Ce qui vient d’être vécu mérite un arrêt sur image, tellement la densité liturgique du triduum pascal nous a conduit à un feu d’artifice symbolique sans nous laisser de temps pour manduquer ce qui nous est livré...
Il faudra 40 jours pour que les apôtres soient prêts à danser dans le feu de l’Esprit...
Je voudrais en profiter pour revenir sur deux points qui dansent ensemble et encadrent la révélation fragile du Ressuscité.
Ce qui se passe de la croix à Pâque mérite que l’on respecte l’indicible d’une révélation qui parle d’elle-même.
1. Samedi Saint
Joseph Moingt, sj., insiste beaucoup sur ce temps de silence qui précède la résurrection, comme ce lieu où, d’une certaine manière, se concentre nos doutes, nos peurs et nos incompréhensions. Contempler le silence du jardin, c’est prendre conscience de tous ces lieux où le vide et la question nous envahissent. C’est le lieu où nous pouvons rejoindre ceux qui ont encore du mal à croire. C’est aussi le lien où nous entendons plus qu’ailleurs le cri des souffrants...
« Quiconque contemple en Jésus l'humanité victime de ses manipulations du divin au point de s'entretuer, se sentant solidairement coupable de cet état de choses et impuissant à s'en libérer, est invité à y écouter le silence du Dieu qui parle en Jésus et à y découvrir l'inconnu d'un Dieu tout différent de ses images, plein d'amour et de respect pour les hommes, qui les appelle à l'aimer et à le respecter par le respect et l'amour les uns des autres, à exister pour les autres comme pour Dieu même. »(1)
Écouter et faire résonner en nous le silence de Dieu...
2. Le soir de Pâques
L’autre versant (mais est-il bien différent ?) est ce chemin d’Emmaus qui encadre aussi l’éclat lumineux et fugace des théophanies pascales.
« Il leur expliquait les écritures... » nous dit Luc.
Contemplons un instant ce compagnon de route qui sait s’effacer ensuite, « pour laisser advenir, en ceux (...) qui le suivent, sa propre relation à son Père »[2].
Pour C. Théobald « ceux qui ont commencé par le suivre avec leurs pieds doivent comprendre où il demeure (Jn 1, 38) s'ils veulent aller au bout de leur désir pour passer ainsi à une relation symétrique de compagnonnage ou d'amitié avec lui ».[2] »
Le risque de toute pastorale, renchérît à sa manière Michel Rondet (dans un texte souvent cité ici) est de proposer « des réponses là où l’on nous demande des chemins. Ceux qui, d'horizons très divers, se mettent en marche, au souffle de l'Esprit, n'attendent pas que nous leur offrions la sécurité d'un port bien abrité. Ils ont justement quitté le port des sécurités factices. Ils ont gagné le large à leurs risques et périls, ils savent que la traversée sera longue. Ils ne nous demandent pas de leur décrire le port, mais de les accompagner sur un chemin dont ils ne connaissent pas encore le terme : ils savent qu'une rencontre les attend, qui leur fera découvrir le meilleur d'eux-mêmes et le sens de l'aventure humaine. Ce qu'ils espèrent, c'est un compagnonnage de recherche et de disponibilité, pas un étalage complaisant de certitudes ».(4)
Magie du chemin de Jésus à Emmaus qui accompagne sans se révéler pleinement.
À sa suite, osons partager nos quêtes intérieures et laissons Celui qui nous habite, au Nom de qui nous sommes réunis, transformer notre pain de froment en pain de vie, notre sueur en vin de noces en espérant intérieurement que Dieu, qui est là, au cœur de ces rencontres, fera jaillir une source.
L’enjeu révèlé à Emmaüs est un accompagnement, une marche où l’on cherche à plusieurs, on danse, non dans la position du savant, mais plutôt dans celle du marcheur comme Jésus sur le chemin.
« ils causaient entre eux de tous ces événements. Tandis qu'ils causaient et discutaient, Jésus lui-même, s'étant approché, se mit à faire route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : " De quoi vous entretenez-vous ainsi en marchant ? " Et ils s'arrêtèrent tout tristes. L'un d'eux, nommé Cléophas, lui dit : " Tu es bien le seul qui, de passage à Jérusalem, ne sache pas ce qui s'y est passé ces jours-ci ! » Luc 24
L’approche discrète de Jésus est à contempler en soi tant elle diffère de tout étalage de certitudes.
