, notre fonction sont, elles aussi, considérables. Nous y sommes providentiellement irremplaçables. Nos soumissions et nos initiatives y sont à égalité : obéissance, comme pour les cellules d'un corps qui seraient à la fois intelligentes et aimantes.
Une seule cellule peut infecter tout l'organisme; une seule cellule peut laisser passer l'aiguille qui le sauve.

J'appartiens à Jésus-Christ dans l'Église catholique.
L'Église, je suis dedans comme un membre dans le corps, comme une cellule dans un organisme vivant. Elle me transmet la vie des enfants de Dieu.

C'est dans l'Église que je suis en Jésus-Christ, que je vis Jésus-Christ; dans l'Église comme un membre dans un corps, comme une cellule dans une matière vivante.
Ma vie personnelle chrétienne est la conséquence de cette vie commune de l'Église. »(2)

«Soyez bons les uns envers les autres, pleins d’une tendre bienveillance; faites-vous grâce, comme Dieu vous a fait grâce dans le Christ.» Ephésiens‬ ‭4:32‬


(1) citations reprises du CAC n.1739-1742, source Evangelizo
(2) Madeleine Delbrêl in "Nous autres, gens des rues", "Indivisible Amour" et "La Joie de croire")

28 octobre 2018

Au fil de Marc 10, 42 - Bartimée - Homélie du 28/10/18

Les textes que nous avons lu aujourd’hui nous parlent d’espérance.
Jérémie et les psaumes évoquent le retour d’exil avec cette belle phrase « qui sèment dans les larmes récolte en chantant ». Le récit de Bartimée transpire aussi tellement l’espérance que je voudrais vous inviter à contempler ce que vise cette espérance.
Il y a un risque, quand on lit un évangile, c’est d’oublier le contexte, l’enchaînement voulu par l’auteur. La seule lecture de l’histoire de Bartimée n’est finalement qu’un épisode du projet de l’évangéliste, de ce vers quoi il veut nous conduire. Il n'est pas neutre de voir que Marc place au chapitre 10 trois récits ; nous avons entendu, il y a quinze jours, celui du jeune homme riche qui refuse de tout quitter et de suivre Jésus, mais que Jésus aime avec les yeux du du cœur, puis celui des deux frères qui veulent la première place et que Jésus a pris pourtant pour disciples.
Ce matin, nous contemplons Bartimée qui abandonne même son manteau pour courir derrière Jésus.
Notons juste qu’entre les deux premiers récits et celui de Bartimée, Marc place une allusion à la Croix. Cela fait du chapitre 10 une sorte de résumé de l’Évangile de Marc.
Précisons qu’il n’y pas de béatitudes chez Marc, mais il y a ce regard de Jésus qui donne la vie.
En voyant le regard de Jésus sur Bartimée, celui qui croit, on voit que Marc a sa manière nous redit « Heureux les petits car ils ont accès au mystère » comme il le suggérait au chapitre précédent .
Revenons à l’évangile, lu il y a quinze jours. Le jeune homme riche voyait avec les yeux de l’intelligence, pensait commandements, mais n’avait pas la force d'aller plus loin, mais pourtant Jésus le regarda et l’aima. Pourquoi?
Bartimée, celui qui pourtant restait au bord du chemin, qui ne connaissait et ne pratiquait pas tout ça, a vu, au delà de l'ombre de ses yeux de chair, ce que les voyants ne voyaient pas. Il en laisse son manteau, son seul bien, pour courir et suivre Jésus.

D'un côté, celui qui croit savoir et voir mais ne peut aller à l’essentiel.
De l'autre, Bartimée, l’aveugle qui ne voit pas mais qui croit, qui espère et quitte tout…
Et au milieu Jésus qui avance vers la Croix avec le regard aimant.

A dire vrai, l'histoire de Marc ne s’arrête pas là. En Marc 14, 51, le soir de la Passion, un jeune homme suit Jésus, « vêtu seulement d'un drap. On l'arrête, mais lui, lâchant le drap, s'enfuit tout nu.». Pour certains commentateurs, il s'agit du même jeune homme riche, et plus encore, il s’agirait de Marc l'évangéliste lui-même. Quel chemin ? Que faire, que penser de  tout cela ?

Suivre Marc, c'est découvrir sa propre conversion, comment il a découvert les yeux du coeur. Pour lui, Jésus est notre chemin. Il est la vérité et la vie. Ce que l’aveugle voit, il veut nous le faire découvrir, au-delà de ce qui cache l’essentiel.

La première chose à faire, c'est peut-être de se retourner vers le passé et contempler les dons de Dieu, fermer ses yeux de chair et écouter notre cœur, voir Dieu qui se donne et s'efface. Qui aime à en mourir. Sentir la caresse de Dieu dans nos vies. Alors nous pourrons, comme Bartimée courir derrière Jésus et dire "fait que je vois".

