J’ose poursuivre mon analyse. Même si le texte de la Genèse est trop court et trop dense pour que l'on saisisse la portée de ce qui est sous-tendu. Il y a une « esthétique » des origines. C'est un peu comme si les deux auteurs de ces chapitres de la Genèse se taisaient devant l'indicible. Comment décrire en effet ce paradis perdu ?
Il faut d’abord peut-être inverser le sens de la lecture, ce que les deux premiers chapitres de la Genèse décrivent n’est pas une situation passée, mais probablement une situation future ou en tout cas une invitation dans ce sens. Ce qui est décrit n’a pas existé comme tel sauf peut-être dans le plan de Dieu. Cela était voulu par Dieu pour l’homme et cette relation sera, à la fin des temps, quand le mal sera vaincu...
Peut-on tracer une voie dans ce sens ?
Il n’est pas anodin que Jésus lui-même cite ces versets dans l'une de ses seules allusions au mariage (Mat 19,5) pour exprimer le bonheur qui nous attend.
Le protestant J. G. Hamann nous donne une image très belle de cette « étincelle esthétique » en décrivant ainsi le paradis ou « tout voyait et goûtait, de première main et de toute sa fraîcheur, la bienveillance du maître d'œuvre, qui jouait sur la terre et trouvait sa joie avec les enfants des hommes. » « Toute manifestation de la nature était une parole. (...) Tout ce que l'homme entendait, voyait et considérait de ses yeux, touchait de ses mains était une parole vivante ; car Dieu était la Parole ». (1) Hans Urs von Balthasar complète cette description en ajoutant que tout le sensoriel était Parole de Dieu à l'homme et réponse de l'homme à Dieu. Il s'agit bien d’une symphonie entre la création, le créateur et l'homme.
Une symphonie où chacun s'efface pour être et transmettre l'amour. Une forme « humaine » et qui reste donc imparfaite de la Trinité pourrait-on dire, dans laquelle l'homme et la femme sont invités à être à l'image et ressemblance de cette Trinité déjà existante, mais que Dieu voulait rendre visible au sein même de la création à travers l'amour d'un homme et d'une femme :
« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme » (Gn 1,27) »
« Et Dieu vit tout ce qu'il avait fait : c'était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le sixième jour » (Gn 1,31).
Introduire un parallèle entre le couple et la Trinité est délicat, mais suit finalement la logique d’Eph. 5. (2) Si la Trinité est cet admirable échange entre le Père, le Fils et Esprit Saint, un échange d'amour, l'humanité, fruit de l'acte libre et gratuit de la création, est invitée de fait à participer à cet amour trinitaire par le don de l'Esprit. En effet, l'amour du Père se manifeste à travers le don et l'incarnation de son Fils, qui rejoignant notre humanité se fait don. Il reçoit son amour du Père et se donne d'un don total, jusqu'au bout. Et cet échange est suivi, transmis à l'humanité par l'Esprit, généré de cet échange d'amour entre le Père et le Fils et inscrit dans le cœur de l'homme avec la discrétion d'un Dieu aimant qui se donne, tout en respectant notre liberté.
Dire ainsi que le projet de Dieu sur l'homme et la femme repose sur cette admirable invitation de Dieu à participer à cet amour trinitaire, c'est signifier que l'amour conjugal est, dans le plan de Dieu, appelé à signifier à sa manière, le mystère invisible de cet amour des trois Personnes au sein du Dieu unique.
Ce projet de Dieu sur l'homme s'entend comme une vision eschatologique, c'est-à-dire qu'il ne sera pleinement réalisé et visible qu'à la fin des temps. Le couple est invité à signifier par la symphonie de son amour imparfait cette bonté même de la création.
Le deuxième récit, de tradition plus ancienne, reprend cette image d'une symphonie en insistant sur la différence homme - femme, sous-entendant le désir. Mais cette description ajoute une touche plus réaliste à cette première description.