Son questionnement est un éveil, un réveil qui permet de sentir, en toute liberté, que Son chemin n'est pas étranger à leur propre recherche, qu'il rejoint leur chemin d'humanité. Sans révéler sa présence, le Christ marche et donne du sens à leur route. « Et ils le reconnurent à la fraction du pain » (Luc 24, 31), c’est-à-dire que sans qu'il y ait eu besoin d'en dire plus, dans la démarche ouverte, accueillante et respectueuse, insistante sur la liberté de chacun, Il est venu entre-ouvrir la porte du mystère.
Pastorale d’engendrement...
La catéchèse de Jésus complète et éclaire un bon millénaire de pédagogie divine, et fait prendre conscience au lecteur de Luc ce que la parabole du vigneron (Luc 20, 9-18) résumait si bien : la mort du fils s’inscrit dans une histoire. Elle est le point final de l’histoire d’un peuple. Au bout de ce chemin, à la suite des pèlerins d’Emmaüs, un seul signe se révèle, celui du pain rompu.
Qu’est-ce que le pain rompu ? Une communion véritable, comme celle que nous sommes appelés à vivre à sa suite ? Un corps brisé et broyé qui se révèle ? Un Dieu qui se donne et se tait. Les trois et plus encore, très certainement.
Il nous faut peut-être entrer à nouveau dans le silence pour percevoir les harmoniques qui se déploient ici. La révélation est loin des trompettes sonores des premières théophanies de l’Exode(5). Dieu se dit et se tait. Et le pain rompu à Emmaüs n’est pas encore un rituel. Il est mystère, mime au sens donné par Léon Dufour(6), d’un Dieu brisé, nu, dépouillé (7) et offert et qui en même temps disparaît, s’efface pour nous appeler à poursuivre ensemble le chemin, dans nos gallilées et nos périphéries.
La fraction du pain est danse fragile, kénose trinitaire...invitation sublime au banquet à venir...(8)
Peut-être doit on à nouveau retrouver ce sens eucharistique premier, loin d’un automatisme rituel.
Double et lente manducation aux deux tables de la Parole et du Pain. Musique de Dieu(9)
(1) Joseph Moingt, L’homme qui venait de Dieu, Cerf, 1995, Ed° de 2002, Cogitatio Fidéi n° 176, p.546ss
(2) Une Nouvelle Chance pour l'Évangile, Vers une pastorale d'engendrement, publié sous la direction de P. Bacq et Christoph Théobald en 2004 chez Lumen Vitae/Novalis/Editions de l'Atelier, p.70 »
(3) Christoph Théobald , in La Révélation, Editions de l'Atelier, Paris 2001, p. 79
(4) Michel RONDET s.j., La Baume-les-Aix, Études Fév 97
(5) voir Pédagogie divine
(6) voir son commentaire de Jean déjà cité
(7) cf. Dieu nu d’Arnold ou mon Dieu dépouillé
(8) voir ma « danse trinitaire »
(9) sans vouloir rétablir le latin massacré d’antan, je dois avouer que la liturgie grégorienne a ainsi une harmonie particulière dans le chant pascal « Cognoverunt eum in fractione panis » que j’ai découvert il y a 30 ans dans un vieux monastère et qui danse encore dans ma mémoire.
PS : je reprends, expose à vos critiques et fusionne ici quelques réflexions croisées dans mes livres « Pastorale du Seuil » et « Chemins de miséricorde » (cf. Kobo).
PS2 : comme déjà précisé Il y a quelques jours, l’expression très imagée de danse que je développe beaucoup vient d’une expression des pères de l’Église : la perichorèse des personnes divines ou circumincession, que je traduis « danse trinitaire » car il s’agit d’un « jeu » entre les personnes divines unies et tournées l’une vers l’autre, comme l’exprime bien le prologue de Jean.
Cette harmonie entre les trois personnes jusque dans l’abaissement est à la fois lieu de contemplation et invitation. Il ne s’agit pas de fusion mais d’une distance au sens donné par Jean Luc Marion dans l’idole et la distance...
Je développe longuement les implications d’une telle lecture dans mon livre « danse trinitaire »téléchargeable gratuitement sur Kobo qui résume la thèse d’Emmanuel Durand sur la perichorèse, moins accessible.
C’est à cette danse que Dieu nous invite. J’ai joué de la flûte et vous n’avez pas dansé. Bien sûr la danse peut avoir d’autres acceptions mais elle me semble plus facile à percevoir en pastorale que perichorèse
Illustration : Arcabas
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