Contempler l’histoire de Bartimée nous ouvre le chemin du cœur. Et le chemin du coeur est un chemin de guérison, il ouvre nos yeux à l'essentiel. Nous voyons trop par les yeux du corps ou par les yeux de l’intelligence.
Les yeux du coeur nous ouvre à autre chose. Il nous transforme, y compris dans le regard porté à nos frères.
Voir avec les yeux du cœur c’est avoir le regard aimant de Jésus.
Au bout du chemin que va suivre Bartimée à la suite de Jésus, en quittant le monde des aveugles vers la vie, il y a le Golgotha, le lieu où le grand prêtre éternel (l’heritier de Melchisédek de la 2eme lecture) va donner le sacrifice unique : sa vie. Saint Marc comme je l’ai dit, y fait déjà une allusion, entre le récit du jeune homme riche et celui de Bartimée. Pourquoi ?
Que cherche-t-il à dire ?
Pour Marc, le peuple juif ne voyait pas l'amour de Dieu. Il était derrière un voile. Au Golgotha, nous dit Marc, Dieu va déchirer le voile du haut en bas. L’aveuglement va laisser place à la lumière. Et qu’est-ce qui se révèle ?  : Un Christ qui nous aime. Un Christ qui se donne. Ce que nous refusons parfois de voir se dévoile sur la Croix.
Marc, non sans ironie, précise que ce ne sont pas les Juifs qui vont comprendre cela, mais un centurion romain, un autre Bartimée, rejeté des Juifs. « Vraiment cet homme est le fils de Dieu » dit-il. La Croix révèle que Dieu est don. Dieu est amour. Elle ouvre les yeux du cœur sur l'essentiel.
Le chemin de Bartimée, c’est regarder avec les yeux du coeur, voir l’essentiel, voire que l’amour est don. C’est aussi le chemin de Marc. Il avait des biens, il se retrouve nu, le jour de la Passion. Il est nu, mais il voit que l’essentiel est sur la Croix. Dieu est amour. Il change notre regard. Alors tournons nous vers nos frères et regardons les, à la suite de Jésus, avec les yeux du cœur.

Homélie du 28/10/2018 à St Lubin des Joncherets

27 octobre 2018

L'amour est en toi - 22 - saint Augustin

"Elles me retenaient, mes vieilles idées amies, ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités ! À petits coups elles me tiraient par ma robe de chair et murmuraient à mi-voix : « Tu nous congédies ? Fini pour jamais ! À partir du moment qui vient nous ne serons plus avec toi, il ne te sera plus permis de faire ceci, de faire cela. » Oh ! ce qu'elles suggéraient, mon Dieu ! J'hésitais à me débarrasser d'elles, à bondir où j'étais appelé ; l'habitude me disait, tyrannique : « Crois-tu que tu pourras vivre sans elles ? » Mais déjà sa voix était molle, car du côté où je tournais mon visage et où je tremblais de passer, la chaste dignité de la continence m'invitait noblement et gracieusement à venir sans plus balancer, me montrant une foule de bons exemples : « C'est le Seigneur leur Dieu qui m'a donnée à eux. Pourquoi t'appuyer sur toi-même alors que tu ne te tiens pas debout ? Jette-toi en lui, n'aie pas peur. Il ne va pas se dérober pour que tu tombes. Jette-toi sans crainte ; il te recevra et te guérira ».
Cette dispute dans mon cœur n'était qu'une lutte de moi-même contre moi-même. Quand mon regard avait enfin tiré du fond de mon cœur toutes mes misères, il s'est levé une grosse tempête de larmes. Pour laisser crever l'orage, je me suis levé et suis sorti. Sans trop savoir comment, je me suis étendu sous un figuier, je lâchais complètement mes larmes, elles ont jailli à flots, sacrifice digne de toi, mon Dieu. Et je t'ai dit sans retenue : « Et toi, Seigneur, jusques à quand ? Jusques à quand seras-tu irrité ? Ne garde pas le souvenir de nos vieilles iniquités » (Ps 6,4 ;78,5). Je poussais des cris pitoyables : « Dans combien de temps ? Combien de temps ? Demain, toujours demain. Pourquoi pas tout de suite ?

Et voici que j'entendais une voix venant d'une maison voisine, voix d'enfant ou de jeune fille, qui chantait et répétait : « Prends et lis ! Prends et lis ! » À l'instant, je me suis repris et cherchais à me rappeler si c'était le refrain habituel d'un jeu d'enfant ; rien de tel ne me venait en mémoire. Refoulant mes larmes, je me suis levé dans l'idée que le ciel m'ordonnait d'ouvrir le livre de l'apôtre Paul et de lire le premier passage sur lequel je tomberais. Je suis rentré en hâte et j'ai pris le livre et j'ai lu ce que j'ai vu en premier : « Non, pas de ripailles et de soûleries, pas de coucheries et d'impudicités, pas de disputes et de jalousies, mais revêtez-vous du Seigneur Jésus Christ. Ne cherchez plus à contenter la chair dans ses convoitises » (Rm 13,13s). Ce n'était pas la peine d'en lire davantage ; je n'en avais plus besoin. Ces lignes à peine achevées, une lumière de sécurité s'est déversée dans mon cœur et toutes les ténèbres de mon incertitude ont été dissipées." (1)

Une belle approche de ce que j’appelle les adhérences au mal, constitutives de ce que l’Église appelle péché

 (1) Saint Augustin,  Confessions,  livre 8, source Évangile au quotidien

25 octobre 2018

Au fil de Luc 12 - division - Suite




Commentaire de saint Jérôme : 
L'ordre est nécessaire en toute affection. Aime ton père, aime ta mère, aime tes fils après Dieu. S'il devient inévitable de mettre en balance l'amour de ses parents et de ses enfants avec l'amour de Dieu sans qu'il soit possible de les conserver tous les deux, alors, ne pas préférer les siens est piété envers Dieu.
Saint Jérôme, Commentaire sur Matthieu I, 34-37 ; SC 242 (trad. SC p 207-209 rev.)