Il faudrait ici résumer tout mon livre « aimer pour la vie »(3) que je vous invite à découvrir car il poursuit et manduque longuement ces versets 24 à 26 en partant du « quitter » jusqu’au « faire une seule chair ». On y voit que le mariage humain, qui a pris sa source dans la matrice du désir (éros) humain, devient ainsi signe d'un autre dépouillement (kénose), celui où l'homme quitte ce qui l'attache à sa matrice pour s'ouvrir à l'autre, pour le recevoir dans son immensité, mais en même temps se donner dans sa propre nudité, exposition de tout son être à la grâce. Ce dépouillement visé par le mariage est également double, tout en étant réciproque. Le « Je te reçois et je me donne à toi... » est prononcé par chacun des époux et sous-entend cette double dimension.
D'abord, il appelle à une réceptivité extrême de l'autre et de Dieu en l'autre et invite, en même temps, au don total de soi-même et donc à un renoncement à « l'être-pour-moi » vers un « être-pour-l'autre ». Cet échange ne doit pas pour autant être une violence faite à l'autre. Par cette limitation de moi, je m'élance vers l'autre tout en le laissant être autre...
On se souvient du chemin du Christ décrit par Paul dans l'hymne aux Philippiens :
« Lui qui était dans la condition de Dieu, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu ; mais au contraire, il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur » (Philippiens 2).
Nous sommes appelés à quitter nos parents, comme le Christ quitte son Père pour se faire homme, et même serviteur, don de soi hors de soi.
Le visage de l'autre m'appelle à cette sortie de moi-même. Elle m'assigne au don. Je dois faire un pas en avant dans la confiance en autrui, différent de moi-même. Et ce pas est rupture de mon enfermement sur moi-même ou mon semblable (mêmeté) qui m'enfermait dans mon confort intérieur.
Le pas en avant vers l'autre permet de trouver en soi un au-delà de soi. Ce décentrement autorise une sortie de sa tour, pour planter une tente dans un ailleurs, une relation véritable, une ouverture à l'autre et à l'être véritable qui apparaît dans le visage de l'autre. Cela permet une projection dans l'avenir, dans la confiance, cette foi en l'autre, auquel j'accepte de me donner. (...) Quitter père et mère, c'est finalement accepter qu'un ailleurs puisse être, qu'un autre visage soit devant moi.
Et l'irruption du visage de l'autre devient possible lorsque mes yeux se sont ouverts et que mon cœur est prêt à franchir cette distance.
Une seule chair...?
Il quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair … (Gn 2,25).
Quitter un cocon pour en retrouver un autre ? De quelle union s'agit-il ? Sylvaine Landrivon dans sa thèse déjà citée (4) développe très bien ce danger fusionnel. L'unité à trouver est le cœur de la spiritualité conjugale. Elle est cette symphonie de l'âme et du corps où l'un et l'autre ne perdent pas leur essence, mais conjuguent à l'infini, désir et complétude. Une symphonie où l'autre cœxiste, préexiste parfois à soi-même. Le texte hébreu ne vise pas une fusion. Le terme employé (basar) est plus vaste. Il évoque plus une relation qu'une fusion. La sagesse juive qui est partie du manque ne parle pas d'une réponse à ce manque, mais évoque plutôt une construction, une escalade du désir que le récit de la chute (Gn 3) viendra compléter…
Le terme hébreu basar porte un sens plus large que le sens français; il exprime une symphonie des corps et des cœurs que nous avons du mal à percevoir dans notre monde marqué par la chute, mais qui transparaît dans le sens sacramentel d'une relation conjugale (cf. mes chapitres 10 et 11 d’aimer pour la vie).
Le long soupir d'un violon solitaire ne remplacera jamais les harmonies d'une symphonie ou d'un concerto. La musique n'est pas un plaisir solitaire, mais la rencontre d'instruments. En se répondant, jouant sur les contrastes et les spécificités de chacun, ils parviennent à exprimer une beauté intérieure souvent indicible. La musique est le lieu de la rencontre, de l'expression et du don. Elle n'est pas centrée sur elle-même, mais ouverture à la beauté. Pour beaucoup, elle atteint même le sommet de l'expérience esthétique et ouvre au spirituel.
Cette symphonie qui consiste à vivre en actes et en vérité le « je te reçois et je me donne à toi » peut tendre vers cette dépossession de l'homme au service de l'amour. Dans cette direction qui devient exercice d'une certaine chasteté peut poindre cette image de la Trinité que nous avons esquissée plus haut.
