Tous deux ne feront plus qu'un. Tous les deux, l'homme et sa femme, étaient nus, et ils n'en éprouvaient aucune honte l'un devant l'autre. (Gn 2, 24-25)
Deux questions se posent. De quelle nudité parle-t-on ? À la lumière de ce que nous venons d'esquisser, ce ne peut-être seulement la nudité du corps, mais bien une notion plus vaste, celle de s'exposer, de se mettre à nu, en vérité devant l'autre. Oser quitter ses défenses et faire le pas de la confiance ? Nous reviendrons sur ce point.
La deuxième question est dans la nature de ce désir qui permet d'être tendu l'un vers l'autre, sans en avoir honte. Quel est-il ?
Ce n'est plus le manque, le désir pulsionnel, mais une recherche plus grande. Un Désir qui touche à l'idéal, une crête impossible à atteindre ? Non, un état, une relation, une unité, une symphonie où l'autre est autre. Un chemin, un appel, une interpellation pour le couple. Ce désir de l'autre ne le réduit plus à un objet, mais entre dans la danse d'une relation de réciprocité où chacun a le droit d'exister, de vivre dans sa différence. Une relation. Elle trace, à son échelle, le début d'une approche de la Trinité.
Le lien qui va unir les époux ne peut que s'inscrire en effet dans cette relation du don et du recevoir qui en fera le cœur de l'échange « sacramentel ». Et quelle sera la nature de cet échange si ce n'est un amour qui, idéalement, est à une distance infinie de soi-même comme le dit M. Zundel ? Ce qu'il dit là à propos de la Trinité peut être chemin de crête pour le couple. Quitter son moi pour être don. « Te recevoir et me donner. Non pas me prêter, mais me donner tout entier ». Il n'est pas neutre que ces versets de la Genèse servent de référence au Christ quand il évoque le couple (Mat. 19,5) et que Paul les reprenne dans Éphésiens 5,31. Ils traduisent cette tension à chercher, cet appel, ce chemin ascendant que nous qualifierons à la lumière de Paul Ricoeur de métaphore vive(1) ou d'hyperbole, c'est-à-dire l'entrée dans une dynamique ascendante (2) qui fait passer de l'amour humain à un amour plus grand qui nous dépasse. La relation sera à l'image d'une relation plus belle encore.
Être nu devant l'autre, c'est aussi s'exposer. Avoir l'un pour l'autre une relation vraie. En actes et en vérité (3) Exposer son corps comme on expose son visage, dans la beauté d'une relation qui respecte son corps et le corps de l'autre. Tracer les chemins d'un don, d'un échange mutuel dont on n'a pas honte.
Il y a enfin dans cette phrase une bénédiction. Dès la création, l'homme et la femme sont relation en devenir. Échange en vérité. L'exposition mutuelle du regard, l'échange d'un cri qui vient du cœur et va au cœur, ouvre à une relation où l'on quitte soi-même et son histoire pour mettre en commun son cœur, mais aussi son corps.
Tel semble être le chemin tracé par Dieu, d'après la Genèse. Elle exprime dès l'origine une vision positive sur l'homme et son potentiel d'amour. L'homme est appelé dans cette voie ascendante, ce que j'appelle l'hyperbole. En sera-t-il digne ?
Quelle Chute ?
Le chapitre 3 de la Genèse trace néanmoins un deuxième écueil. Plusieurs interprétations ont été données sur ce texte pivot du mystère de l'homme face au mal. J'en retiendrai deux.
Selon une première clé de lecture, dans la Divine Origine, M. Balmary parle d'un repas qui n'est pas partagé. On quitte la vision positive du chapitre 2 qui introduisait une relation vraie, une unité dans l'échange. On n'est plus dans le fait de quitter père et mère et soi-même, mais on reste dans une recherche personnelle du plaisir. « Je mange, tu manges ». Il n'y a plus repas et unité, mais plaisir personnel où l'autre n'est plus proche, mais concurrent ou serviteur de mon plaisir et de mon bonheur.
