Trinité et danse 50.4.2
Comme annoncé voici une longue suite au billet précédent qui ne faisait qu’effleurer le sujet….
Danse tragique
« Si l’on prend en compte l’humanité pleine et entière du Fils, il semble que l’on ne peut effacer la douleur, au risque de faire de l’expérience de la Croix un simulacre, loin de notre propre expérience de la souffrance. Dans le ballet tragique qui se joue ici, Jésus n’est pas, comme le souligne Hans Urs von Balthasar dans sa Dramatique divine, un acteur d’une scène de théâtre. Il vit, souffre et meurt, comme l’ont fait et le feront tant d’hommes. Ce qui se joue sur la Croix est donc au cœur de notre humanité, de notre économie(2). La danse tragique d’un Dieu qui vient habiter notre chair va jusqu’à éprouver à nos côtés le tourment, jusqu’au sentiment d’abandon qui lui est caractéristique(3). Dans la danse, le Fils n’a « pas oublié une passe », il a été flagellé sous les ordres de Pilate, crucifié. Il a souffert la Passion.
Et pourtant – c’est l’espérance de notre foi – nous croyons qu’au-delà de cette humanité blessée et compatissante du Fils qui meurt sur la Croix pour accompagner l’homme jusqu’au bout de ses souffrances, le Fils de l’homme n’était pas seul, même s’il a pu être privé, comme le seront tant d’hommes, de ce secours d’un Dieu compatissant.
La danse tragique du Père, son rôle pré-décidé pourrait être, comme le pensent certains, de ne rien dire tout en ressentant dans sa tendresse de Père le gouffre de cette souffrance de l’être aimé. D’une certaine manière, on peut affirmer, à leurs côtés, que si Dieu n’était pas atteint par la mort du Fils, alors il ne pourrait être ce Dieu d’amour, il ne pourrait être Père [et Mère]. Un Père peut-il voir son enfant mourir sans être pris aux entrailles ? Le terme n’est d’ailleurs pas nouveau. On trouve souvent cette compassion de Dieu dans des textes plus anciens. Jusqu’à y mêler la notion de paternité et de maternité.
Ils ont déjà conduit Dieu à entrer dans la danse, comme en Exode 3, où Dieu se révèle dans le buisson ardent pour exprimer la tendresse d’un Père qui souffre de voir ses fils réduits à l’esclavage (4)
Entre le Fils et le Père, apparaît aussi, plus que jamais, la force de l’Esprit. Elle se manifeste dans ce soutien du Fils, dans cette force qui lui permet d’avancer et de dire « Me voici ». Comment un homme aurait-il pu faire le pas, entrer dans la danse, sans cette force d’amour qui inondait le Fils et lui faisait prendre conscience de la musique du Père ? Comment qualifier l’Esprit ? Musique intérieure, force de vie quand la mort emplit l’homme de son ombre ? C’est le mystère de Dieu. Mais nous le sentons bien, là où Pierre, comme tout homme, aurait reculé, le Christ est habité d’autre chose, de ce lien qui fait de lui un homme et aussi plus qu’un homme, un homme de Dieu, un Fils.
Arrêtons-nous un peu. Prenons de la distance sur ce qui se joue dans cet instant sublime. Ne voit-on pas, ici, plus qu’ailleurs, les pas d’une danse tragique, dont la musique était conçue dans le sein du Père de toute éternité, mais qui attendait l’Heure, ce temps sublime, où les danseurs étaient prêts à exécuter leurs mouvements, en toute liberté, pour révéler au monde la danse d’un Dieu amour en trois personnes ?
Le danger, porté par une vision platonicienne d’un Dieu qui est loin des hommes est de croire que la Trinité des personnes divines est un vase clos, fermé sur lui-même. Ce n’est pas la révélation du Dieu biblique. Bien au contraire, ce qui nous est révélé est un Dieu qui intervient humblement dans l’histoire. Au-delà de la fidélité immuable de Dieu, le mouvement des personnes divines va ainsi jusqu’à être source d’un débordement, d’un jaillissement. Au sein même du ballet tragique qui se joue, au cœur même de la danse trinitaire, Dieu se donne et s’étend, ne se limite pas… Il tend vers plus… Alors du cœur transpercé jaillit ce qui reposait caché au sein même du Fils, un jet de sang et d’eau, de vie partagée et redonnée, un fleuve immense qui invite à la danse…
Croix et résurrection – une clé de lecture
Sur ce sujet, le théologien Joseph Moingt (5) nous invite à percevoir en quoi ce sommet de la révélation n’est que la phase visible d’un long processus complexe qui ne se réduit pas la seule préexistence de l’homme Jésus, mais s’étend dans ce que je qualifierais, à l’écoute de ses mots, comme une danse plus vaste, la danse préliminaire du Dieu trinitaire, c’est-à-dire un jeu sublime où Dieu n’a cessé de danser vers la Croix et la Résurrection. Il nous faut, pour cela, faire marche arrière, remonter dans le temps, pour percevoir ces traces multiples du Verbe, c’est-à-dire tous ces lieux où les mouvements de Dieu ne se réduisent pas à un Dieu lointain, un Dieu bien connu, mais plutôt aux pas de Dieu vers l’homme.
