Ma grand-mère m’a dit, il y a bien des années, qu’une phrase d’Ephesiens 5 était le plus grand obstacle à sa foi. De quoi parlons-nous ? Voici l’extrait dans sa totalité : «Soumettez-vous les uns aux autres dans la crainte du Christ; ainsi les femmes à leur mari, comme au Seigneur; car l’homme est la tête de la femme, comme le Christ est la tête de l’Église, qui est son corps et dont il est le Sauveur; en tout cas, comme l’Église se soumet au Christ, qu’ainsi les femmes se soumettent en tout à leur mari. Maris, aimez votre femme comme le Christ a aimé l’Église: il s’est livré lui-même pour elle, afin de la consacrer en la purifiant par le bain d’eau et la Parole, pour faire paraître devant lui cette Église glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut. De même, les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même.» Éphésiens 5:21-28 (traduction NBS)
Comment interpréter cet appel à la soumission des femmes devant leur mari ?
Au bout de quelques centaines de pages d’Aimer pour la vie(1), je trace un chemin possible d’interprétation que j’aimerais confronter à votre sagacité. Sans vous redonner la totalité voici un (trop long) extrait retravaillé d’un texte complexe.
Pour moi la difficulté vient du fait que l’auteur (puisqu’il semble admis que ce n’est pas Paul) est d’avoir mis les versets dans le mauvais sens... ou, pour nous, de ne pas comprendre que ce qui compte d’abord dans ce texte, c'est la notion de réciprocité (cf. v 27). « Soumettez-vous les uns aux autres » est la clé.
Encore faut-il prendre le temps de percevoir ce que soumettre veut dire de compromission, de dialogue, de pardon et de joies mêlés dans ce lent tissage que constitue une vie conjugale. Soumettre une requête n’est pas soumettre l’autre à sa volonté.
La communauté ou l’unité, que les époux peuvent constituer, se réalise dans la donation réciproque et mutuelle de leur vie.
Éphésiens va loin dans cette dynamique en évoquant « Le bain d'eau qu'une parole accompagne » (Ch. 5 v. 26) comme double expression de l'amour nuptial et de ce que le Christ prépare pour l'Épouse (l'Église) dans son union avec l'Époux.
Si l’on y retrouve probablement une double allusion au baptême et à la réconciliation, il peut aussi et surtout y avoir un lien avec le lavement des pieds. Après ce bain d'eau, l’auteur présente l'Épouse et l'Église comme toute belle, sans tâche dans la métaphore d'une noce (cf. aussi le jeu des jarres à Cana en Jn 2). C'est cette Épouse que l'Époux (le Christ) va nourrir (cf. verset 29) et cette nourriture sera pour la tradition une allusion claire à l'Eucharistie.
On peut partir alors dans l’idéalisme ou concevoir qu’il y a là une tension créatrice (2) voire même une dynamique sacramentelle (3).
Évoquer le lavement des pieds n’est pas anodin, car il prépare l’union nuptiale à l’ultime agenouillement dont il n’est que le premier mime : la croix, le don total. De fait, chronologiquement la mort précède le baptême, le don de l’Époux est la primauté et le privilège du Fils. Il est la « tête », le premier que parce qu’il précède l’église dans l’amour et le don !
Dire que l’homme est la tête sous-entendrait il qu’il est le premier à devoir descendre de sa toute-puissance (ou de son animalité) pour réaliser qu’en mourant à son désir de puissance sur l’autre il s’inscrit dans la dynamique christique du renoncement, du don et d’un agapè au bout du bout d’un passage qui va de l’éros en philo puis en agapè dans la dynamique donnée par Jean 21 (par le biais non d’exclusion d’un stade à l’autre, mais de conjugaison : l’éros ne disparaît pas en agapè, il l’alimente et le fait grandir, comme le montrent à leurs manières JL Marion ou Benoît XVI).