Il n'y a donc plus un rapport de Personne à Personne, une danse globale, mais une relation de Personne à objet. Tu es objet de mon désir, je te désire pour que tu sois source de plaisir. Et lorsque ce désir sera assouvi dans le plaisir, viendra la chute de mon manque. Jean Luc Marion décrit ainsi l'après-rencontre comme une falaise(4), où tout s'effondre, mon désir, mon plaisir et mon manque. Cette chute brutale du désir peut conduire à un esclavage, comme un dom Juan qui court vers une nouvelle recherche de plaisir. La rencontre, n'étant pas rencontre véritable, n'a pu porter ses fruits, il lui manque les deux autres aspects qui en font une danse : la construction du Nous et l'ouverture à la Vie.
P. Beauchamp, dans son analyse de ce chapitre de la Genèse(5) parle quant à lui d'un rapport de puissance. Vouloir accéder à la connaissance de l'autre (le verbe connaître a ici un sens de consommation), devient une façon de renforcer son Moi, d'accéder à une toute-puissance du Moi. Une recherche qui défie Dieu pour en prendre le pouvoir. Je défie l'ordre divin parce qu'il m'empêche d'être son égal.
En cela le serpent déforme la parole de Dieu pour orienter l'homme vers sa chute. Il déforme le « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin ; mais quant à l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras pas » (Gn 2, 16-17), et suggère que Dieu craint cette « divinité », cette concurrence de l'homme.
La chute devient un enfermement sur soi, un enroulement sur soi-même, son égoïsme, ses certitudes. La chute, c'est vouloir être Dieu tout seul, sans Dieu. Construire sa tour d'orgueil et ne plus en descendre. S'enfermer dans un égo-centrisme, dans l'orgueil d'une toute-puissance qui ne laisse plus de failles à l'altérité.
Il y a aussi, dans cette analyse, un chemin de discernement pour le couple. Il peut se traduire dans ce que l'on appelle le conflit des « deux tours ». Il est à l’opposé de la « descente de tour », où l’on se met à nu pour d'atteindre le même niveau de vérité que celui évoqué dans Gn 2,25. « Être nu devant l'autre et ne pas en avoir honte ». S'exposer dans la nudité de celui qui demande et de celui qui reçoit. Trouver le chemin d'un amour dans la réciprocité. Ce chemin n’est pas celui du Serpent qui travestit la vérité pour masquer son désir de puissance.
De fait, suite à ce don du jardin et de la femme, l’homme est resté ignorant. Il n’a pas compris que le don était démesuré et il n’a pas écouté la parole qui lui donnait un chemin de vie.
L'homme a cru au serpent, il est parti sur une fausse piste, celle d'un Dieu qu'il croyait tout-puissant et jaloux de son pouvoir. Il pensait que Dieu ne voulait pas lui donner sa place, le laisser être Dieu à côté de lui. Et pourtant, s'il avait su...
Mais le Dieu de nos fantasmes, celui que nous imaginons, le Dieu gâteux, vieux sage, jaloux de ses droits est-il le vrai Dieu ?
S'il avait su, l'homme...
Il n'aurait pas cru ce serpent intérieur, ce doute qui vient quand on n'a plus confiance en soi et en l'autre, ce faux Dieu qui s'installe quand on se ferme à l'écoute... Il aurait entendu l'appel.
Depuis l’alerte donnée par ce récit, il nous faut entendre et réaliser que le serpent se glisse partout, jusque dans nos certitudes. Jésus lui-même le rencontre au désert (cf. Mat 4 // Lc 4) (6)et il réapparaît au milieu de ses amis, le dernier soir (cf. Jn 13). Restons attentifs, gardons nos lampes allumées, car la tentation nous guette, elle s’insère dans les failles de nos certitudes, déforme jusqu’à la voix de Dieu.
Et n’oublions pas que Dieu est là. Il nous attend et nous appelle : « où es-tu ? » crie t il encore d’Eden à Gethsémani. À suivre
(1) voir son livre éponyme mais aussi l’insistance de Paul Beauchamp in L'un et l'autre testament,
(2) cf. La dynamique sacramentelle
(3) cf. Alphonse d’Heilly, Aimer en actes et en vérité
(4) Jean Luc Marion, le phénomène érotique, Grasset, Figure, 2003, p. 212ss,
(5) Paul Beauchamp, L'un et l'autre testament
(6) cf. Le chemin du désert
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