24 octobre 2018

Au fil de luc 12 - Paix et division - Homélie du 25/10/18

Les textes d’aujourd’hui ne sont pas simples. Il y a une apparente contradiction entre ces deux lectures. D’un côté nous avons l’Épître aux Éphésiens qui déjà, comme nous l’avons entendu mardi, dans le chapitre 2, nous annonçait «La bonne nouvelle de la paix » (Éphésiens‬ ‭2:17‬) ‭et qui nous invite aujourd’hui à une des plus belles contemplations de l’amour de Dieu en Christ. De l’autre, nous avons Jésus qui nous parle de division. Il y a là ce qui s’appelle une tension. Un terme qui en théologie est toujours constructif. Prenons le temps de contempler d’abord la première lecture avant de saisir l’enjeu de cette tension apparente.

Goûtons d'abord aux métaphores vives : « Restez enracinés dans l'amour, établis dans l'amour. Alors vous serez comblés jusqu’à entrer dans toute la plénitude de Dieu »

L’auteur nous appelle même à  « tomber à genoux devant le Père » (...) à contempler le don que Dieu nous fait et surtout à  saisir l’immensité de ce don (...) « la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur… ».

Quand on se tourne en arrière et contemple le don de Dieu, il y a bien, en effet, de quoi tomber à genoux. C’est peut-être la première étape. La contemplation...
Bonaventure avait sur ce point une image très belle : nous sommes comme un homme à genoux dans le fleuve de l’amour et muni d’une petite amphore. Un récipient qui reste bien menu par rapport « au don de Dieu ». Quel est ce don ? C’est « l’amour du Christ » nous précise l’auteur. Un amour sans limite.

« Toute la terre, Seigneur, est remplie de ton amour. (cf. Ps 32, 5b) avons nous répété dans l’antienne du psaume.

Mais voilà que saint Luc nous parle de division. Que veut-il nous dire ? Un premier indice est qu’il évoque le feu. Qu’est-ce que le feu ?
Dès les premiers livres du premier testament, comme en Exode 3, dans le récit du buisson ardent, le feu est marqué comme signe de Dieu. Il est d’origine divine. Et Moïse entends le même appel que celui de la première lecture. Enlève tes sandales. Contemple le feu. C’est une première piste. Il est intéressant de noter à ce stade que pour certains commentateurs de cet épisode du buisson ardent (1) le feu est déjà une évocation de la Croix.
Quand Jésus dit à ses disciples :  « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » il parle clairement de sa Croix. Et c’est bien cela que nous devons contempler dans la foulée de notre première lecture (Éphésiens 3).
Prenons le temps d’en voir la hauteur, la profondeur. La Croix est l’amour jusqu’au bout. Il ne fait plus de concessions. Le choix de l’amour est sans retour. Et c’est là où Jésus nous interpelle.
Aimons nous au point de lui préférer nos attaches humaines ?
Sommes-nous prêts à tout abandonner pour le suivre ?

Une première piste de lecture est de mettre l'affirmation de Luc au contexte de l’époque. On se situe en 80. Dans le contexte historique d’une scission entre juifs et chrétien, la division devait être à son comble : «  cinq personnes de la même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ; ils se diviseront : le père contre le fil et le fils contre le père. » (2).  Luc décrit probablement une réalité de son temps, mais aussi celle des temps derniers.

Mais peut-on s'arrêter là ?
Que dire aujourd’hui ? Ne sommes nous pas aussi divisés ?
On peut avoir trois autres lectures. La première est d’ordre morale.
Si nous restons tranquilles dans nos habitudes, dans le confort d’une foi personnelle, nous pouvons éteindre le feu de l’amour.
S’il brûle en nous, il nous faut affronter le monde, y compris nos plus proches pour mettre Dieu au centre, pour mettre l’amour au centre. Et c’est peut-être là que Dieu nous attend. Si l’on sort le feu de Dieu du boisseau où nous le cachons trop souvent, il doit nous embraser… Mais le danger est de sombrer dans la morale, d’être source de division. Ce n’est pas le chemin de la Croix.

La dernière lecture est plus intérieure. Elle est liée. C’est celle du combat spirituel. Le feu va être alors le moyen de purifier ce qui, en nous, reste divisé.
Au bout du chemin, nous le sentons, l’enjeu est de ne pas fuire dans la contemplation. Il est plutôt de se laisser mouvoir par l’amour. Les deux textes sont là pour nous inviter à avancer, même s’il faut pour cela déranger nos proches, aller à l’essentiel, quitter notre confort, cesser d’être immobiles.

La troisième piste de lecture est probablement la plus intéressante. Elle est cursive. C’est à dire qu’elle reprend la direction donnée par Luc dans son Evangile.

« Soyez sans crainte », Lc 12, 7 disait déjà Luc au début du chapitre. C’est nos paralysies qui freinent sans cesse la diffusion de la bonne nouvelle. Nul n’échappe à ces enfermements intérieurs, à cette peur du jugement des autres et des divisions qu’il génère. Seigneur donne nous ton Esprit. Allume en nous le feu. À l’image de celui qui a saisi les apôtres, du feu qui les a fait sortir de leur tanière et proclamez la bonne nouvelle.

Le feu qui brûle en nous est celui du buisson ardent. Il ne nous détruit pas. Il nous conduit à genoux devant la Croix. Il est amour. En étant amour, nous entrons dans les pas de Dieu. La tension du départ prend sens. Nous sommes porteurs de la bonne nouvelle de la Paix. Les divisions viennent de ceux qui ne reconnaissent pas la Croix. Notre feu c’est l’amour.
« Sois sans crainte » glissait déjà l'ange à Marie, selon les premiers versets de Luc, [qu'il dit aussi à Zacharie et aux anges](1). « L'esprit te couvrira de son ombre » (...) et si « un glaive te transperce » (Lc 1, 35) et te divise jusqu'aux « jointures de l'âme » (Heb 4, 12), Dieu sera avec toi. 

