« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup » (Luc 9, 22)
Ce « il faut » que nous rapelle la liturgie de jeudi interpelle et mérite pour moi un long développement. J’en livre ici une première partie à critiquer...
Pourquoi à critiquer ? Qui suis je, qui sommes-nous pour commenter la profondeur de ce texte aux multifacettes, mais plus encore l’intention divine ? Lévinas ne distinguait il pas magnifiquement le Dire et le Dit dans « Autrement qu’être » ?
Contempler la mort du Christ, n’est pas en tout cas, pour moi, sombrer dans le dolorisme ou dans le désespoir, mais plutôt, à travers la polyphonie des sens de la Passion du Fils, percevoir en quoi il est possible que quelque chose de Dieu et de sa symphonie, de ce que j’ose nommer sa danse kénotique se manifeste. « il faut » mérite pour moi un long développement. J’en livre ici une première partie à critiquer...
C’est en contemplant la mort que l’on peut concevoir comme possible la résurrection. Faire le chemin inverse serait prendre le risque d’un raccourci, celui qui nie notre humanité et notre propre rapport avec sa contingence, avec l’incontournable réalité qu’est la souffrance, le cri et la mort des hommes. Un Dieu qui ignorerait cela ne pourrait être un Dieu pour tous. Pour cela, nous devons contempler les multiples sens d’un Jésus « mort pour nous ».
L’approche synoptique - Plusieurs récits
Deux récits s’opposent en apparence sur la Passion de Jésus. Celui de Jean et les synoptiques. On pourrait considérer que les oppositions décrédibilisent la réalité de la mort du Christ. Au contraire, cette absence de vision unique, ces nuances permettent d’ouvrir des interprétations sans fermer sur une vision uniforme. Ces nuances n’obligent pas à croire « en sens unique », mais laissent, à chacun, un chemin de méditation personnelle et de contemplation. Jésus n’a pas d’ailleurs expliqué sa mort. Il n’a rien écrit. Il a laissé aux hommes le temps de la prise de distance, du discernement et sous l’influence de l’Esprit, plusieurs visions d’une unique mort nous ouvrent des champs d’interprétations et de possibles. C’est au sein de cette polyphonie que peut transparaître, entre-les-lignes le sens de la Passion. Il nous faut nous laisser travailler par ces sens multiples, chacun résonnant chez les uns et les autres à la lumière de son propre chemin intérieur.
J. Moltmann, un théologien protestant allemand a ainsi voulu insister sur le fait que souvent nous avions une vision de la croix du côté des persécuteurs, de ceux qui font violence et pour qui la croix interpelle le sens de leurs actes, leur montre le non-sens de la puissance et les conduit à la conversion. Il souligne à l’inverse, dans Le Dieu crucifié, le côté des souffrants, ceux qui sont à jamais marqués par la violence et la mort subies et pour qui la Passion est, plus qu’ailleurs, un être-avec de Dieu. Dans la souffrance de Jésus, résonne alors une proximité extraordinaire, à l’image de celle qu’il évoque à travers un texte d’Élie Wiesel sur les camps de la mort. Écoutons son propos, tiré d’une conférence donnée à Paris.
« Comment prier et parler de Dieu "après Auschwitz" ? L’athéisme est-il la solution ? Est-ce que Dieu est "mort" après Auschwitz ? Ou bien est-ce que beaucoup ont perdu leur confiance en Dieu après ce crime et le silence du ciel ? Je trouvai de l’aide dans le livre d’Élie Wiesel sur ses expériences à Auschwitz, intitulé Nuit :
« Trois condamnés enchainés – et parmi eux, le petit serviteur [pipel], l’ange aux yeux tristes. [...] Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. « L’ombre de la potence le recouvrait. [...] Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants. Vive la liberté ! crièrent les deux adultes. Le petit, lui, se taisait.
Où est le Bon Dieu, où est-il ? demande quelqu’un derrière moi. Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent. [...] Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, l’enfant vivait encore. [...]
Derrière moi, j’entendis le même homme demander :
Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :
Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence ...
Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. »
Est-ce que c’est une réponse ? Dieu souffrit-t-il avec les victimes d’Auschwitz ? Est-ce que Dieu n’était pas dans le ciel lointain, mais présent dans les chambres à gaz ? Est-ce que Dieu était pendu là au gibet ? J’eus l’impression que toute autre « réponse serait hors de propos. Il ne peut pas y avoir d’autres réponses. Parler à ce moment-là d’un Dieu incapable de souffrir, cela ferait de Dieu un démon. Parler d’un Dieu indifférent nous rendrait indifférents, nous aussi. Renier Dieu et se tourner vers l’athéisme réduirait au silence le cri des victimes. On priait le Sheema d’Israël et le Notre Père à Auschwitz, on peut donc prier Dieu après Auschwitz. Dieu était dans leurs prières[1455]. »
Souffrant pour nous
À la suite de Moltmann, il nous semble central de considérer cette souffrance de Jésus dans tout ce qu’elle révèle de Dieu. Avant d’en arriver là, il nous faut laisser temporairement de côté ce que l'Église peut nous dire de la divinité du Christ, en prenant peut-être une certaine distance avec l’interprétation traditionnelle faite à la suite de Jean. Ce qui compte, dans cette contemplation, c’est probablement le fait qu’il est homme, vraiment homme. Il ne s’agit pas d’une souffrance simulée, d’un Dieu descendu sur terre pour faire semblant « d’être-avec. Il a souffert la Passion nous disent en cœur les trois évangélistes synoptiques[1456].
