La charité chrétienne veut que nous ne soyons pas enfermés dans l'orgueil de croire que nous détenons seul la vérité et notre personnalisme foncier nous conduit à chercher chez tous hommes les traces de cette image de Dieu, voulue par le créateur. Cette ouverture à l'autre dans le mystère de sa conscience doit-il être cependant un aveuglement, une naïveté ? Doit-on pour cela renoncer à croire à ce qui fait l'essentiel de notre foi, la médiation unique et irremplaçable du Christ.
Il y a des limites à la thèse de Justin du "logos spermatikos". Pour Balthasar, "si l'auto-ouverture a priori de Dieu était "personnelle", l'individu dans les religions extra-bibliques, n'a-t-il pas réagi personnellement à cette révélation, ou n'a-t-il pas objectivé plus expressément ce facteur personnel ? (...) sans doute ces révélations furent aussi employées dans les prières et les sacrifices (...) mais reste sous développé le sens de la personnalité authentique." Pour lui, seul le christianisme détaché de subjectivité spirituelle reçoit une parole explicite de mission qui garantit à l'homme son unicité qualitative parce qu'elle la lui donne. "ils ont des yeux et ne voient pas" Ps 115 5,7)
Henri de Lubac a démasqué le fantôme d'une natura pura possible, mais aussi repoussé la limitation correspondante de l'horizon de la créature raisonnable comme telle à l'être analogue général (ens ut sic) qui ne devrait être élevé que par un existential surnaturel particulier au desiderium du Dieu vivant, tel qu'il est en lui-même. (1) On peut cependant continuer à confronter ces affirmations à la question fondamentale suivante : si Dieu est vraiment miséricordieux, pourquoi laisser 5 milliards d'être sans la révélation... et 1 milliard de privilégié ?
Je crois que la réponse est dans la tension entre ces deux thèses paradoxales et complémentaires.
(1) Urs von Balthasar, ibid DD 2,2 p. 330
3 commentaires:
Il me semble que cette note confond deux choses (ou du moins court le danger de le faire). Que tous les hommes, sans exception, aient été créés à l'image de Dieu, voilà qui ressort clairement de la Bible. Et Dieu aime chacune de ses créatures, quelle que soit sa spiritualité, d'un amour inouï. Ce à quoi il nous faut résister est la tentation de glisser de là, soit vers l'universalisme (tous les hommes seront sauvés), soit vers une forme d'indifférento-syncrétisme (on peut être sauvé quelle que soit sa religion). Jésus n'avait certainement pas le sentiment de proposer un chemin parmi d'autres... "Nul ne vient au Père que par moi" (Jean 14, 6); "Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l'a fait connaître" (Jean 1, 18). Il n'y a aucune arrogance à nous dire porteurs de la vérité, puisque nous l'avons reçue de celui qui est la vérité. L'arrogance serait au contraire de la rejeter. L'amour de Dieu pour ses créatures, nous le manifestons en proclamant au monde l'évangile du salut, qui est offert à tous : "Jésus-Christ est le Seigneur". C'est par la conversion à Jésus qu'amour universel et vérité exclusive se voient réconciliés.
Reste cette douloureuse question : si le salut se trouve uniquement dans le christianisme, est-ce que cela veut dire que seules les terres de chrétienté, en bleu dans mon atlas d'enfance, seront sauvées ? C'est une question à la fois naïve et dévastatrice. La clé est de comprendre que Dieu se fiche éperdument de la "chrétienté". Il divise l'humanité en deux groupes : ceux qui se sont repentis de leur péché, ont cru et ont été couverts par le sang de l'agneau, et ceux qui demeurent dans leur péché. Ce milliard de personnes auquel vous faites allusion (j'imagine que vous voulez parler des baptisés catholiques) sont dans leur immense majorité non convertis. A l'inverse, Dieu continue d'appeller à lui ses élus des quatre coins de la terre. Et la manière dont il le fait dépasse notre entendement. Même dans les terres où il n'y a aucun chrétien, où l'évangile est interdit, des hommes et des femmes se convertissent chaque jour. Si l'on comprend cela, il me semble que la question perd l'essentiel de sa force.