Il y a, dans le concept même de chair, une dimension de relation au sens trinitaire dans le sens où l'unité est danse entre les Personnes, chacune toute tournée vers l'autre (cf. jean 1). En effet, il ne s'agit plus alors du seul désir humain, mais d'une danse, c'est-à-dire d'une véritable conjugaison des corps et des cœurs au service d'un amour qui les dépasse. Une Personne entre en relation avec une Personne prise dans sa totalité. C'est dans ce sens que le pape Jean Paul II dans ses Catéchèses du mercredi (5) dit que « le langage des corps devient la langue de la liturgie » (…) et élève le langage du corps « aux dimensions du mystère ». Le mot liturgie, qui dans son sens étymologique signifie action du peuple, prend ici son sens chrétien de culte, de célébration de l'amour divin. Cette célébration dépasse le seul amour humain. La danse des corps et des cœurs peut devenir ainsi célébration de l'amour reçu, une manière de rendre grâce aux dons reçus du créateur, mais aussi d'être signe de cet amour.
On retrouve cette même idée de liturgie évoquée par X. Lacroix dans le Corps de Chair lorsqu'il souligne le sens multiple, la polysémie du mot chair qui porte un sens corporel et spirituel. Dans une vision personnaliste qui considère que l'homme est une Personne, telle que celle reprise par Jean Paul II, cette multiplicité du sens appelle en fait à ce qu'il qualifie de « totalité unifiée ».
« Unifier le cœur, le corps et l'esprit, c'est justement entrer dans cette symphonie où mon corps et ton corps sont les humbles instruments d'un dialogue qui fait intervenir tous les langages, celui du visage, de la tendresse, et surtout cette harmonie du cœur sans laquelle la musique reste solitaire. Tu es corps, mais aussi Personne, digne de tendresse et de respect, porteur d'une flamme qui te dépasse… » Cette symphonie est ouverture et s'inscrit dans cet échange.
Dès le chapitre 4 de la Genèse, la Bible emploie à ce sujet le mot hébreu « yd » (connaître) pour décrire la rencontre intime d'Adam et d'Ève : « L'homme connut Ève sa femme » (Genèse 4,1), Mais comme le souligne Ève dans le même verset : « J'ai procréé un homme, avec le Seigneur », soulignant ainsi que cette connaissance est plus vaste qu'une simple relation entre deux humains. Dans l'Ancien Testament, la connaissance est d'ordre existentielle, c'est-à-dire exprime toute une série de liens et de relations qui vont de la connaissance intime, familiale à la connaissance de Dieu, dans l'Alliance et à travers sa révélation.
Dans cette direction, le théologien protestant J. G. Hamann va un pas plus loin dans cette analyse de la Genèse en décrivant le connaître de l'enfantement comme une véritable connaissance symphonique. Ce sens plein du terme biblique traduit une forme de révélation.
Cette image d'une femme qui vibre de tout son corps et tressaille d'allégresse dans cette co-création d'un petit homme est alors une connaissance nouvelle, une révélation intérieure, qui dépasse la seule sensation d'un corps présent dans un autre corps, mais évoque une transcendance, c'est-à-dire la perception d'une présence plus intérieure, plus intime. Cette communion avec le créateur, qui conduit à la naissance d'un petit homme, rejoint à sa manière cette communion du Père et du Fils dans l'Esprit Saint. Elle rappelle aussi ce tressaillement du Fils au sein de la Vierge lors de sa visite à Élisabeth.
Nous irons plus loin dans ce sens, mais il faudra ouvrir un autre livre de Sylvaine avec qui j’ose ici entrer en résonance sur la pointe des pieds.
(1) G. Hamann, Ritter von Rosenkreuz n3 p. 32, cf. Urs von Balthasar in la Gloire et Croix, Styles T2.2 p.147
(2) disponible gratuitement sur kobo
(3) voir mon billet danse 33
(4) Sylvaine Landrivon, La femme remodelée, op. cit., not. p.205sq
(5) Jean Paul II, L'Amour Humain dans le plan divin, Cerf, p. 30. Ses catéchèses ont été reprises en un tome dans Homme et femme il les créa aux éditions du Cerf