Comme les apôtres qui depuis le tombeau vide sont face au grand saut de la foi, nous sommes invités à creuser ce qui dans notre histoire est « trace » de la danse de Dieu.
Cela passe, pour les premiers disciples de Jésus, à l’image des compagnons d’Emmaüs, par un long travail de compréhension des écritures, sous l’éclairage de ce prisme nouveau. La clé de la lecture de l’action de Dieu dans le monde, comme dans nos vies, est dévoilée dans la croix et la résurrection. C’est forts de cette découverte que nous devons revenir sur nos pas, comprendre le passé à la lumière de ce dévoilement fragile donné dans la Passion.
« Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? " Et commençant par Moïse et (continuant) par tous les prophètes, il leur expliqua, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. » Luc 24, 26-27
C’est ce travail de « retour arrière » que je vous invite à parcourir avec, comme clé, cette vision des mouvements de Dieu, cette danse où le Père s’efface pour laisser le Fils être lui-même mourant, afin que l’Esprit agisse…
La danse préliminaire
La première vision rétrospective est celle des mouvements du Fils vers l’homme. Il nous a fallu contempler dans un lent ralenti arrière ce que nous avons tendance à lire chronologiquement. La dernière image donnée sur la croix, nous l’avons noté(6), est le « j’ai soif », qui exprime, ces multiples facettes, cette danse inouïe de Dieu vers l’homme. On peut y voir le cri du supplicié, mais nous avons souligné aussi, entre-les-lignes, le « j’ai soif de toi » qui transparaît, quand nous reculons dans le temps et contemplons le Fils à genoux devant Pierre et Judas (Jn 13), alors même que l’un et l’autre vont renier leur amour. Ici s’éclaire la danse fragile de celui qui aime et qui invite, par le comble d’une faiblesse, et d’un agenouillement, l’homme à danser les pas de Dieu.
Cette danse n’est pas moins tragique que celle de la Croix. Elle est celle d’un fils qui sait combien ceux qu’il aime refuseront de danser, mais qui n’en effectue pas moins les pas, parce que si l’homme ne danse pas, Dieu ne cesse de danser. La musique de l’amour n’a de cesse de résonner aux oreilles du Fils. En cela, il danse avec le Père qui « ne veu[t] pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (cf. Ez 18, 21). Il rejette tout jugement pour n’être qu’amour et compassion.
Dans la tête de Pierre, qui ne sait pas où conduisent les pas de Jésus, le geste du lavement des pieds n’a pas de sens. C’est pourquoi il le refuse d’abord. Ce n’est qu’éclairé par la Croix que le lecteur pourra comprendre à la fois ce qui s’est joué et le refus du disciple. C’est pourquoi, sans le savoir, notre lecture est une lecture en « marche arrière »…
Continuons notre remontée dans le temps. Nous avons vu Marie de Béthanie qui a compris la danse et qui s’est agenouillée devant l’homme-Dieu. À ses côtés, Judas ne veut pas danser. Il juge et critique, évalue le poids du parfum et pense à une autre « économie »…
Plus en amont, nous avons vu le Fils qui s’est agenouillé par deux fois devant la femme adultère. Danse sublime de Jésus qui refuse le quadrille des pharisiens au profit d’une invitation à l’amour plus vaste, plus ouverte. Il s’abaisse et se relève avant d’inviter l’homme à danser la danse de Dieu en oubliant celle des hommes : « va et ne pêche plus ». Quelle musique sublime n’a éveillé chez nous un air plus symphonique que cette confiance renouvelée dans l’homme ? Elle résonne avec la danse du père qui court enlacer le fils prodigue, elle s’anime à l’image d’un Jésus que l’on pourrait imaginer, dans la même lancée, comme descendant en courant la colline jusqu’à Jéricho pour venir danser avec Zachée : Descendre à Jéricho, nous l’avons noté chez les Pères de l'Église, c’est, à l’inverse de la montée vers Jérusalem, une descente vers le monde.