Le feu trinitaire est dans La Croix. Il est plus que le feu des prêtres de l'ancienne Alliance (cf. notamment 1R18). Il est plus que la Croix. Il en est le fruit. Il est don de Dieu, c'est l'Esprit de Dieu lui même qui vient nous visiter. C'est l'Esprit de Paix, la bonne nouvelle de la Paix dont parle Éphésiens 2.
La tension prend sens...


  1. Cf. Benoit XVI, in  Jésus de Nazareth
  2. Eph 3 et Luc 11, source Textes liturgiques AELF

23 octobre 2018

L’amour est en toi 21 - la source vide - Hans Urs von Balthasar

"Celui qui connaît au centre de son être la source toujours vide de la vérité et de l'amour de Dieu se sent pressé d'y revenir sans cesse pour y purifier, y renouveler, y reposer tout son être" (1)

Je note avec intérêt cette notion de source vide. Est-ce une erreur de traduction ? Je ne le crois pas. Car à la différence de mes propos sur l'amphore et le fleuve qui témoigne de l'immensité des dons de Dieu (Eph 3), il y a là une constatation: Dieu fait germer en nous un désir inépuisable. Une source vive est celle qui creuse en nous jusqu'au jointures de l'âme le désir éternel d'une rencontre inassouvie. Cela résonne avec le vers de Jean de La Ville de Mirmont in L'Horizon chimérique ... "Car j'ai de grands départs inassouvis en moi."

(1) Hans Urs von Balthasar, la prière contemplative, op. cit. p. 70

Au fil de Luc, 12, 35-38 - servir

« En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples :
  « Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées. Soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces, pour lui ouvrir dès qu'il arrivera et frappera à la porte.
    Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller.
Amen, je vous le dis : c'est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir.
    S'il revient vers minuit ou vers trois heures du matin et qu'il les trouve ainsi,heureux sont-ils ! » (1)
A contempler 
(1) Luc 12, 35-38, source AELF 

22 octobre 2018

L’amour est en toi 20 - Circumincession - Hans Urs von Balthasar

Alors que "partout ailleurs, l'idée prise au sérieux d'une inhabitation du moi fini par le Moi infini conduit inévitablement à une conclusion panthéistique : le dépassement qui va du moi fini (empirique) à l'absolu devient donc, aussi nécessairement, une sorte d'abandon de soi à la fois mortel et bienheureux (cf. Fichte). Dans le christianisme, une telle inhabitation est au contraire concevable de la façon la plus sérieuse et la plus radicale, sans qu'elle entraîne l'éclatement et l'anéantissement du moi fini; celui ci s'achève plutôt de la manière la plus mystérieuse au dessus de lui-même en Dieu. Ici aussi il y a une mort mystique de l'amour mais cette mort est une véritable résurrection, bien mieux une résurrection corporelle en Dieu. Une telle inhabitation par l'Esprit de Dieu, "que Dieu nous donne" (1 Th 4,8) suppose le mystère trinitaire dans l'être absolu lui même, c'est à dire le miracle de l'immanence mutuelle (circumincessio) des Personnes divines, sans danger pour leur originalité personnelle" (1).

Un thème qui rejoint mes recherches sur la danse trinitaire.

Plus loin, Balthasar va plus loin, évoquant non l'extase mystique, mais celle du service, c'est-à-dire la joie des serviteurs qui n'ont fait que leur devoir... A méditer à l’aune du post suivant.


(1) Hans Urs von Balthasar, La prière contemplative, op. cit p.66

Au fil de Luc 12, 7 - Soyez sans crainte

« Soyez sans crainte », Lc 12, 7

Ce sont nos paralysies qui freinent sans cesse la diffusion de la bonne nouvelle. Nul n'échappe à ces enfermements intérieurs, à cette peur du jugement extérieur. 
Seigneur donne nous ton Esprit. À l'image du souffle qui a saisi les apôtres, du feu qui les a fait sortir de leur tanière. 

17 octobre 2018

Panne de YouTube - Le grand silence -#YouTubeDown

Fais que tressaille son silence
Sous ton Esprit ;
Dieu, fais en nous ce que tu dis,
Et les aveugles de naissance
Verront enfin le jour promis
Depuis la mort de ta semence.

Union et déréliction - Saint Jean de la Croix

La nuit de Jean de La Croix interpelle toujours nos vies. « L'Union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur » (1)
Le silence intérieur et l’abandon sont-ils les préludes d’une disponibilité véritable aux souffrants ?
Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, Styles 2, De Jean de la Croix à Péguy, Paris, Aubier, 1972 p.60

14 octobre 2018

Parole et silence - 2 - une mise en tension - Grégoire le Grand - Pape François

Parole ou silence, une mise en tension :