Mais le plus important est toujours de se rappeler que c'est précisément parce qu'un seul chemin mène au Père que le Fils nous a laissé cette dernière instruction : "Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit" (Matt. 28, 19). Penser autrememnt serait le trahir.
Je ne pense pas que nous soyons très éloignés sur le fond. Mais la question de l'évangélisation, de sa forme en tout cas, reste pour moi délicate à appréhender. Si elle consiste à condamner et à juger, est-elle fidèle à l'enseignement du Christ ? Si elle respecte le chemin de l'homme, est-elle fidèle à l'invocation ? Là encore, je laisse ouvert une tension... Pour moi, la réponse Mat 28 doit aussi se lire en parallèle du texte sur le bon grain et l'ivraie...
Je comprends tout à fait vos scrupules. Précher l'évangile avec force a toujours été difficile, et l'est d'autant plus dans de vieilles terres de chrétienté comme la France, où l'"évangélisation" s'est souvent faite à la pointe de l'épée. Mais comme toujours, en passant d'un extrême à l'autre, on ne s'approche pas de la vérité. Je crois qu'il nous faut cesser de regarder en nous-mêmes et voir ce que la Parole de Dieu a à nous dire sur la question de la prédication. L'un des plus extraordinaires versets de la Bible est à mon sens 1 Cor. 1, 22-24: "Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs". Tout est là-dedans. "Nous préchons" : nous instruisons dans une vérité supérieure, avec autorité ; "Christ" : pas une morale ou un vague concept de divinité, mais l'unique médiateur Dieu le FIls ; "crucifié" : centralité du calvaire, élément fondateur de la foi chrétienne ; "scandale et folie" : personne ne veut entendre ce message qui force l'homme à prendre parti, à accepter ou refuser ce sacrifice pour ses péchés ; il ne faut donc pas s'étonner des résistances et des oppositions -- mais notre devoir est bien de précher ce message-là, et non un autre dilué et plus facile à entendre ; "sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés" : rien dans la réponse à la prédication ne dépend de nous, mais de Dieu lui-même qui appelle les siens en touchant leurs coeurs. Mais la manière qu'il a ordonnée pour que ses élus viennent à lui est la prédication de l'évangile, comme le faisait déjà Paul à Corinthe.
Donc, je ne vois pas bien en quoi la prédication "juge et condamne". Ce qui juge et condamne, c'est la Parole de Dieu, pas nous. L'évangile divise, comment pourrait-il en être autrement ? Jésus lui-même nous l'a dit : "je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée" (Mt 10, 34). Certains répondront à l'appel, d'autres pas. Le meilleur signe que vous préchez l'évangile, c'est de recevoir des réactions hostiles (en même temps que d'autres plus ouvertes). C'était le cas de Paul à Athènes : "Lorsqu'ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, et les autres dirent: Nous t'entendrons là-dessus une autre fois" (Actes 17, 32). Et encore les athéniens étaient-ils assez civilisés ; à Derbe il fut lapidé et laissé pour mort le long de la route (Actes 14, 19).
Quant à "respecter le chemin de l'homme", Jésus n'avait pas l'habitude de le faire. Paul vaquait-il à ses occupations habituelles sur la route de Damas, "respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur" (Actes 9, 1) ? Dieu le foudroie, le conquiert comme un des siens et le renvoie dans la direction opposée. Jésus et l'évangile ne respectent rien, c'est bien pour cela qu'ils sont haïs partout et toujours !
Je crois que la parabole du bon grain et de l'ivraie s'applique à une situation différente. Elle nous prévient que dans l'église (déjà née de la prédication de l'évangile), le diable viendra s'incruster. Mais Dieu fera justice de cela au dernier jour.
Une perspective catholique sur la question que je trouve passionnante est la première méditation de l'Avent du Père Raniero Cantalamessa, le prédicateur de la maison pontificale. Ou comment Rome redécouvre (enfin !) la puissance - et l'absolue nécessité - du kérygme : http://www.cantalamessa.org/fr/ 2005Avvento_1.htm. Je pense qu'elle vous intéresserait.
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