Continuons notre mouvement inversé. Nous avons vu Jésus à l’heure la plus chaude. La Samaritaine qui n’ose plus danser avec les hommes, près du puits des amours d’antan, a reçu une invitation amoureuse. « J’ai envie de danser avec toi » peut-on entendre à travers les lignes dans ce « donne-moi à boire ». Et oubliant les convenances, la voici qui danse de joie, va chercher ceux mêmes qu’elle fuyait à l’heure la plus chaude, pour les inviter à la danse.
Reculons encore. Nicodème ne vient pas à l’heure du jour, mais à l’heure de la nuit. Il n’a pas encore entendu la musique de Dieu. Jésus l’invite pourtant à l’incroyable mouvement intérieur qui consiste à laisser les pas des hommes pour une musique nouvelle. Viens danser les pas de Dieu… Si tu ne meurs pas, tu ne pourras valser dans l’amour éternel…
Danse baptismale
Chez les synoptiques, le récit du baptême, met en lumière, là encore, les pas invisibles. Le fils s’enfonce dans l’eau de la mort, à la suite de l’humanité blessée. Alors le Père se manifeste comme présent, dans la danse de la colombe, symbole imagé, mais expressif de cette symphonie trinitaire. Ce signe pourrait paraître surfait en lecture avant. En lecture arrière, il se lit comme une répétition de la danse tragique. Éclairé par la Mort, il devient signe de vie et de renaissance. En plongeant dans l’eau du Jourdain, Jésus s’enfonce symboliquement dans la mort. L’eau profonde est symbole des ténèbres pour les juifs. Pourquoi le Fils de Dieu accepte-t-il d’y pénétrer ? Sans notre clé de lecture, le texte n’est qu’un récit imagé. À la lumière de la croix et de la résurrection, c’est la danse des trois Personnes qui apparaît ici révélée.
On rejoint d’ailleurs d’autres symboliques de l’Évangile. Ce sera ainsi les pas dansants de l’homme-Dieu sur le lac de la mort. Ce peut être aussi ce repas partagé, où le Corps est distribué, partagé au monde. Dieu nous invite à une danse nouvelle. Le baptême est l’apprentissage de ce premier pas de deux…
La danse de la naissance
Dans la poésie de Luc ou de Matthieu, la danse peut alors prendre forme dans la contemplation de ce fils nouveau-né, signe de l’amour du Père. À la différence de Marc ou de Jean, ils iront plus loin dans leur « parcours arrière ». Chez Luc, on notera le tressaillement de Jean-Baptiste au sein d’Élisabeth, à la venue de son cousin, comme l’illustration d’une valse particulière, celle du don de Dieu qui s’est fait chair et auquel l’Esprit répond par un tressaillement d’allégresse.
Et dans la joie de cette contemplation, on peut comprendre comment les deux évangélistes veulent inviter à danser les bergers ou les mages. Car rien n’est plus sublime, à la lumière glorieuse de la Croix, que ce mystère d’un enfant qui va naître. Pour eux, dès la naissance, se révèle la symphonie de Dieu.
La danse du verbe et de l'esprit
Le chemin arrière peut être poursuivi. Peut-être avec moins de clarté dans une lecture littérale. L’Ancien Testament est rempli de ces mouvements de Dieu vers l’homme. L’étude des théophanies dévoile les pas de danse, souvent présentés en variations symphoniques d’un style littéraire défini. Doit-on y voir les traces spécifiques du Verbe ou de l’Esprit ? Il me semble que le plus simple et, probablement, le moins « dangereux » théologiquement, est de saisir, un peu comme le sous-entend J. Moingt, qu’il s’agit d’une série de mouvements où l’unité de Dieu prime sur la différence. Ce qui se révèle dans le « Malak », cet ange qui apparaît avant chaque manifestation de Dieu dans l’Ancien Testament, ou même dans le récit imagé des trois visiteurs de Mambré, c’est qu’il n’y a pas ici un Dieu « bien connu » au sens d’un monstre impassible et froid, mais la perception par un peuple, de la danse de Dieu vers l’homme, une succession de rencontre et d’agenouillements croisés entre l’homme et Dieu.