« La langue des prédicateurs est paralysée par leurs mauvaises dispositions, nous dit le Psalmiste : Dieu déclare au pécheur : Comment peux-tu redire mes lois ? Et que la parole des prédicateurs soit arrêtée par les vices de leurs peuples, le Seigneur le dit à Ézéchiel : Je ferai adhérer ta langue à ton palais, tu seras muet et tu cesseras de les avertir, car c'est une engeance de rebelles. Comme s'il disait clairement : La prédication te sera enlevée car, puisque ce peuple me défie par sa conduite, il ne mérite pas d'être exhorté à la vérité. Par suite de quel vice la parole est retirée au prédicateur, il n'est pas facile de le savoir. Mais ce que l'on sait avec certitude, c'est que le silence du pasteur est nuisible quelquefois à lui-même, mais toujours à son peuple. » (1)

« Pour reconnaître la voix [des pauvres], nous avons besoin du silence de l'écoute. Plus nous parlons, plus nous aurons du mal à les entendre. J'ai souvent peur que beaucoup d'initiatives, cependant nécessaires et méritoires, servent davantage à nous satisfaire nous-mêmes qu'à entendre réellement le cri du pauvre. Dans cette situation, lorsque les pauvres font entendre leur cri, notre réaction manque de cohérence et est incapable de rejoindre réellement leur condition. Nous sommes à ce point prisonniers d'une culture qui nous fait nous regarder dans la glace et ne s'occuper que de soi, qu'on ne peut imaginer qu'un geste altruiste puisse suffire à satisfaire pleinement, sans se laisser compromettre directement. » (2)

Une parole pour exhorter, le silence pour discerner puis agir. Une belle tension

(1) Saint Grégoire le Grand, homélie sur l'Évangile, source AELF, office des lectures du 13/10/18

(2) Source  : Pape François, Lettre pour la journée mondiale des pauvres du 18 novembre 2018 http://m.vatican.va/content/francescomobile/fr/messages/poveri/documents/papa-francesco_20180613_messaggio-ii-giornatamondiale-poveri-2018.html

Au fil de Marc 10, 46 - Bartimée, pauvre de Dieu - Pape François - journée mondiale des pauvres

Commentaire du Pape François : Je suis ému par le fait de savoir que beaucoup de pauvres se sont identifiés à Bartimée, dont parle l'évangéliste Marc (cf. 10, 46-52). Bartimée « un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. (v. 46), et ayant entendu Jésus passer « se mit à crier » et à invoquer le « Fils de David» pour qu'il ait pitié de lui (cf. v. 47). « Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle » (v. 48). Le Fils de Dieu entendit son cri : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Et l'aveugle lui répondit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » (v. 51). Ce passage d'évangile donne à voir ce que le Psaume annonçait comme une promesse. Bartimée est un pauvre privé de ses capacités fondamentales : voir et travailler. Combien de situations aujourd'hui encore produisent des états de précarité. Le manque des moyens de base de subsistance, la marginalisation quand on n'a plus la capacité de travailler normalement, les différentes formes d'esclavage social, malgré les avancées accomplies par l'humanité… Comme Bartimée, beaucoup de pauvres sont aujourd'hui au bord de la route et cherchent un sens à leur condition. Combien s'interrogent sur les raisons de leur descente dans un tel abîme, et sur la manière d'en sortir ! Ils attendent que quelqu'un s'approche d'eux et leur dise : « Confiance, lève-toi ; il t'appelle. » (v. 49).(1)

(1) Source  : Pape François, Lettre pour la journée mondiale des pauvres du 18 novembre 2018 http://m.vatican.va/content/francescomobile/fr/messages/poveri/documents/papa-francesco_20180613_messaggio-ii-giornatamondiale-poveri-2018.html

Au fil de Marc 10, 32ss - Annonce de la Passion

 «Ils étaient en chemin pour monter à Jérusalem, et Jésus allait devant eux. Les disciples étaient effrayés, et ceux qui suivaient avaient peur. Il prit encore les Douze auprès de lui, et se mit à leur dire ce qui allait lui arriver: Nous montons à Jérusalem; le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes. Ils le condamneront à mort, le livreront aux non-Juifs, se moqueront de lui, lui cracheront dessus, le fouetteront et le tueront; et trois jours après il se relèvera.» (Marc‬ ‭10:32-34‬ ‭NBS‬‬)

Il n’est pas anodin, compte tenu de ce que nous avons développé entre le jeune homme riche et Bartimée de trouver, enchâssé entre les deux récits cette évocation de la Passion. Elle montre le génie littéraire de Marc qui développe une invitation à tout homme en mettant, au centre, la révélation de la Croix.

Au fil de Marc, 10 - Du jeune homme riche à Bartimée

"En ce temps-là, Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? »
Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n'est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les commandements : 'Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d'adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère.' »
L'homme répondit : « Maître, tout cela, je l'ai observé depuis ma jeunesse. »
Jésus posa son regard sur lui, et il l'aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. »
Mais lui, à ces mots, devint sombre et s'en alla tout triste, car il avait de grands biens. Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d'entrer dans le royaume de Dieu ! » Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit : « Mes enfants, comme il est difficile d'entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. Marc 10, 17-30 (1)

Commentaire de saint Jean Chrysostome : Pour l'attirer Jésus lui montre une récompense de grande valeur et il remet le tout à son jugement. Ce qui pourrait sembler pénible, il le laisse dans l'ombre. Avant de parler de combats et d'efforts, il lui montre la récompense : « Si tu veux être parfait » dit-il : voilà la gloire, voilà le bonheur ! ... « Tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » : voilà la récompense, la récompense superbe de marcher à la suite du Christ, d'être son compagnon et son ami ! Ce jeune homme estimait les richesses de la terre ; le Christ le conseille de s'en dépouiller, non pas pour s'appauvrir dans le dénuement mais pour l'enrichir davantage (2)