Que vise vraiment l’auteur d’Éphésiens 5 ? Dans son amour "conjugal" pour l'Église, le Christ va prendre soin de celle-ci par sa mort puis, par son rappel, dans l'Eucharistie. Signe visible et invisible de son Amour. Présence sublime d'un Christ qui continue de recevoir et de donner, d'être présent dans nos cœurs, de diviniser ce que nous avions humanisé par notre démarche volontaire d'attention et de réconciliation. » (...) « La primauté du "je te reçois" sur le "je me donne à toi" est d'ailleurs intéressante à noter. Elle sous-entend en effet que le fait de recevoir ne se limite pas à la seule enveloppe corporelle de l'autre, mais bien l'état où l'on se met à genoux devant une "cathédrale", celle qui englobe à la fois l'être aimé et l'étincelle de Dieu qui l'habite (cf. 1 Co 3, 16-17). Recevoir devient alors autre chose et justifie cet agenouillement. En te recevant, je reçois et rends gloire à ce don que Dieu me fait. Je m'agenouille devant cette grâce sans laquelle je n'aurais pas pu avoir la joie de cette rencontre... » (...) « Nous sommes alors invités au bain purificateur, au lavement des pieds de Jean 13, que saint Paul étend à toute l'Église dans Éphésiens 5 (v. 25-27) en nous invitant à renouveler ainsi notre baptême par la prière pénitentielle : "Vous maris, aimez vos femmes, « comme le Christ a aimé l'Église et s'est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée dans l'eau baptismale, avec la parole, pour la faire paraître, devant lui, cette Église, glorieuse, sans tache, sans ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée. ». Nous reconnaissons ainsi que nos jarres (cf. Cana en Jn2) sont vides et imparfaites.
C’est devant cet agenouillement que la première phrase d’Ephesiens 5 peut seule prendre sens. Puisque tu t’es fait don, je consens à mon tour à cet agenouillement et dans la réciprocité de nos agenouillements, dans une soumission qui contemple ton offrande et tes renoncements je peux avancer vers la symphonie de nos nudités, vers cet « une seule chair » qui nous fait parvenir au Royaume... au bout du chemin dans la relation qui se tisse entre nos personnes et nos différences (4)
Un petit clin d’œil nous ramène à Gn 3. La femme écrasera le serpent. Si le serpent est violence, toute puissance ou double jeu, oui, elle peut l’écraser de son pied. Sans réduire la faute à une condamnation de l’acte sexuel, on pourrait s’amuser à voir dans la non véritable condamnation de la femme (5) que le vrai coupable est l’homme, responsable soit d’une absence de réciprocité dans le lien, soit d’une toute puissance sur la femme. C’est en tout cas une chute fréquente à défaut d’être LA chute.
La réciprocité passe de fait par ce double agenouillement du don et du recevoir (6), de la mort d’un désir solitaire pour entrer dans une communion véritable. L’Eros est antichambre de l’agapè.
L’enjeu n’est-il pas de sortir de l’animalité pour atteindre une symphonie où tous les instruments de nos différences et de nos ressemblances s’ordonnent dans une danse sublime et féconde.
On peut se demander à la suite de Barth (7) si la mauvaise interprétation d’Éphesiens 5 participe à cette exclusion de la dynamique particulière de Gn2 (et du Cantique des Cantiques) de la réflexion théologique sur les liens entre nuptialité, alliance et révélation.
En insistant sur le seul axe de la procréation on a réduit l’ouverture qu’apportait une vision symphonique du conjugal...
De même en lui donnant un sens eschatologique (8) la situation décrite en Gn 2 perd son sens immédiat. L’enjeu n’est ni disparu, ni à venir, mais demeure toujours une invitation à percevoir que l’homme et la femme sont appelés conjointement, par leurs agenouillements réciproques devant l’autre, à construire, pas à pas, un Corps, une symphonie qui peut être petite église et donc signe du Corps...
La grande difficulté de ce discours reste la question de la symétrie des mouvements. Il n’y a symphonie que s’il y a réciprocité et pourtant l’agapè peut être asymétrique. En soulignant une primauté du don et de l’absence de la peur de la mort, Marie-Etiennette Bély trace une ouverture intéressante dans cette contemplation(9). En réduisant l’animalité chez l’homme, en domptant le serpent et creusant en lui l’au-delà du désir érotique, a-t-elle une force particulière, contagieuse et constructive pour faire de la relation une ?
(1) cf. mon livre éponyme
(2) ces propos me sont inspirés par la lecture de la thèse de Sylvaine Landrivon, La femme modelée, Cerf 2016, p. 338
(3) cf. mon autre essai éponyme
(4) analogia relationis et non analogia entis, comme le souligne à juste titre, Sylvaine Landrivon, op. cit. p. 332. Une relation qui peut aller jusqu’à ce qu’elle appelle bien justement une « dépendance essentielle »
(5) p. 372
(6) cf. aussi p. 388 les liens entre Saraï et Abram.
(7) ibid. p. 344-5
(8) vision que je découvre chez Barth, ibid. p. 348 comme je crois chez X. Lacroix dans Le corps et l’Esprit.
(9) Landrivon, ibid. p.351
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