Arrêtons-nous par exemple sur ces chefs d’œuvre littéraire de l’Exode. La lecture littérale du buisson ardent nous introduit déjà à une danse, celle de Moïse qui « retire ses sandales ». La relecture, en « marche arrière » depuis la Croix, comme a pu la faire déjà Grégoire de Nysse dans sa Vie de Moïse, nous fait apercevoir, dans la danse du feu sur le buisson-ardent, les traces d’un Christ qui meurt, sans consumer le buisson, c’est-à-dire qui demeure Fils. La mort n’aura pas de prise sur l’homme-Dieu.
On perçoit alors que la danse de l’homme vers Dieu se fait devant celle de Dieu vers l’homme et notre contemplation ne peut alors se contenter d’un mouvement arrière, elle doit faire des « allers et retours » entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, entre toutes les danses de l’homme et tout ce qui transparaît de la danse trinitaire.
Cette compréhension était cachée par le voile des hommes. Il nous fallait cette clé de lecture particulière du Fils et de l’Esprit. Comme l’affirmait déjà Origène : « Avant la venue du Christ, la loi et les prophètes ne contenaient pas l’annonce qui implique la définition du mot évangile. [Avec le Christ] (...) "un peu de levain fait lever la pâte" (Ga 5, 9). Car, enlevant le voile (2 Co 3, 15) qui recouvrait la loi et les prophètes, Il montra le caractère divin de toutes les Écritures ».
Cela n’empêche pas les apôtres et, à leur suite, les Pères de l'Église de chercher à saisir la présence et la danse des personnes divines dans l’Écriture. Ainsi pour Paul, la marche des Hébreux au désert était-elle accompagnée par le Christ : « Un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher c’était le Christ » (1 Co 10, 1-4), alors que Grégoire de Nysse confirmera plus tard ce que Luc affirmait déjà en Lc 1 : la nuée, c’était « la grâce de l’Esprit-Saint »
Au bout du voyage peut-on voir la danse du vent sur les eaux ? Au-dessus du Tohu wâbohû, de ce chaos originel, l’Esprit plane et imprime déjà sur l’eau froide les rides d’une danse, un entre-les-lignes où Dieu se révèle.
On peut alors contempler soudain, comme si un voile s’était déchiré, que la création même de Dieu serait un agenouillement devant l’homme. Un don où, pour reprendre les termes de J.L. Marion, le donateur s’efface et disparaît.
C’était déjà l’affirmation de Fairbairn, en 1894, qui n’approuvait pas l’idée que la kénose divine ne devienne évidente que dans l’Incarnation. Cela pouvait trop facilement « suggérer [pour lui] deux types de Dieu différents. Au lieu de cela, [Faibairn] insiste sur le fait que la création elle-même montre un modèle similaire, Dieu faisant place à ce qu’il crée ».
Le sens de ce travail de relecture n’est donc pas anodin. Il rejoint aussi celui des Pères de l'Église qui n’ont eu de cesse de retraverser l’Écriture, à la recherche de ces traces. Nous devons écouter ces lectures spirituelles, ces méditations, qui prennent distance sur l’histoire et ne cessent de mêler le passé avec la révélation du Christ, comme des invitations à la contemplation de la danse de Dieu dans nos vies…
2ème Mouvement
1er pas – Étienne
Nous avons fait un long chemin vers le passé. Voyons maintenant comment la danse rythme le mouvement du monde après la révélation finale. On peut commencer par l’allégresse d’Étienne, qui au soir de son supplice apparaît comme le premier danseur à la suite du Christ. Il voit les cieux s’ouvrir et la symphonie de Dieu emplit déjà son cœur. À cette union mystique, une invitation est faite. Elle plane sur l’entourage, s’efface comme une parcelle infime jusqu’à pénétrer dans le jeune homme qui garde les vêtements des persécuteurs. Son nom est Saul.
2ème pas – Paul
Au départ, il ne dansera pas la danse de Dieu, mais celle des hommes. N’y a-t-il pas pour nous ici un chemin d’espérance ? Celui qui était persécuteur est devenu apôtre. Il a reçu en lui cet ineffable appel, comme le feront tant d’autres. « Je suis celui que tu persécutes… » Viens plutôt danser avec moi…
Alors, celui que l’on croyait voué à la mort devient le fou de Dieu. Ce qui était scandale pour l’homme, il en a fait sa joie.