Commentaire 2 : On pourrait s'en tenir là, mais une lecture cursive nous conduit plus loin. En Marc 10, 47-52, nous rencontrerons Bartimée, l'aveugle, délaissé par les hommes, rejeté «  sur le bord du chemin ». Lui va voir, au delà de l'ombre et laisser même son manteau, son seul bien, pour suivre Jésus. « L'aveugle jeta son manteau,bondit et courut vers Jésus. Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L'aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t'a sauvé. » Aussitôt l'homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin. » Le contraste est saisissant. Mais l'histoire va plus loin. En Marc 14, 51, le soir de la Passion, un jeune homme suit Jésus, « vêtu seulement d'un drap. On l'arrête, mais lui, lâchant le drap, s'enfuit tout nu.». Pour certains commentateurs, il s'agit du même jeune homme riche, et plus encore de Marc l'évangéliste. Quel chemin ? Que faire, que penser de tout cela ? (3)

Ébauche d'une homélie (commentaires bienvenus) :
Il y a toujours un risque, quand on lit un évangile, c’est d’oublier le contexte, l’enchaînement voulu par l’auteur. Et dans ce cas précis, le risque est réel, tant le chapitre 10 tout entier est essentiel dans la compréhension de ce que Marc veut nous dire. La seule lecture de l’histoire de Bartimée n’est finalement qu’un épisode du projet de l’évangéliste. Il n'est pas neutre de voir que Marc place au chapitre 10 les deux récits du jeune homme riche et celui de Bartimée et surtout entre les deux une première allusion à la Passion.
Il y a là une “tension” fondamentale qui se joue ici entre ce qui peut, dans nos richesses nous aveugler et nous éloigner de Dieu, le récit du jeune homme riche, qui refuse de tout quitter et de suivre Jésus et le geste de Bartimée, qui abandonne même son manteau pour courir derrière Jésus. Et entre les deux, une allusion à la Croix.
Heureux les pauvres : ils ont accès au mystère, semble dire ici Marc [Il n'y a pas de béatitudes chez Marc]. Commençons par nous rappeler l’évangile, lu il y a quinze jours. Le jeune homme riche voyait avec les yeux de l’intelligence. Il croyait qu’il suffisait de suivre les commandements pour atteindre Dieu. Bartimèe, celui qui pourtant restait au bord du chemin, qui ne connaissait et ne pratiquait pas tout ça, a vu, au delà de l'ombre de ses yeux de chair, ce que les voyants ne voient pas. Il en laisse son manteau, son seul bien, pour suivre Jésus.



«Prenant la parole, Jésus lui dit alors : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L'aveugle lui dit :  « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t'a sauvé. » Aussitôt l'homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur  le chemin. » Le contraste est saisissant.
D'un côté, le « voyant » qui a vu de ses yeux de chair, mais n’a pas pu aller à l’essentiel.
De l'autre, Bartimée, l’aveugle qui ne voit pas mais qui croit et quitte tout…



A dire vrai, l'histoire de Marc ne s’arrête pas là. En Marc 14, 51, le soir de la Passion, un jeune homme suit Jésus, « vêtu seulement d'un drap. On l'arrête, mais lui, lâchant le drap, s'enfuit tout nu.». Pour certains commentateurs, il s'agit du même jeune homme riche, et plus encore, il s’agirait de Marc l'évangéliste lui-même. Quel chemin ? Que faire, que penser de  tout cela ?

Suivre Marc, c'est découvrir les yeux du coeur. Jésus est notre chemin. Il est la vérité et la vie. Ce que l’aveugle voit, à nous de le découvrir, au-delà de ce qui cache l’essentiel.
Un petit détail au début, dans l'histoire de Bartimée que nous venons de lire, mérite une autre petite explication. Jésus sort de Jéricho. Pour les pères de l'Eglise, l'allusion à Jéricho n'est pas anodine. Elle indique une descente de Jésus dans le monde dans sa réalité la plus banale. Quand Jésus vient à Jéricho, il vient vers nous. il veut habiter chez nous. Prenons alors le temps de nous mettre dans la peau des hommes de Jéricho, d’un Zachée, d’un Bartimée et de ressentir ce que nous ne pouvons voir de nos yeux.

La première chose à faire, c'est peut-être de se retourner vers le passé et contempler les dons de Dieu. Il faut pour cela fermer les yeux. Masquer ses yeux de chair pour voir l’essentiel. Je vous invite à le faire, maintenant. A repenser à un moment de bonheur, même s'il est loin, même s'il a été fugace. Un moment de joie pure, une rencontre, pour certains, leur mariage, la naissance d’un enfant… Et de voir combien tout cela a été don de Dieu.
Quand on fait l'exercice au plus profond de son cœur, revient souvent un moment de grande émotion, un moment de joie peut-être. Qu’est-ce qui se passe, dans ce regard. On regarde avec les yeux du coeur ?

Au sourire intérieur que l'on pourrait lire sur certains de vos visages peut faire place une hésitation, un regret. Saint Augustin le dit dans ses
Confessions: "tu étais là et je ne le savais pas". On peut ajouter, à sa suite, je ne le sentais pas, je ne t'ai pas dit merci., Seigneur, pour le don que tu m’as fait ce jour là...
Ne nous en voulons pas. C'est le propre de Dieu de donner et de s'effacer. D'aimer à en mourir.
Ce que nous n'avons pas vu, ce que nous n'avons pas dit reste encore possible. Donne nous Seigneur les yeux de la foi. Permet que sur le chemin de nos vies nous ne doutions plus de ta Présence. Ouvre nos yeux à ce qui est ta Vérité.
Alors nous pourrons, comme Bartimée courir derrière toi et dire "fait que je vois".