Cette croix qui se dressait au bout de son chemin, qu’en savait Jésus ? Il n’a pas pu agir et proclamer une voie nouvelle sans ignorer qu’il se heurtait aux puissances conjuguées du judaïsme de l’époque et du monde romain. Pourtant, sa vie l’a conduit à la mort.
C’est au jardin de Gethsémani que les évangélistes nous racontent ce combat intérieur de l’homme. Une version de l’Évangile selon saint Luc a notamment des accents poignants sur cette agonie de Jésus qui « suait des gouttes de sang » (Lc 22, 23). Qu’en savons-nous ? L’incrédule peut rejeter ce texte justement parce qu’il n’est pas commun aux autres évangélistes. Et de fait, nous pouvons ignorer cet aspect de la lutte intérieure du Christ. Et pourtant, plusieurs siècles de méditation ont trouvé dans ce récit la force d’une espérance. La souffrance du Christ, avant et pendant la Passion a résonné avec ce qu’ils vivaient dans leur chair. C’est peut-être là que l’on peut en tirer une crédibilité. « Une mystique comme Anne-Catherine Emmerich a ainsi perçu dans ce texte que Jésus souffrait de l’inutilité de sa mort. Il aurait beau mourir, nous ne changerions pas notre vie. Pour elle, notre insouciance, en dépit même de cette souffrance partagée, rendrait sa mort stérile. Telle serait à ses yeux l’agonie du Christ. Nous avons remarqué des accents similaires dans la méditation de Jean 4 à propos de la fatigue du Christ…
Nous pouvons passer outre cette vision, en rejeter le caractère doloriste, s’il ne venait pas perturber notre façon de voir le pourquoi du « mort pour nous »… Il nous semble néanmoins que cette souffrance a un sens, dans ce qu’elle révèle en nous l’amour. Comme ce serpent d’airain brandi au désert pour guérir des morsures, la mort à un effet sur nous, comme tout être souffrant que nous côtoyons et qui nous interpelle. Ce n’est cependant qu’un des sens de la mort de Dieu.
Souffrant avec nous
« L’autre point de vue, déjà esquissé dans le récit d’Élie Wiesel, est cette communion de Jésus avec les souffrants. Que celui qui se dit envoyé du Père accepte de mourir d’une mort ignominieuse, fait historique par excellence, comme nous le soulignions plus haut, n’est pas sans conséquence pour tous ceux qui souffrent encore de la mort. Si ce Jésus est l’envoyé de Dieu, alors peut-on pressentir, au-delà du cri et du rejet que la souffrance fait jaillir en nous, que quelque chose de Dieu se fait proche, qu’il se peut qu’il soit encore à nos côtés, malgré son silence ? Par rapport au vide que nous évoquions au départ, une piste, une lueur, apparaît dans cet être-avec de Jésus.
Plus encore, cette mort n’est pas un simulacre, puisque justement alors, le Dieu que l’on croyait tout-puissant se tait, qu’il se garde bien d’intervenir.
Dans la contemplation de ce que l’on appelle la déréliction, c’est-à-dire le sentiment d’abandon total de Jésus par le Père, nous pouvons, à la suite d’Adrienne von Speyr et de son ami, le théologien « Hans Urs von Balthasar[1457], méditer sur le sens que revêt cet abandon[1458]. Si Jésus a été jusqu’à douter même de la présence, ce ne peut-être que parce qu’il voulait nous suivre, au plus profond de notre désespoir, nous accompagner, jusque dans le vide du Samedi saint, allant jusqu’à ce lieu du « non-dieu », de l’enfer des hommes sans Dieu…
Moltmann évoque d’ailleurs une représentation médiévale de l’enfer où un homme semble s’interroger, suite à la venue du Christ dans ce lieu perdu. « Es-tu venu pour moi ? » On a parfois du mal à y croire, et pourtant, n’est-ce pas le sens même de la parabole de la brebis perdue, elle-même entrant en écho avec un texte d’Ezéchiel, qui affirme que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il vive »…
Ce Dieu qui connaît l’abandon laisse transparaître une lueur de vie à tous les abandonnés. S’il a vécu jusque-là, alors nous pouvons espérer, contre toute espérance, qu’une lumière viendra au bout du tunnel, peut-être pas dans cette vie, mais dans le temps de Dieu. »
[1453] Saint Jean est plus équivoque puisque, déjà, dans sa méditation de la Croix, il nous livre aussi l’enthousiasme de la présence de Dieu, qui se révèle comme source jaillissante du cœur de Jésus…
[1455] Conférence de Mars 2010, à l'Église américaine de Paris, texte inédit.
[1456] Nous aborderons plus loin l’interrogation différente qu’apporte Jean.
[1457] Cf. par exemple Pâques le mystère, ou Dramatique Divine ou C. Hériard, Retire tes sandales.
[1458] Nous développerons ce point dans la 4ème partie.
Cf. aussi sur ce thème : C. Hériard, Quelle espérance pour l’homme souffrant ? Amazon, 2013.
PS : je vous livre ici un Extrait de Dieu depouillé - À suivre..
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