Les pas de l'Église
Il serait présomptueux de continuer ainsi à décrypter ce qui reste de l’ordre du mystère. La danse à laquelle nous invite Dieu est celle de l’amour. Elle n’exclut personne et pourtant, nous restons souvent sur le bord.
L’une des plus belles images de cette invitation à la danse, peut-être le mystère de l’Eucharistie, où cette table de la Parole et de la chair partagée peut être comprise comme l’invitation symbolique faite aux fidèles d’entrer dans la communion trinitaire. À la suite de Maxime le Confesseur, on peut entrer dans cette vision d’une Église qui s’ordonne autour du Christ.
Réduire l’eucharistie à la seule présence du Fils serait en effet en réduire le sens. Ce qui se joue, dans ce « faire mémoire », c’est la participation de l’humanité aux noces de l’Agneau, c’est-à-dire une invitation à entrer dans la danse des noces éternelles.
On peut simuler la danse, comme nous l’avons vu plus haut, à propos du lavement des pieds, où « danser sur les places » en allant jusqu’à cirer les chaussures de ceux qui les cirent…
Par sa Croix, Jésus nous a livré le sang et l’eau mêlés, symboles naissants d’un Esprit qui vient habiter en nous comme le fait le Corps partagé. N’est-ce pas à la danse trinitaire que nous sommes finalement conviés ?
Reprenons à ce sujet une belle image de J. Moingt : « Le Verbe s'éloigne du Père : il lui devient étranger. La même parole qui engendre le Verbe le sépare du Père, le tient à distance de lui, et cette distanciation est l'acte même de faire advenir autre chose entre eux. Rien ne peut s'interposer entre eux que du rien, rien de plein, rien qui soit quelque chose, seulement du néant, du vide, mais ce vide est infini, qui s'insinue dans la déchirure de l'être infini ; produit par l'éloignement du Verbe il n’est pas absolument rien, mais capacité de recevoir, suscitée et creusée par l'invitation que le Père adresse au Verbe à faire advenir de l'autre, de telle sorte que ce vide est aussitôt rempli par l’Esprit-Saint, qui est l'indéchirable communion du Père et du Verbe. L'Esprit remplit ce vide de la même manière qu’il circule entre eux deux et par l'acte même de les faire communiquer, (...) qui est d'être l'unité dans l'altérité : il prend dans le Verbe le désir que le Père y a mis de communiquer son bien (Jn 16,15) à d'autres êtres possibles, à des êtres que la liberté du Verbe de devenir autre est en puissance de faire advenir, et sollicité par le vide qui gémit de n'être rien de ce qu'il pourrait être (Rm 8, 22), l'Esprit se répand en lui en semence de vie : il rend effectif le partage de vie que rend possible (...) l'acte de se vider de son égalité avec le Père (Ph 2, 6), pour enrichir d'autres êtres de sa pauvreté (2 Co 8, 9), pour laisser se répandre en eux l'amour du Père en devenant lui-même ce rien qu'il appelle à exister de surcroît par participation à sa propre vie ».
Plus loin, il nous parle de la pleine « liberté et gratuité de donner et de recevoir » qui caractérise cet amour de Dieu. N’est-ce pas, au-delà de toutes les théologies d’un Dieu distant, le cœur de notre foi, que de croire en cet amour donné et partagé, comme dans une danse ?
« C'est la circulation de l'amour, de la béatitude et de la gloire (…) entre les Personnes divines qui se fait par l'excès même de ce qui se communique de la Trinité dans l'homme ».
Dans l’idéal, cette danse pourrait être vivante dans l'Église. Dans les faits, elle ne reste qu’une direction à suivre, un chemin… Ce décalage entre l'Église réelle et l'Église idéale a son équivalent entre notre désir de danser et notre capacité à rejoindre les pas de Dieu.
(1) Extrait de ma « danse trinitaire »
(2) cf. notamment le traité rahnérien sur la Trinité
(3) voir sur ce point la théologie d’Adrienne von Speier et son écho dans la Dramatique divine d’ Hans Urs von Balthasar
(4) voir mes essais et notamment Pédagogie divine
(5) cf. notamment Joseph Moingt, Dieu qui vient à l’homme, t. 2 p.196 sq
(6) cf. mes développements in « A genoux devant l’homme » également disponible gratuitement sur Kobo.com