Comme le précise François Marxer, un texte a visiblement beaucoup inspiré Simone Weil dans sa conversion :
« Amour m'a dit d'entrer, mon âme a reculé
Pleine de poussière et péché.
Mais amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir,
De plus en plus, le seuil passé,
Se rapprocha de moi et doucement s'enquit
Si quelque chose me manquait.
Un hôte, répondis-je, digne d'être ici.
Or, dit Amour, ce sera toi.
Moi, le sans-cœur, le très ingrat ? Oh mon aimé,
Je ne puis pas te regarder.
Amour en souriant prit ma main il me dit :
Qui est donc fit les yeux sinon moi ?
Oui, mais j'ai souillé les miens, Seigneur.
Que ma honte s'en aille où elle a mérité.
Ne sais tu pas, dit Amour, qui a porté la faute ?
Lors, mon aimé, je veux servir.
Assieds toi, dit Amour, goûte ma nourriture.
Ainsi j'ai pris place et mangé. (1)
Ce poème mérite qu'on s'y arrête effectivement. Mais le plus surprenant nous dit F. Marxer c'est qu'il la conduit beaucoup plus loin, dans une juxtaposition créatrice et libérante entre joie et malheur, présence et silence jusqu'à cet étonnant Prologue que je vous invite à méditer :
« Il entra dans ma chambre et dit : « Misérable qui ne comprend rien, qui ne sait rien. Viens avec moi et je t'enseignerai des choses dont tu ne te doutes pas ». Je le suivis. Il m'emmena dans une église. Elle était neuve et laide. Il me conduisit en face de l'autel et me dit : « Agenouille-toi. » Je lui dis. « Je n'ai pas été baptisé. » Il dit : « Tombe à genoux devant ce lieu avec amour comme devant le lieu où existe la vérité. » J'obéis.
Il me fit sortir et monter jusqu'à une mansarde d'où l'on voyait par la fenêtre ouverte toute la ville, quelques échafaudages de bois, le fleuve où l'on déchargeait des bateaux. Il me fit asseoir.
Nous étions seuls. Il parla. Parfois quelqu'un entrait, se mêlait à la conversation, puis partait.
Ce n'était plus l'hiver. Ce n'était pas encore le printemps. Les branches des arbres étaient nues, sans bourgeons, dans un air froid et plein de soleil.
La lumière montait, resplendissait, diminuait, puis les étoiles et la lune entraient par la fenêtre. Puis de nouveau l'aurore montait.
Parfois il se taisait, tirait d'un placard un pain, et nous le partagions. Ce pain avait vraiment le goût du pain. Je n'ai jamais plus retrouvé ce goût. Il me versait ce verset du vin qui avait le goût du soleil et de la terre où était bâtie cette cité.
Parfois nous étendions sur le plancher de la mansarde, et la douceur du sommeil descendait sur moi. Puis je me réveillais et je buvais la lumière du soleil.
Il m'avait promis un enseignement, mais il ne m'enseigna rien. Nous causions de toutes sortes de choses, à bâtons rompus, comme font de vieux amis.
Un jour il me dit : « Maintenant va-t'en. » Je tombait à genoux, j'embrassai ces jambes, je le suppliai de ne pas me chasser. Mais il me jeta dans l'escalier. Je le descendis sans rien savoir, le cœur comme en morceaux. Je marchai dans les rues. Puis je m'aperçus que je ne savais pas du tout où se trouvait cette maison.
Je n'ai jamais essayé de la retrouver. Je comprenais qu'il était venu me chercher par erreur. Ma place n'était pas dans cette mansarde. Elle est n'importe où, dans un cachot de prison, dans un de ces salons bourgeois plein de bibelots et de peluches rouges, dans une salle d'attente de gare. N'importe où mais pas dans cette mansarde.
Je ne peux pas m'empêcher quelquefois, avec crainte et remords, de me répéter un peu de ce qu'il m'a dit. Comment savoir si je me rappelle exactement ? Il n'est pas là pour me le dire.
Je sais bien qu'il ne m'aime pas. Comment pourrait-il m'aimer ? Et pourtant au fond de moi quelque chose, un point de moi-même, ne peut pas s'empêcher de penser en tremblant de peur que peut-être, malgré tout il m'aime ».(2)
Qu'en est-il ? Une fable ? Une histoire intemporelle ? Ceux qui ont eu la joie de lire le livre longtemps cité ici de François Cassingena-Trévédy (Pour toi quand tu pries) auront-ils peut-être comme moi cette clé particulière d'interprétation qui voit dans « la mansarde » l'évocation de la chambre intérieure où Dieu se glisse et nous séduit avant de laisser en nous pleine liberté et responsabilité. Notre auteur ne pense pas différemment : « Prologue est une fable, une fable mystique, authentiquement, qui fait parler, qui déverrouille et engendre notre parole à nous, lecteurs, car loin d'être un témoignage autobiographique de Simone - avez-vous remarqué le : « je ne suis pas baptisé… » au masculin, neutralisé en quelque sorte ? – Cette fable, en faisant jouer les facettes des symboles, me révèle, dans la condensation de cette trajectoire, les profondeurs et les abîmes, joie et malheur mêlés, de ma destinée, de tout destinée humaine ». (3)
(1) George Herbert, Love, traduction de J. Mambrino, cité par François Marxer, Au péril de la Nuit, Femmes mystiques du XXeme siècle, Paris, Cerf, 2017, p. 194
(2) Simone Weil, Prologue, Œuvres p. 806-807, cité par Marxer, ibid. p. 200sq
(3) Marxer, ibid. p. 202
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