Quand on se tourne vers l'intérieur, quand on goûte à la présence de Dieu, on peut s'écrier, comme dans la 1ère lecture, à la suite du prophète Jérémie: "rassemble des confins de la terre  (...) tous ensemble, l'aveugle et le boiteux, la femme enceinte et la jeune accouchée : c'est une grande assemblée qui revient (...) je les mène, je les conduis vers les cours d'eau par un droit chemin où ils ne trébucheront pas". (Jérémie 31, 8-9)

Pourquoi cette espérance. Par Bartimée, Jésus nous a ouvert le chemin du cœur. Et le chemin du coeur est un chemin de guérison, il ouvre nos yeux à l'essentiel. Nous voyons trop par les yeux du corps ou par les yeux de l’intelligence.
Les yeux du coeur nous ouvre à autre chose. Il nous transforme, y compris dans le regard porté à nos frères.

Je n'ai pas encore évoqué la dernière phrase de la deuxième lecture (Hébreux 5, 6). Elle est comme un sommet, elle nous conduit de Jéricho à Jérusalem. Au bout du chemin que va suivre Bartimée à la suite de Jésus, en quittant le monde des aveugles vers la vie, il y a le Golgotha, le lieu où le grand prêtre éternel (le fameux Melchisédek de la 2eme lecture) va donner le sacrifice unique : sa vie. Saint Marc y fait déjà une allusion, comme je l’ai dit entre le récit du jeune homme riche et celui de Bartimée. Il aura plus loin une image très parlante de cette route prise par Jésus.
Que cherche-t-il à dire ?
Pour Marc, le peuple juif ne voyait pas l'amour de Dieu. Il était derrière un voile. Au Golgotha, nous dit Marc, Dieu va déchirer le voile du haut en bas. Nos aveuglements vont laisser place à la lumière. Et qu’est-ce qui se révèle : Un Christ qui se donne. Ce que nous refusons de voir se dévoile sur la Croix. Dieu est don. Dieu est amour. Alors ouvrons les yeux sur l'essentiel.
Le chemin de Bartimée, c’est regarder avec les yeux du coeur, voir l’essentiel, voire que l’amour est don. C’est le chemin de Marc. Il avait des biens, il se retrouve nu, le jour de la Passion. Il est nu, mais il voit...




(1) source AELF 
(2) Saint Jean Chrysostome, Homélie 63 sur St Matthieu ; PG 58,603 (trad. cf. Marc commenté, DDB 1986, p. 104)
(3) cf. Sur les pas de Marc

13 octobre 2018

Erri de Luca - Au nom de la mère

Surprenante interprétation de l’incarnation du Verbe au sein de la Vierge. Par un roman aux accents poétiques, le romancier italien nous plonge dans la culture juive du premier siècle. Marie y est décrite comme rejetée par les siens, à Nazareth. Fille mère ! Et pourtant fille habitée par une Parole, admiratrice d’un Joseph qui prend sa défense et dérangée par une présence toute intérieure, interactive. « Le Verbe qui dort en nous provoque des tressaillements. C’est la trace d’un Dieu fragile qui se réveille sans bousculer notre liberté. Écoutons le ». (2)
J’ai toujours un peu de mal avec une interprétation des sentiments intérieurs d’une figure aussi iconique que la Vierge. Pourtant cette mise en situation (ce que les exégètes appellent un « sitz in Leben ») nous fait goûter à l’indicible.

(1) Erri de Luca - Au nom de la mère Gallimard, édition folio, 2008. La traduction n’étant pas à la hauteur du texte italien.
(2) cf. post précédent 
(3) voir aussi mon essai plus fidèle au texte biblique : Silo, le berger, un conte de Palestine

Homélie de Baptême - 1 - Au fil de Marc 9, 39

Regardez ce petit enfant, dans sa fragilité, dans sa quiétude relative.
Qu'est-ce qui vous frappe ?
Pourquoi Jésus le met au centre dans cet Évangile (Mc 9, 30-37) que nous avons lu, une seconde fois ?
Prenons le temps, un instant de nous poser la question.

Pourquoi Jésus met l'enfant au centre dans cet Évangile ?

Je vous propose une réponse, fragile. Car je suis, moi aussi un petit enfant « diacre », tout juste sortie du grand berceau de la cathédrale de Chartres, mystérieusement réceptacle d'un don particulier dont je n'ai pas encore mesuré l'importance.

Ce don est le même, d'une certaine manière, que celui reçu par X. Il est donné par « le grand donateur qui s'efface » . Un grand donateur qui va jusqu'à nous donner son Fils et se taire. Pourquoi ce silence ? Pourquoi se tait-il ?

Le silence de Dieu, qui nous interpelle tous, un jour ou un autre, est sa marque de fabrique. Il donne et se tait.
Qu'a-t-il donné ?

Je vous propose une réponse, en tout cas la plus essentielle : Il nous donne la Foi, l'Espérance et la Charité.

X a confiance en sa maman, et même foi dans sa maman. Quand il la regarde, il sait qu'elle le comblera. Enfant, il n'en doute pas encore.
Et nous, doutons-nous de Dieu ?
Redevenons comme un enfant nous dit Jésus.

X vit dans l'espérance. Il sait que même si sa maman s'est absentée, elle reviendra.
Nous avons plus de mal à espérer…
Surtout quand la souffrance nous tombe dessus.

Notre vie entière, même embourbée dans le marécage de nos addictions, devrait être, pourtant, comme lui, dans l'attente de cette branche d'olivier rapportée par la colombe le jour du déluge (Gn 7). Un jour il reviendra. « Il est ressuscité » nous disent les 4 Évangiles.

X a, en lui, une réelle capacité d’Amour et de Charité. Il l’a reçu de Dieu, Elle dort en lui et ne demande qu'à’ “servir”.
Il va y travailler ! Il va recevoir, comme nous, l’Esprit de charité dans le silence de son baptême. Nous aussi, nous pouvons, comme lui, en faire usage.

C'est pour moi ma première mission de diacre et je me trouve, comme X très démuni.

Pourtant, il y a, autour de moi, des parrains dans la foi, qui m'aideront à me libérer de mes adhérences au mal’.

C’est cette sortie des eaux de la mort que nous allons exprimer tout à l’heure.

Mes parrains dans la foi vont m’aider à traverser encore et toujours les tentations qui m’embournent pour me conduire et m’accompagner au désert (Os 3), celui de l'attente, du silence, de la prière.

Parrain, marraine, et nous tous autour de lui, c'est notre premier rôle. Faire découvrir chez X, que seul l'amour véritable vaut la peine d'être vécu.
« Si vous n'avez pas la charité », X ne l'aura pas. Si elle n'est chez nous « qu'une cymbale qui sonne creux »(1 Co 13), X devra la trouver tout seul, et traverser le désert bien démuni.

Il aura soif (Jn 4, Jn 19) et c'est à vous de lui apporter l'eau. Cette eau vive (Jn 4) qui guérit et vivifie.

Si vous ne savez plus où se trouve cette source, penchez vous à nouveau vers la Croix. C'est de la Croix qu'elle jaillit. C'est le don de Dieu. Le seul, l'unique : la charité vient de Lui, elle se ressource en Lui, elle se contemple dans la Croix.

Je vais vous confier un secret. A chaque eucharistie, je contemple la Croix. (...)

Pourquoi je lève la tête? Parce que le pain offert et consacré n'est rien, s'il n'est compris comme le don total, immense, d'un amour qui se donne et s'efface. Et c’est ce que j’ai besoin de contempler.

Le seul amour est celui qui se donne et s’efface ensuite.
C’est celui de cette maman et de ce papa qui nous apportent X.
C’est celui auquel nous sommes appelés, chacun à notre manière.
C’est celui de ce Christ, reçu il y a quelques instants dans notre coeur.

Il nous faut prendre le temps de nous disposer à l'accueillir. Lui laisser une place.
Et pour cela, laisser l’Esprit creuser en nous un espace, un temple (1 Co 3), pour que Dieu laisse fasse en nous jaillir sa source, pour que nous puissions y puiser, et agir.

Au fil de Luc 11, 27-28, les manducateurs du Verbe


« En ce temps-là, comme Jésus était en train de parler, une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : « Heureuse la mère qui t'a porté en elle, et dont les seins t'ont nourri ! »
Alors Jésus lui déclara : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu, et qui la gardent ! » Luc 11,27-28

Surprenant passage qui comme dans Jean 2 (Cana) pourrait penser que Jésus méprise sa mère. Saint Augustin corrige cette impression avec délicatesse : « Marie était bienheureuse, parce que, avant même d'enfanter le Maître, elle l'a porté dans son sein.
Voyez si ce que je dis n'est pas vrai. Comme le Seigneur passait, suivi par les foules et accomplissant des miracles divins, une femme se mit à dire : « Heureux, bienheureux, le sein qui t'a porté ! » Et qu'est-ce que le Seigneur a répliqué, pour éviter qu'on ne place le bonheur dans la chair ? « Heureux plutôt ceux qui entendent la parole de Dieu et la gardent ! » Donc, Marie est bienheureuse aussi parce qu'elle a entendu la parole de Dieu et l'a gardée : son âme a gardé la vérité plus que son sein n'a gardé la chair. La Vérité, c'est le Christ ; la chair, c'est le Christ. La vérité, c'est le Christ dans l'âme de Marie ; la chair, c'est le Christ [en] Marie. Ce qui est dans l'âme est davantage que ce qui est dans le sein. Sainte Marie, heureuse Marie !.. Mais vous, mes très chers, regardez vous-mêmes : vous êtes les membres du Christ, et vous êtes le corps du Christ (1Co 12,27)... « Celui qui entend, celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère »... Car il n'y a qu'un seul héritage. C'est pourquoi le Christ, alors qu'il était le Fils unique, n'a pas voulu être seul ; dans sa miséricorde, il a voulu que nous soyons héritiers du Père, que nous soyons héritiers avec lui (Rm 8,17).(1)

Il nous reste un chemin, plus profond que celui de la chair (entendez par là le monde et ses attractions temporelles) celui d'une lente manducation de la Parole. Erri de Luca, dans « Au nom de la mère » nous y conduit à sa façon (2). Le Verbe qui dort en nous provoque des tressaillements subtils. C'est la trace d'un Dieu fragile qui se réveille sans bousculer notre liberté. Écoutons le.

(1) Saint Augustin, Sermon sur l'évangile de Matthieu, n° 25, 7-8 ; PL 46, 937 (trad. bréviaire 21/11), source Evangile au quotidien 
(2) Gallimard, édition folio, 2008. La traduction n'étant pas à la hauteur du texte italien.